Le Vicomte de Bragelonne Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre CXIX
Où Madame acquiert la preuve que l'on peut, en écoutant, entendre ce qui se dit

Il se fit un instant de silence comme si tous les bruits mystérieux de la nuit s’étaient tus pour écouter en même temps que Madame cette juvénile et amoureuse confidence. C’était à Raoul de parler. Il s’appuya paresseusement au tronc du grand chêne et répondit de sa voix douce et harmonieuse :
- Hélas ! mon cher de Guiche, c’est un grand malheur.
- Oh ! oui, s’écria celui-ci, bien grand !
- Vous ne m’entendez pas, de Guiche, ou plutôt vous ne me comprenez pas. Je dis qu’il vous arrive un grand malheur, non pas d’aimer, mais de ne savoir point cacher votre amour.
- Comment cela ? s’écria de Guiche.
- Oui, vous ne vous apercevez point d’une chose, c’est que maintenant ce n’est plus à votre seul ami, c’est-à-dire à un homme qui se ferait tuer plutôt que de vous trahir ; vous ne vous apercevez point, dis-je, que ce n’est plus à votre seul ami que vous faites confidence de vos amours, mais au premier venu.
- Au premier venu ! s’écria de Guiche ; êtes-vous fou, Bragelonne, de me dire de pareilles choses ?
- Il en est ainsi.
- Impossible ! Comment et de quelle façon serais-je donc devenu indiscret à ce point ?
- Je veux dire, mon ami, que vos yeux, vos gestes, vos soupirs parlent malgré vous ; que toute passion exagérée conduit et entraîne l’homme hors de lui-même. Alors cet homme ne s’appartient plus ; il est en proie à une folie qui lui fait raconter sa peine aux arbres, aux chevaux, à l’air, du moment où il n’a aucun être intelligent à la portée de sa voix. Or, mon pauvre ami, rappelez-vous ceci : qu’il est bien rare qu’il n’y ait pas toujours là quelqu’un pour entendre particulièrement les choses qui ne doivent pas être entendues.
De Guiche poussa un profond soupir.
- Tenez, continua Bragelonne, en ce moment vous me faites peine ; depuis votre retour ici, vous avez cent fois et de cent manières différentes raconté votre amour pour elle ; et cependant, n’eussiez-vous rien dit, votre retour seul était déjà une indiscrétion terrible. J’en reviens donc à conclure ceci : que, si vous ne vous observez mieux que vous ne le faites, un jour ou l’autre arrivera qui amènera une explosion. Qui vous sauvera alors ? Dites, répondez-moi. Qui la sauvera elle-même ? Car, toute innocente qu’elle sera de votre amour, votre amour sera aux mains de ses ennemis une accusation contre elle.
- Hélas ! mon Dieu ! murmura de Guiche.
Et un profond soupir accompagna ces paroles.
- Ce n’est point répondre, cela, de Guiche.
- Si fait.
- Eh bien ! voyons, que répondez-vous ?
- Je réponds que, ce jour-là, mon ami, je ne serai pas plus mort que je ne le suis aujourd’hui.
- Je ne comprends pas.
- Oui ; tant d’alternatives m’ont usé ! Aujourd’hui, je ne suis plus un être pensant, agissant ; aujourd’hui, je ne vaux plus un homme, si médiocre qu’il soit ; aussi, vois-tu, aujourd’hui mes dernières forces se sont éteintes, mes dernières résolutions se sont évanouies, et je renonce à lutter. Quand on est au camp, comme nous y avons été ensemble, et qu’on part seul pour escarmoucher, parfois on rencontre un parti de cinq ou six fourrageurs, et, quoique seul, on se défend ; alors, il en survient six autres, on s’irrite et l’on persévère ; mais, s’il en arrive encore, six, huit, dix autres à la traverse, on se met à piquer son cheval, si l’on a encore un cheval, ou bien on se fait tuer pour ne pas fuir. Eh bien ! j’en suis là : j’ai d’abord lutté contre moi-même ; puis contre Buckingham. Maintenant, le roi est venu ; je ne lutterai pas contre le roi, ni même, je me hâte de te le dire, le roi se retirât-il, ni même contre le caractère tout seul de cette femme. Oh ! je ne m’abuse point : entré au service de cet amour, je m’y ferai tuer.
- Ce n’est point à elle qu’il faut faire des reproches, répondit Raoul, c’est à toi.
- Pourquoi cela ?
- Comment, tu connais la princesse un peu légère, fort éprise de nouveauté, sensible à la louange, dût la louange lui venir d’un aveugle ou d’un enfant, et tu prends feu au point de te consumer toi-même ? Regarde la femme, aime-la ; car quiconque n’a pas le coeur pris ailleurs ne peut la voir sans l’aimer. Mais, tout en l’aimant, respecte en elle, d’abord, le rang de son mari, puis lui-même, puis, enfin, ta propre sûreté.
- Merci, Raoul.
- Et de quoi ?
- De ce que, voyant que je souffre par cette femme, tu me consoles, de ce que tu me dis d’elle tout le bien que tu en penses et peut-être même celui que tu ne penses pas.
- Oh ! fit Raoul, tu te trompes, de Guiche, ce que je pense je ne le dis pas toujours, et alors je ne dis rien ; mais, quand je parle, je ne sais ni feindre ni tromper, et qui m’écoute peut me croire.
Pendant ce temps, Madame, le cou tendu, l’oreille avide, l’oeil dilaté et cherchant à voir dans l’obscurité, pendant ce temps, Madame aspirait avidement jusqu’au moindre souffle qui bruissait dans les branches.
- Oh ! je la connais mieux que toi, alors ! s’écria de Guiche. Elle n’est pas légère, elle est frivole ; elle n’est pas éprise de nouveauté, elle est sans mémoire et sans foi ; elle n’est pas purement et simplement sensible aux louanges, mais elle est coquette avec raffinement et cruauté. Mortellement coquette ! oh ! oui, je le sais. Tiens, crois-moi, Bragelonne, je souffre tous les tourments de l’enfer ; brave, aimant passionnément le danger, je trouve un danger plus grand que ma force et mon courage. Mais, vois-tu, Raoul, je me réserve une victoire qui lui coûtera bien des larmes.
Raoul regarda son ami, et, comme celui-ci, presque étouffé par l’émotion, renversait sa tête contre le tronc du chêne :
- Une victoire ! demanda-t-il, et laquelle ?
- Laquelle ?
- Oui.
- Un jour, je l’aborderai ; un jour, je lui dirai : « J’étais jeune, j’étais fou d’amour ; j’avais pourtant assez de respect pour tomber à vos pieds et y demeurer le front dans la poussière si vos regards ne m’eussent relevé jusqu’à votre main. Je crus comprendre vos regards, je me relevai, et, alors, sans que je vous eusse rien fait que vous aimer davantage encore, si c’était possible, alors vous m’avez, de gaieté de coeur, terrassé par un caprice, femme sans coeur, femme sans foi, femme sans amour ! Vous n’êtes pas digne, toute princesse de sang royal que vous êtes, vous n’êtes pas digne de l’amour d’un honnête homme ; et je me punis de mort pour vous avoir trop aimée, et je meurs en vous haïssant. »
- Oh ! s’écria Raoul épouvanté de l’accent de profonde vérité qui perçait dans les paroles du jeune homme, oh ! je te l’avais bien dit, de Guiche, que tu étais un fou.
- Oui, oui, s’écria de Guiche poursuivant son idée, puisque nous n’avons plus de guerres ici, j’irai là-bas, dans le Nord, demander du service à l’Empire, et quelque Hongrois, quelque Croate, quelque Turc me fera bien la charité d’une balle.
De Guiche n’acheva point, ou plutôt, comme il achevait, un bruit le fit tressaillir qui mit sur pied Raoul au même moment.
Quant à de Guiche, absorbé dans sa parole et dans sa pensée, il resta assis, la tête comprimée entre ses deux mains.
Les buissons s’ouvrirent, et une femme apparut devant les deux jeunes gens, pâle, en désordre. D’une main, elle écartait les branches qui eussent fouetté son visage, et, de l’autre, elle relevait le capuchon de la mante dont ses épaules étaient couvertes.
A cet oeil humide et flamboyant, à cette démarche royale, à la hauteur de ce geste souverain, et, bien plus encore qu’à tout cela, au battement de son coeur, de Guiche reconnut Madame, et, poussant un cri, il ramena ses mains de ses tempes sur ses yeux.
Raoul, tremblant, décontenancé, roulait son chapeau dans ses mains, balbutiant quelques vagues formules de respect.
- Monsieur de Bragelonne, dit la princesse, veuillez, je vous prie, voir si mes femmes ne sont point quelque part là-bas dans les allées ou dans les quinconces. Et vous, monsieur le comte, demeurez, je suis lasse, vous me donnerez votre bras.
La foudre tombant aux pieds du malheureux jeune homme l’eût moins épouvanté que cette froide et sévère parole.
Néanmoins, comme, ainsi qu’il venait de le dire, il était brave, comme il venait, au fond du coeur, de prendre toutes ses résolutions, de Guiche se redressa, et, voyant l’hésitation de Bragelonne, lui adressa un coup d’oeil plein de résignation et de suprême remerciement.
Au lieu de répondre à l’instant même à Madame, il fit un pas vers le vicomte, et, lui tendant la main que la princesse lui avait demandée, il serra la main toute loyale de son ami avec un soupir, dans lequel il semblait donner à l’amitié tout ce qui restait de vie au fond de son coeur.
Madame attendit, elle si fière, elle qui ne savait pas attendre, Madame attendit que ce colloque muet fût achevé.
Sa main, sa royale main demeura suspendue en l’air, et, quand Raoul fut parti, retomba sans colère, mais non sans émotion, dans celle de Guiche.
Ils étaient seuls au milieu de la forêt sombre et muette, et l’on n’entendait plus que le pas de Raoul s’éloignant avec précipitation par les sentiers ombreux.
Sur leur tête s’étendait la voûte épaisse et odorante du feuillage de la forêt, par les déchirures duquel on voyait briller cà et là quelques étoiles.
Madame entraîna doucement de Guiche à une centaine de pas de cet arbre indiscret qui avait entendu et laissé entendre tant de choses dans cette soirée, et, le conduisant à une clairière voisine qui permettait de voir à une certaine distance autour de soi :
- Je vous amène ici, dit-elle toute frémissante, parce que là-bas où nous étions, toute parole s’entend.
- Toute parole s’entend, dites-vous, madame ? répéta machinalement le jeune homme.
- Oui.
- Ce qui veut dire ? murmura de Guiche.
- Ce qui veut dire que j’ai entendu toutes vos paroles.
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! il me manquait encore cela ! balbutia de Guiche.
Et il baissa la tête comme fait le nageur fatigué sous le flot qui l’engloutit.
- Alors, dit-elle, vous me jugez comme vous avez dit ?
De Guiche pâlit, détourna la tête et ne répondit rien ; il se sentait près de s’évanouir.
- C’est fort bien, continua la princesse d’un son de voix plein de douceur ; j’aime mieux cette franchise qui doit me blesser qu’une flatterie qui me tromperait. Soit ! selon vous, monsieur de Guiche, je suis donc coquette et vile.
- Vile ! s’écria le jeune homme, vile, vous ? Oh ! je n’ai certes pas dit, je n’ai certes pas pu dire que ce qu’il y a au monde de plus précieux pour moi fût une chose vile ; non, non, je n’ai pas dit cela.
- Une femme qui voit périr un homme consumé du feu qu’elle a allumé et qui n’éteint pas ce feu est, à mon avis, une femme vile.
- Oh ! que vous importe ce que j’ai dit ? reprit le comte. Que suis-je, mon Dieu ! près de vous, et comment vous inquiétez-vous même si j’existe ou si je n’existe pas ?
- Monsieur de Guiche, vous êtes un homme comme je suis une femme, et, vous connaissant ainsi que je vous connais, je ne veux point vous exposer à mourir ; je change avec vous de conduite et de caractère. Je serai, non pas franche, je le suis toujours, mais vraie. Je vous supplie donc, monsieur le comte, de ne plus m’aimer et d’oublier tout à fait que je vous aie jamais adressé une parole ou un regard.
De Guiche se retourna, couvrant Madame d’un regard passionné.
- Vous, dit-il, vous vous excusez ; vous me suppliez, vous !
- Oui, sans doute ; puisque j’ai fait le mal, je dois réparer le mal. Ainsi, monsieur le comte, voilà qui est convenu. Vous me pardonnerez ma frivolité, ma coquetterie. Ne m’interrompez pas. Je vous pardonnerai, moi, d’avoir dit que j’étais frivole et coquette, quelque chose de pis, peut-être ; et vous renoncerez à votre idée de mort, et vous conserverez à votre famille, au roi et aux dames un cavalier que tout le monde estime et que beaucoup chérissent.
Et Madame prononça ce dernier mot avec un tel accent de franchise et même de tendresse, que le coeur du jeune homme sembla prêt à s’élancer de sa poitrine.
- Oh ! madame, madame !... balbutia-t-il.
- Ecoutez encore, continua-t-elle. Quand vous aurez renoncé à moi, par nécessité d’abord, puis pour vous rendre à ma prière, alors vous me jugerez mieux, et, j’en suis sûre, vous remplacerez cet amour, pardon de cette folie, par une sincère amitié que vous viendrez m’offrir, et qui, je vous le jure, sera cordialement acceptée.
De Guiche, la sueur au front, la mort au coeur, le frisson dans les veines, se mordait les lèvres, frappait du pied, dévorait, en un mot, toutes ses douleurs.
- Madame, dit-il, ce que vous m’offrez là est impossible et je n’accepte point un pareil marché.
- Eh quoi ! dit Madame, vous refusez mon amitié ?...
- Non ! non ! pas d’amitié, madame, j’aime mieux mourir d’amour que vivre d’amitié.
- Monsieur le comte !
- Oh ! madame, s’écria de Guiche, j’en suis arrivé à ce moment suprême où il n’y a plus d’autre considération, d’autre respect que la considération et le respect d’un honnête homme envers une femme adorée. Chassez-moi, maudissez-moi, dénoncez-moi, vous serez juste ; je me suis plaint de vous, mais je ne m’en suis plaint si amèrement que parce que je vous aime ; je vous ai dit que je mourrai, je mourrai ; vivant, vous m’oublierez ; mort, vous ne m’oublierez point, j’en suis sûr.
Et cependant, elle, qui se tenait debout et toute rêveuse, aussi agitée que le jeune homme, détourna un moment la tête, comme un instant auparavant il venait de la détourner lui-même.
Puis après un silence :
- Vous m’aimez donc bien ? demanda-t-elle.
- Oh ! follement. Au point d’en mourir, comme vous le disiez. Au point d’en mourir, soit que vous me chassiez, soit que vous m’écoutiez encore.
- Alors, c’est un mal sans espoir, dit-elle d’un air enjoué, un mal qu’il convient de traiter par les adoucissants. 0à ! donnez-moi votre main... Elle est glacée !
De Guiche s’agenouilla, collant sa bouche, non pas sur l’une, mais sur les deux mains brûlantes de Madame.
- Allons, aimez-moi donc, dit la princesse, puisqu’il n’en saurait être autrement.
Et elle lui serra les doigts presque imperceptiblement, le relevant ainsi, moitié comme eût fait une reine, et moitié comme eût fait une amante.
De Guiche frissonna par tout le corps.
Madame sentit courir ce frisson dans les veines du jeune homme, et comprit que celui-là aimait véritablement.
- Votre bras, comte, dit-elle, et rentrons.
- Ah ! madame, lui dit le comte chancelant, ébloui, un nuage de flamme sur les yeux. Ah ! vous avez trouvé un troisième moyen de me tuer.
- Heureusement que c’est le plus long, n’est-ce pas ? répliqua-t-elle.
Et elle l’entraîna vers le quinconce.

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