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Chapitre CXXIII
Le labyrinthe

De Saint-Aignan ne cherchait que des renseignements et trouvait une aventure. C’était du bonheur.
Curieux de savoir pourquoi et surtout de quoi cet homme et cette femme causaient à une pareille heure et dans une si singulière situation, de Saint Aignan se fit tout petit et arriva presque sous les bâtons de l’échelle.
Alors, prenant ses mesures pour être le plus confortablement possible, il s’appuya contre un arbre et écouta.
Il entendit le dialogue suivant.
C’était la femme qui parlait.
- En vérité, monsieur Manicamp, disait-elle d’une voix qui, au milieu des reproches qu’elle articulait, conservait un singulier accent de coquetterie, en vérité, vous êtes de la plus dangereuse indiscrétion. Nous ne pouvons causer longtemps ainsi sans être surpris.
- C’est très probable, interrompit l’homme du ton le plus calme et le plus flegmatique.
- Eh bien ! alors, que dira-t-on ? Oh ! si quelqu’un me voyait, je vous déclare que j’en mourrais de honte.
- Oh ! ce serait un grand enfantillage et dont je vous crois incapable.
- Passe encore s’il y avait quelque chose entre nous ; mais se faire tort gratuitement, en vérité, je suis bien sotte. Adieu, monsieur de Manicamp !
« Bon ! je connais l’homme ; à présent, je vais voir la femme » se dit de Saint-Aignan guettant aux bâtons de l’échelle l’extrémité de deux jambes élégamment chaussées dans des souliers de satin bleu de ciel et dans des bas couleur de chair.
- Oh ! voyons, voyons ; par grâce, ma chère Montalais, s’écria de Manicamp, ne fuyez pas, que diable ! j’ai encore des choses de la plus haute importance à vous dire.
« Montalais ! pensa tout bas de Saint-Aignan ; et de trois ! Les trois commères ont chacune leur aventure ; seulement il m’avait semblé que l’aventure de celle-ci s’appelait M. Malicorne et non de Manicamp. » A cet appel de son interlocuteur, Montalais s’arrêta au milieu de sa descente.
On vit alors l’infortuné de Manicamp grimper d’un étage dans son marronnier, soit pour s’avantager, soit pour combattre la lassitude de sa mauvaise position.
- Voyons, dit-il, écoutez-moi ; vous savez bien, je l’espère, que je n’ai aucun mauvais dessein.
- Sans doute... Mais, enfin, pourquoi cette lettre que vous m’écrivez, en stimulant ma reconnaissance ? Pourquoi ce rendez-vous que vous me demandez à une pareille heure et dans un pareil lieu ?
- J’ai stimulé votre reconnaissance en vous rappelant que c’était moi qui vous avais fait entrer chez Madame, parce que, désirant vivement l’entrevue que vous avez bien voulu m’accorder, j’ai employé, pour l’obtenir, le moyen le plus sûr. Pourquoi je vous l’ai demandée à pareille heure et dans un pareil lieu ? C’est que l’heure m’a paru discrète et le lieu solitaire, Or, j’avais à vous demander de ces choses qui réclament à la fois la discrétion et la solitude.
- Monsieur de Manicamp !
- En tout bien tout honneur, chère demoiselle.
- Monsieur de Manicamp, je crois qu’il serait plus convenable que je me retirasse.
- Ecoutez-moi ou je saute de mon nid dans le vôtre, et prenez garde de me défier, car il y a juste, en ce moment, une branche de marronnier qui m’est gênante et qui me provoque à des excès. N’imitez pas cette branche et écoutez-moi.
- Je vous écoute, j’y consens ; mais soyez bref, car, si vous avez une branche qui vous provoque, j’ai, moi, un échelon triangulaire qui s’introduit dans la plante de mes pieds. Mes souliers sont minés, je vous en préviens.
- Faites-moi l’amitié de me donner la main, mademoiselle.
- Et pourquoi ?
- Donnez toujours.
- Voici ma main ; mais que faites-vous donc ?
- Je vous tire à moi.
- Dans quel but ? Vous ne voulez pas que j’aille vous rejoindre dans votre arbre, j’espère ?
- Non ; mais je désire que vous vous asseyiez sur le mur ; là, bien ! la place est large et belle et je donnerais beaucoup pour que vous me permissiez de m’y asseoir à côté de vous.
- Non pas ! vous êtes bien où vous êtes ; on vous verrait.
- Croyez-vous ? demanda Manicamp d’une voix insinuante.
- J’en suis sûre.
- Soit ! je reste sur mon marronnier, quoique j’y sois on ne peut plus mal.
- Monsieur Manicamp ! monsieur Manicamp ! nous nous éloignons du fait.
- C’est juste.
- Vous m’avez écrit ?
- Très bien.
- Mais pourquoi m’avez-vous écrit ?
- Imaginez-vous qu’aujourd’hui, à deux heures, de Guiche est parti.
- Après ?
- Le voyant partir, je l’ai suivi, comme c’est mon habitude.
- Je le vois bien, puisque vous voilà.
- Attendez donc... Vous savez, n’est-ce pas, que ce pauvre de Guiche était jusqu’au cou dans la disgrâce ?
- Hélas ! oui.
- C’était donc le comble de l’imprudence à lui de venir trouver à Fontainebleau ceux qui l’avaient exilé à Paris, et surtout ceux dont on l’éloignait.
- Vous raisonnez comme feu Pythagore, monsieur Manicamp.
- Or, de Guiche est têtu comme un amoureux ; il n’écouta donc aucune de mes remontrances. Je le priai, je le suppliai, il ne voulut rien entendre à rien... Ah ! diable !
- Qu’avez-vous ?
- Pardon, mademoiselle, mais c’est cette maudite branche dont j’ai déjà eu l’honneur de vous entretenir et qui vient de déchirer mon haut-de-chausses.
- Il fait nuit, répliqua Montalais en riant : continuons, monsieur Manicamp.
- De Guiche partit donc à cheval tout courant, et moi, je le suivis, mais au pas. Vous comprenez, s’aller jeter à l’eau avec un ami aussi vite qu’il y va lui-même, c’est d’un sot ou d’un insensé. Je laissai donc de Guiche prendre les devants et cheminai avec une sage lenteur, persuadé que j’étais que le malheureux ne serait pas reçu, ou, s’il l’était, tournerait bride au premier coup de boutoir, et que je le verrais revenir encore plus vite qu’il n’était allé, sans avoir été plus loin, moi, que Ris ou Melun, et c’était déjà trop, vous en conviendrez, que onze lieues pour aller et autant pour revenir.
Montalais haussa les épaules.
- Riez tant qu’il vous plaira, mademoiselle ; mais si, au lieu d’être carrément assise sur la tablette d’un mur comme vous êtes, vous vous trouviez à cheval sur la branche que voici, vous aspireriez à descendre.
- Un peu de patience, mon cher monsieur Manicamp ! un instant est bientôt passé : vous disiez donc que vous aviez dépassé Ris et Melun.
- Oui, j’ai dépassé Ris et Melun ; j’ai continué de marcher, toujours étonné de ne point le voir revenir ; enfin, me voici à Fontainebleau, je m’informe, je m’enquiers partout de de Guiche ; personne ne l’a vu, personne ne lui a parlé dans la ville : il est arrivé au grand galop, est entré dans le château et a disparu. Depuis huit heures du soir, je suis à Fontainebleau, demandant de Guiche à tous les échos ; pas de de Guiche. Je meurs d’inquiétude ! vous comprenez que je n’ai pas été me jeter dans la gueule du loup, en entrant moi-même au château, comme a fait mon imprudent ami : je suis venu droit aux communs, et je vous ai fait parvenir une lettre. Maintenant, mademoiselle, au nom du Ciel, tirez-moi d’inquiétude.
- Ce ne sera pas difficile, mon cher monsieur Manicamp : votre ami de Guiche a été reçu admirablement.
- Bah !
- Le roi lui a fait fête.
- Le roi, qui l’avait exilé !
- Madame lui a souri ; Monsieur paraît l’aimer plus que devant !
- Ah ! ah ! fit Manicamp, cela m’explique pourquoi et comment il est resté. Et il n’a point parlé de moi ?
- Il n’en a pas dit un mot.
- C’est mal à lui. Que fait-il en ce moment ?
- Selon toute probabilité, il dort, ou, s’il ne dort pas, il rêve.
- Et qu’a-t-on fait pendant toute la soirée ?
- On a dansé.
- Le fameux ballet ? Comment a été de Guiche ?
- Superbe.
- Ce cher ami ! Maintenant, pardon, mademoiselle, mais il me reste à passer de chez moi chez vous.
- Comment cela ?
- Vous comprenez : je ne présume pas que l’on m’ouvre la porte du château à cette heure, et, quant à coucher sur cette branche, je le voudrais bien, mais je déclare la chose impossible à tout autre animal qu’un papegai.
- Mais moi, monsieur Manicamp, je ne puis pas comme cela introduire un homme par-dessus un mur ?
- Deux, mademoiselle, dit une seconde voix, mais avec un accent si timide, que l’on comprenait que son propriétaire sentait toute l’inconvenance d’une pareille demande.
- Bon Dieu ! s’écria Montalais essayant de plonger son regard jusqu’au pied du marronnier ; qui me parle ?
- Moi, mademoiselle.
- Qui vous ?
- Malicorne, votre très humble serviteur.
Et Malicorne, tout en disant ces paroles, se hissa de la tête aux premières branches, et des premières branches à la hauteur du mur.
- M. Malicorne !... Bonté divine ! mais vous êtes enragés tous deux !
- Comment vous portez-vous, mademoiselle, demanda Malicorne avec force civilités.
- Celui-là me manquait ! s’écria Montalais désespérée.
- Oh ! mademoiselle, murmura Malicorne, ne soyez pas si rude, je vous en supplie !
- Enfin, mademoiselle, dit Manicamp, nous sommes vos amis, et l’on ne peut désirer la mort de ses amis. Or, nous laisser passer la nuit où nous sommes, c’est nous condamner à mort.
- Oh ! fit Montalais, M. Malicorne est robuste, et il ne mourra pas pour une nuit passée à la belle étoile.
- Mademoiselle !
- Ce sera une juste punition de son escapade.
- Soit ! Que Malicorne s’arrange donc comme il voudra avec vous ; moi, je passe, dit Manicamp.
Et, courbant cette fameuse branche contre laquelle il avait porté des plaintes si amères, il finit, en s’aidant de ses mains et de ses pieds, par s’asseoir côte à côte de Montalais.
Montalais voulut repousser Manicamp, Manicamp chercha à se maintenir.
Ce conflit, qui dura quelques secondes, eut son côté pittoresque, côté auquel l’oeil de M. de Saint-Aignan trouva certainement son compte.
Mais Manicamp l’emporta. Maître de l’échelle, il y posa le pied, puis il offrit galamment la main à son ennemie.
Pendant ce temps, Malicorne s’installait dans le marronnier, à la place qu’avait occupée Manicamp, se promettant en lui-même de lui succéder en celle qu’il occupait.
Manicamp et Montalais descendirent quelques échelons, Manicamp insistant, Montalais riant et se défendant.
On entendit alors la voix de Malicorne qui suppliait.
- Mademoiselle, disait Malicorne, ne m’abandonnez pas, je vous en supplie ! Ma position est fausse, et je ne puis sans accident parvenir seul de l’autre côté du mur ; que Manicamp déchire ses habits, très bien : il a ceux de M. de Guiche ; mais, moi, je n’aurai pas même ceux de Manicamp, puisqu’ils seront déchirés.
- M’est avis, dit Manicamp, sans s’occuper des lamentations de Malicorne, m’est avis que le mieux est que j’aille trouver de Guiche à l’instant même. Plus tard peut-être ne pourrais-je plus pénétrer chez lui.
- C’est mon avis aussi, répliqua Montalais ; allez donc, monsieur Manicamp.
- Mille grâces ! Au revoir, mademoiselle, dit Manicamp en sautant à terre, on n’est pas plus aimable que vous.
- Monsieur de Manicamp, votre servante ; je vais maintenant me débarrasser de M. Malicorne.
Malicorne poussa un soupir.
- Allez, allez, continua Montalais.
Manicamp fit quelques pas ; puis, revenant au pied de l’échelle :
- A propos, mademoiselle, dit-il, par où va-t-on chez M. de Guiche ?
- Ah ! c’est vrai... Rien de plus simple. Vous suivez la charmille...
- Oh ! très bien.
- Vous arrivez au carrefour vert.
- Bon !
- Vous y trouvez quatre allées...
- A merveille.
- Vous en prenez une...
- Laquelle ?
- Celle de droite.
- Celle de droite ?
- Non, celle de gauche.
- Ah ! diable !
- Non, non... attendez donc...
- Vous ne paraissez pas très sûre. Remémorez-vous, je vous prie, mademoiselle.
- Celle du milieu.
- Il y en a quatre.
- C’est vrai. Tout ce que je sais, c’est que, sur les quatre, il y en a une qui mène tout droit chez Madame ; celle-là, je la connais.
- Mais M. de Guiche n’est point chez Madame, n’est-ce pas ?
- Dieu merci ! non.
- Celle qui mène chez Madame m’est donc inutile, et je désirerais la troquer contre celle qui mène chez M. de Guiche.
- Oui, certainement, celle-là, je la connais aussi ; mais quant à l’indiquer ici, la chose me paraît impossible.
- Mais, enfin, mademoiselle, supposons que j’aie trouvé cette bienheureuse allée.
- Alors, vous êtes arrivé.
- Bien.
- Oui, vous n’avez plus à traverser que le labyrinthe.
- Plus que cela ? Diable ! il y a donc un labyrinthe ?
- Assez compliqué, oui ; le jour même, on s’y trompe parfois ; ce sont des tours et des détours sans fin ; il faut d’abord faire trois tours à droite, puis deux tours à gauche, puis un tour... Est-ce un tour ou deux tours ? Attendez donc ! Enfin, en sortant du labyrinthe, vous trouvez une allée de sycomores, et cette allée de sycomores vous conduit droit au pavillon qu’habite M. de Guiche.
- Mademoiselle, dit Manicamp, voilà une admirable indication, et je ne doute pas que, guidé par elle, je ne me perde à l’instant même. J’ai, en conséquence, un petit service à vous demander.
- Lequel ?
- C’est de m’offrir votre bras et de me guider vous-même comme une autre... comme une autre.... Je savais cependant ma mythologie, mademoiselle ; mais la gravité des événements me l’a fait oublier. Venez donc, je vous en supplie.
- Et moi ! s’écria Malicorne, et moi, l’on m’abandonne donc !
- Eh ! monsieur, impossible !... dit Montalais à Manicamp ; on peut me voir avec vous à une pareille heure, et jugez donc ce que l’on dira.
- Vous aurez votre conscience pour vous, mademoiselle, dit sentencieusement Manicamp.
- Impossible, monsieur, impossible !
- Alors, laissez-moi aider Malicorne à descendre ; c’est un garçon très intelligent et qui a beaucoup de flair ; il me guidera, et, si nous nous perdons, nous nous perdrons à deux et nous nous sauverons l’un et l’autre. A deux, si nous sommes rencontrés, nous aurons l’air de quelque chose ; tandis que, seul, j’aurais l’air d’un amant ou d’un voleur. Venez, Malicorne, voici l’échelle.
- Monsieur Malicorne, s’écria Montalais, je vous défends de quitter votre arbre, et cela sous peine d’encourir toute ma colère.
Malicorne avait déjà allongé vers le faîte du mur une jambe qu’il retira tristement.
- Chut ! dit tout bas Manicamp.
- Qu’y a-t-il ? demanda Montalais.
- J’entends des pas.
- Oh ! mon Dieu !
En effet, les pas soupçonnés devinrent un bruit manifeste, le feuillage s’ouvrit, et de Saint-Aignan parut, l’oeil riant et la main tendue, surprenant chacun dans la position où il était : c’est-à-dire Malicorne sur son arbre et le cou tendu, Montalais sur son échelon et collée à l’échelle, Manicamp à terre et le pied en avant, prêt à se mettre en route.
- Eh ! bonsoir, Manicamp, dit le comte, soyez le bienvenu, cher ami ; vous nous manquiez ce soir, et l’on vous demandait. Mademoiselle de Montalais, votre... très humble serviteur !
Montalais rougit.
- Ah ! mon Dieu ! balbutia-t-elle en cachant sa tête dans ses deux mains.
- Mademoiselle, dit de Saint-Aignan, rassurez-vous, je connais toute votre innocence et j’en rendrai bon compte. Manicamp, suivez-moi. Charmille, carrefour et labyrinthe me connaissent ; je serai votre Ariane. Hein ! voilà votre nom mythologique retrouvé.
- C’est ma foi ! vrai, comte, merci !
- Mais, par la même occasion, comte, dit Montalais, emmenez aussi M. Malicorne.
- Non pas, non pas, dit Malicorne. M. Manicamp a causé avec vous tant qu’il a voulu ; à mon tour, s’il vous plaît, mademoiselle ; j’ai, de mon côté, une multitude de choses à vous dire concernant notre avenir.
- Vous entendez, dit le comte en riant ; demeurez avec lui, mademoiselle. Ne savez-vous pas que cette nuit est la nuit aux secrets ?
Et, prenant le bras de Manicamp, le comte l’emmena d’un pas rapide dans la direction du chemin que Montalais connaissait si bien et indiquait si mal.
Montalais les suivit des yeux aussi longtemps qu’elle put les apercevoir.

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1998-2010
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