Le Vicomte de Bragelonne Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CXXIX
Heureux comme un prince

Au moment où il allait entrer au château, Bragelonne avait rencontré de Guiche.
Mais, avant d’être rencontré par Raoul, de Guiche avait rencontré Manicamp, lequel avait rencontré Malicorne.
Comment Malicorne avait-il rencontré Manicamp ? Rien de plus simple : il l’avait attendu à son retour de la messe, à laquelle il avait été en compagnie de M. de Saint-Aignan.
Réunis, ils s’étaient félicités sur cette bonne fortune, et Manicamp avait profité de la circonstance pour demander à son ami si quelques écus n’étaient pas restés au fond de sa poche.
Celui-ci, sans s’étonner de la question, à laquelle il s’attendait peut-être, avait répondu que toute poche dans laquelle on puise toujours sans jamais y rien mettre ressemble aux puits, qui fournissent encore de l’eau pendant l’hiver, mais que les jardiniers finissent par épuiser l’été ; que sa poche, à lui, Malicorne, avait certainement de la profondeur, et qu’il y aurait plaisir à y puiser en temps d’abondance, mais que, malheureusement, l’abus avait amené la stérilité.
Ce à quoi Manicamp, tout rêveur, avait répliqué :
- C’est juste.
- Il s’agirait donc de la remplir, avait ajouté Malicorne.
- Sans doute ; mais comment ?
- Mais rien de plus facile, cher monsieur Manicamp.
- Bon ! Dites.
- Un office chez Monsieur, et la poche est pleine.
- Cet office, vous l’avez ?
- C’est-à-dire que j’en ai le titre.
- Eh bien ?
- Oui ; mais le titre sans l’office, c’est la bourse sans l’argent.
- C’est juste, avait répondu une seconde fois Manicamp.
- Poursuivons donc l’office, avait insisté le titulaire.
- Cher, très cher, soupira Manicamp, un office chez Monsieur, c’est une des graves difficultés de notre situation.
- Oh ! oh !
- Sans doute, nous ne pouvons rien demander à Monsieur en ce moment ci.
- Pourquoi donc ?
- Parce que nous sommes en froid avec lui.
- Chose absurde, articula nettement Malicorne.
- Bah ! Et si nous faisons la cour à Madame, dit Manicamp, est-ce que, franchement, nous pouvons agréer à Monsieur ?
- Justement, si nous faisons la cour à Madame et que nous soyons adroits, nous devons être adorés de Monsieur.
- Hum !
- Ou nous sommes des sots ! Dépêchez-vous donc, monsieur Manicamp, vous qui êtes un grand politique, de raccommoder M. de Guiche avec Son Altesse Royale.
- Voyons, que vous a appris M. de Saint-Aignan, à vous, Malicorne ?
- A moi ? Rien ; il m’a questionné, voilà tout.
- Eh bien ! il a été moins discret avec moi.
- Il vous a appris, à vous ?
- Que le roi est amoureux fou de Mlle de La Vallière.
- Nous savions cela, pardieu ! répliqua ironiquement Malicorne, et chacun le crie assez haut pour que tous le sachent, mais, en attendant, faites, je vous prie, comme je vous conseille : parlez à M. de Guiche, et tâchez d’obtenir de lui qu’il fasse une démarche vers Monsieur. Que diable ! il doit bien cela à Son Altesse Royale.
- Mais il faudrait voir de Guiche.
- Il me semble qu’il n’y a point là une grande difficulté. Faites pour le voir, vous, ce que j’ai fait pour vous voir, moi ; attendez-le, vous savez qu’il est promeneur de son naturel.
- Oui, mais où se promène-t-il ?
- La belle demande, par ma foi ! Il est amoureux de Madame, n’est-ce pas ?
- On le dit.
- Eh bien ! il se promène du côté des appartements de Madame.
- Eh ! tenez, mon cher Malicorne, vous ne vous trompiez pas, le voici qui vient.
- Et pourquoi voulez-vous que je me trompe ? Avez-vous remarqué que ce soit mon habitude ? Dites. Voyons, il n’est tel que de s’entendre. Voyons, vous avez besoin d’argent ?
- Ah ! fit lamentablement Manicamp.
- Moi, j’ai besoin de mon office. Que Malicorne ait l’office, Malicorne aura de l’argent. Ce n’est pas plus difficile que cela.
- Eh bien ! alors, soyez tranquille. Je vais faire de mon mieux.
- Faites.
De Guiche s’avançait ; Malicorne tira de son côté, Manicamp happa de Guiche.
Le comte était rêveur et sombre.
- Dites-moi quelle rime vous cherchez, mon cher comte, dit Manicamp. J’en tiens une excellente pour faire le pendant de la vôtre, surtout si la vôtre est en ame.
De Guiche secoua la tête, et, reconnaissant un ami, il lui prit le bras.
- Mon cher Manicamp, dit-il, je cherche autre chose qu’une rime.
- Que cherchez-vous ?
- Et vous allez m’aider à trouver ce que je cherche, continua le comte, vous qui êtes un paresseux, c’est-à-dire un esprit d’ingéniosité.
- J’apprête mon ingéniosité, cher comte.
- Voilà le fait : je veux me rapprocher d’une maison où j’ai affaire.
- Il faut aller du côté de cette maison, dit Manicamp.
- Bon. Mais cette maison est habitée par un mari jaloux.
- Est-il plus jaloux que le chien Cerberus ?
- Non, pas plus, mais autant.
- A-t-il trois gueules, comme ce désespérant gardien des enfers ? Oh ! ne haussez pas les épaules, mon cher comte ; je fais cette question avec une raison parfaite, attendu que les poètes prétendent que, pour fléchir mon Cerberus, il faut que le voyageur apporte un gateau. Or, moi qui vois la chose du côté de la prose, c’est-à-dire du côté de la réalité, je dis : « Un gâteau, c’est bien peu pour trois gueules. Si votre jaloux a trois gueules, comte, demandez trois gâteaux. »
- Manicamp, des conseils comme celui-là, j’en irai chercher chez M. Beautru.
- Pour en avoir de meilleurs, monsieur le comte, dit Manicamp avec un sérieux comique, vous adopterez alors une formule plus nette que celle que vous m’avez exposée.
- Ah ! si Raoul était là, dit de Guiche, il me comprendrait, lui.
- Je le crois, surtout si vous lui disiez : J’aimerais fort à voir Madame de plus près, mais je crains Monsieur, qui est jaloux.
- Manicamp ! s’écria le comte avec colère et en essayant d’écraser le railleur sous son regard.
Mais le railleur ne parut pas ressentir la plus petite émotion.
- Qu’y a-t-il donc, mon cher comte ? demanda Manicamp.
- Comment ! c’est ainsi que vous blasphémez les noms les plus sacrés ! s’écria de Guiche.
- Quels noms ?
- Monsieur ! Madame ! les premiers noms du royaume.
- Mon cher comte, vous vous trompez étrangement, et je ne vous ai pas nommé les premiers noms du royaume. Je vous ai répondu à propos d’un mari jaloux que vous ne me nommiez pas, mais qui nécessairement a une femme ; je vous ai répondu : Pour voir Madame, rapprochez-vous de Monsieur.
- Mauvais plaisant, dit en souriant le comte, est-ce cela que tu as dit ?
- Pas autre chose.
- Bien ! alors.
- Maintenant, ajouta Manicamp, voulez-vous qu’il s’agisse de Mme la duchesse... et de M. le duc... soit, je vous dirai : « Rapprochons-nous de cette maison quelle qu’elle soit ; car c’est une tactique qui, dans aucun cas, ne peut être défavorable à votre amour. »
- Ah ! Manicamp, un prétexte, un bon prétexte, trouve-le-moi ?
- Un prétexte, pardieu ! cent prétextes, mille prétextes. Si Malicorne était là, c’est lui qui vous aurait déjà trouvé cinquante mille prétextes excellents !
- Qu’est-ce que Malicorne ? dit de Guiche en clignant des yeux comme un homme qui cherche. Il me semble que je connais ce nom-là...
- Si vous le connaissez ! je crois bien ; vous devez trente mille écus à son père.
- Ah ! oui ; c’est ce digne garçon d’Orléans...
- A qui vous avez promis un office chez Monsieur ; pas le mari jaloux, l’autre.
- Eh bien ! puisqu’il a tant d’esprit, ton ami Malicorne, qu’il me trouve donc un moyen d’être adoré de Monsieur, qu’il me trouve un prétexte pour faire ma paix avec lui.
- Soit, je lui en parlerai.
- Mais qui nous arrive là ?
- C’est le vicomte de Bragelonne.
- Raoul ! Oui, en effet.
Et de Guiche marcha rapidement au-devant du jeune homme.
- C’est vous, mon cher Raoul ? dit de Guiche.
- Oui, je vous cherchais pour vous faire mes adieux, cher ami ! répliqua Raoul en serrant la main du comte. Bonjour, monsieur Manicamp.
- Comment ! tu pars, vicomte ?
- Oui, je pars... Mission du roi.
- Où vas-tu ?
- Je vais à Londres. De ce pas, je vais chez Madame ; elle doit me remettre une lettre pour Sa Majesté le roi Charles II.
- Tu la trouveras seule, car Monsieur est sorti.
- Pour aller ?...
- Pour aller au bain.
- Alors, cher ami, toi qui es des gentilshommes de Monsieur, charge-toi de lui faire mes excuses. Je l’eusse attendu pour prendre ses ordres, si le désir de mon prompt départ ne m’avait été manifesté par M. Fouquet, et de la part de Sa Majesté.
Manicamp poussa de Guiche du coude.
- Voilà le prétexte, dit-il.
- Lequel ?
- Les excuses de M. de Bragelonne.
- Faible prétexte, dit de Guiche.
- Excellent, si Monsieur ne vous en veut pas ; méchant comme tout autre, si Monsieur vous en veut.
- Vous avez raison, Manicamp ; un prétexte, quel qu’il soit, c’est tout ce qu’il me faut. Ainsi donc, bon voyage, cher Raoul !
Et là-dessus les deux amis s’embrassèrent.
Cinq minutes après, Raoul entrait chez Madame, comme l’y avait invité Mlle de Montalais.
Madame était encore à la table où elle avait écrit sa lettre. Devant elle brûlait la bougie de cire rose qui lui avait servi à la cacheter. Seulement, dans sa préoccupation, car Madame paraissait fort préoccupée, elle avait oublié de souffler cette bougie.
Bragelonne était attendu : on l’annonça aussitôt qu’il parut.
Bragelonne était l’élégance même : il était impossible de le voir une fois sans se le rappeler toujours ; et non seulement Madame l’avait vu une fois, mais encore, on se le rappelle, c’était un des premiers qui eussent été au devant d’elle, et il l’avait accompagnée du Havre à Paris.
Madame avait donc conservé un excellent souvenir de Bragelonne.
- Ah ! lui dit-elle, vous voilà, monsieur ; vous allez voir mon frère, qui sera heureux de payer au fils une portion de la dette de reconnaissance qu’il a contractée avec le père.
- Le comte de La Fère, madame, a été largement récompensé du peu qu’il a eu le bonheur de faire pour le roi par les bontés que le roi a eues pour lui, et c’est moi qui vais lui porter l’assurance du respect, du dévouement et de la reconnaissance du père et du fils.
- Connaissez-vous mon frère, monsieur le vicomte ?
- Non, Votre Altesse ; c’est la première fois que j’aurai le bonheur de voir Sa Majesté.
- Vous n’avez pas besoin d’être recommandé près de lui. Mais enfin, si vous doutez de votre valeur personnelle, prenez-moi hardiment pour votre répondant, je ne vous démentirai point.
- Oh ! Votre Altesse est trop bonne.
- Non, monsieur de Bragelonne. Je me souviens que nous avons fait route ensemble, et que j’ai remarqué votre grande sagesse au milieu des suprêmes folies que faisaient, à votre droite et à votre gauche, deux des plus grands fous de ce monde, MM. de Guiche et de Buckingham. Mais ne parlons pas d’eux ; parlons de vous. Allez-vous en Angleterre pour y chercher un établissement ? Excusez ma question : ce n’est point la curiosité, c’est le désir de vous être bonne à quelque chose qui me la dicte.
- Non, madame ; je vais en Angleterre pour remplir une mission qu’a bien voulu me confier Sa Majesté, voilà tout.
- Et vous comptez revenir en France ?
- Aussitôt cette mission remplie, à moins que Sa Majesté le roi Charles II ne me donne d’autres ordres.
- Il vous fera tout au moins la prière, j’en suis sûre, de rester près de lui le plus longtemps possible.
- Alors, comme je ne saurai pas refuser, je prierai d’avance Votre Altesse Royale de vouloir bien rappeler au roi de France qu’il a loin de lui un de ses serviteurs les plus dévoués.
- Prenez garde que, lorsqu’il vous rappellera, vous ne regardiez son ordre comme un abus de pouvoir.
- Je ne comprends pas, Madame.
- La cour de France est incomparable, je le sais bien ; mais nous avons quelques jolies femmes aussi à la cour d’Angleterre.
Raoul sourit.
- Oh ! dit Madame, voilà un sourire qui ne présage rien de bon à mes compatriotes. C’est comme si vous leur disiez, monsieur de Bragelonne : « Je viens à vous, mais je laisse mon coeur de l’autre côté du détroit. » N’est-ce point cela que signifiait votre sourire ?
- Votre Altesse a le don de lire jusqu’au plus profond des âmes ; elle comprendra donc pourquoi maintenant tout séjour prolongé à la cour d’Angleterre serait une douleur pour moi.
- Et je n’ai pas besoin de m’informer si un si brave cavalier est payé de retour ?
- Madame, j’ai été élevé avec celle que j’aime, et je crois qu’elle a pour moi les mêmes sentiments que j’ai pour elle.
- Eh bien ! partez vite, monsieur de Bragelonne, revenez vite, et, à votre retour, nous verrons deux heureux, car j’espère qu’il n’y a aucun obstacle à votre bonheur ?
- Il y en a un grand, madame.
- Bah ! et lequel ?
- La volonté du roi.
- La volonté du roi !... Le roi s’oppose à votre mariage ?
- Ou du moins il le diffère. J’ai fait demander au roi son agrément par le comte de La Fère, et, sans le refuser tout à fait, il a au moins dit positivement qu’il le lui ferait attendre.
- La personne que vous aimez est-elle donc indigne de vous ?
- Elle est digne de l’amour d’un roi, madame.
- Je veux dire : peut-être n’est-elle point d’une noblesse égale à la vôtre ?
- Elle est d’excellente famille.
- Jeune, belle ?
- Dix-sept ans, et pour moi belle à ravir !
- Est-elle en province ou à Paris ?
- Elle est à Fontainebleau, madame.
- A la cour ?
- Oui.
- Je la connais ?
- Elle a l’honneur de faire partie de la maison de Votre Altesse Royale.
- Son nom ? demanda la princesse avec anxiété, si toutefois, ajouta-t-elle en se reprenant vivement, son nom n’est pas un secret ?
- Non, madame ; mon amour est assez pur pour que je n’en fasse de secret à personne, et à plus forte raison à Votre Altesse, si parfaitement bonne pour moi. C’est Mlle Louise de La Vallière.
Madame ne put retenir un cri, dans lequel il y avait plus que de l’étonnement.
- Ah ! dit-elle, La Vallière... celle qui hier...
Elle s’arrêta.
- Celle qui, hier, s’est trouvée indisposée, je crois, continua-t-elle.
- Oui, madame, j’ai appris l’accident qui lui était arrivé ce matin seulement.
- Et vous l’avez vue avant que de venir ici ?
- J’ai eu l’honneur de lui faire mes adieux.
- Et vous dites, reprit Madame en faisant un effort sur elle-même, que le roi a... ajourné votre mariage avec cette enfant ?
- Oui, madame, ajourné.
- Et a-t-il donné quelque raison à cet ajournement ?
- Aucune.
- Il y a longtemps que le comte de La Fère lui a fait cette demande ?
- Il y a plus d’un mois, madame.
- C’est étrange, fit la princesse.
Et quelque chose comme un nuage passa sur ses yeux.
- Un mois ? répéta-t-elle.
- A peu près.
- Vous avez raison, monsieur le vicomte, dit la princesse avec un sourire dans lequel Bragelonne eût pu remarquer quelque contrainte, il ne faut pas que mon frère vous garde trop longtemps là-bas ; partez donc vite, et, dans la première lettre que j’écrirai en Angleterre, je vous réclamerai au nom du roi.
Et Madame se leva pour remettre sa lettre aux mains de Bragelonne. Raoul comprit que son audience était finie ; il prit la lettre, s’inclina devant la princesse et sortit.
- Un mois ! murmura la princesse ; aurais-je donc été aveugle à ce point, et l’aimerait-il depuis un mois ?
Et, comme Madame n’avait rien à faire, elle se mit à commencer pour son frère la lettre dont le post-scriptum devait rappeler Bragelonne.
Le comte de Guiche avait, comme nous l’avons vu, cédé aux insistances de Manicamp, et s’était laissé entraîner par lui jusqu’aux écuries ; où ils firent seller leurs chevaux ; après quoi, par la petite allée dont nous avons déjà donné la description à nos lecteurs, ils s’avancèrent au-devant de Monsieur, qui, sortant du bain, s’en revenait tout frais vers le château, ayant sur le visage un voile de femme, afin que le soleil, déjà chaud, ne hâlât pas son teint.
Monsieur était dans un de ces accès de belle humeur qui lui inspiraient parfois l’admiration de sa propre beauté. Il avait, dans l’eau, pu comparer la blancheur de son corps à celle du corps de ses courtisans, et, grâce au soin que Son Altesse Royale prenait d’elle-même, nul n’avait pu, même le chevalier de Lorraine, soutenir la concurrence.
Monsieur avait de plus nagé avec un certain succès, et tous ses nerfs tendus dans une sage mesure par cette salutaire immersion dans l’eau fraîche, tenaient son corps et son esprit dans un heureux équilibre.
Aussi, à la vue de de Guiche, qui venait au petit galop au-devant de lui sur un magnifique cheval blanc, le prince ne put-il retenir une joyeuse exclamation.
- Il me semble que cela va bien, dit Manicamp, qui crut lire cette bienveillance sur la physionomie de Son Altesse Royale.
- Ah ! bonjour, Guiche, bonjour, mon pauvre Guiche, s’écria le prince.
- Salut à Monseigneur ! répondit de Guiche, encouragé par le ton de voix de Philippe ; santé, joie, bonheur et prospérité à Votre Altesse !
- Sois le bienvenu, Guiche, et prends ma droite, mais tiens ton cheval en bride, car je veux revenir au pas sous ces voûtes fraîches.
- A vos ordres, monseigneur.
Et de Guiche se rangea à la droite du prince comme il venait d’y être invité.
- Voyons, mon cher de Guiche, dit le prince, voyons, donne-moi un peu des nouvelles de ce de Guiche que j’ai connu autrefois et qui faisait la cour à ma femme ?
De Guiche rougit jusqu’au blanc des yeux, tandis que Monsieur éclatait de rire comme s’il eût fait la plus spirituelle plaisanterie du monde.
Les quelques privilégiés qui entouraient Monsieur crurent devoir l’imiter, quoiqu’ils n’eussent pas entendu ses paroles, et ils poussèrent un bruyant éclat de rire qui prit au premier, traversa le cortège et ne s’éteignit qu’au dernier. De Guiche, tout rougissant qu’il était, fit cependant bonne contenance : Manicamp le regardait.
- Ah ! monseigneur, répondit de Guiche, soyez charitable à un malheureux ; ne m’immolez pas à M. le chevalier de Lorraine !
- Comment cela ?
- S’il vous entend me railler, il renchérira sur Votre Altesse et me raillera sans pitié.
- Sur ton amour pour la princesse ?
- Oh ! monseigneur, par pitié !
- Voyons, voyons, de Guiche, avoue que tu as fait les yeux doux à Madame.
- Jamais je n’avouerai une pareille chose, monseigneur.
- Par respect pour moi ? Eh bien ! je t’affranchis du respect, de Guiche. Avoue, comme s’il s’agissait de Mme de Chalais, ou de Mlle de La Vallière.
Puis, s’interrompant :
- Allons, bon ! dit-il en recommençant à rire, voilà que je joue avec une épée à deux tranchants, moi. Je frappe sur toi et je frappe sur mon frère, Chalais et La Vallière, ta fiancée à toi, et sa future à lui.
- En vérité, monseigneur, dit le comte, vous êtes aujourd’hui d’une adorable humeur.
- Ma foi, oui ! je me sens bien, et puis ta vue me fait plaisir.
- Merci, monseigneur.
- Tu m’en voulais donc ?
- Moi, monseigneur ?
- Oui.
- Et de quoi, mon Dieu ?
- De ce que j’avais interrompu tes sarabandes et tes espagnoleries.
- Oh ! Votre Altesse !
- Voyons, ne nie point. Tu es sorti ce jour-là de chez la princesse avec des yeux furibonds ; cela t’a porté malheur, mon cher, et tu as dansé le ballet d’hier d’une pitoyable façon. Ne boude pas, de Guiche ; cela te nuit en ce que tu prends l’air d’un ours. Si la princesse t’a regardé hier, je suis sûr d’une chose...
- De laquelle, monseigneur ? Votre Altesse m’effraie.
- Elle t’aura tout à fait renié.
Et le prince de rire de plus belle.
« Décidément, pensa Manicamp, le rang n’y fait rien, et ils sont tous pareils. »
Le prince continua.
- Enfin, te voilà revenu ; il y a espoir que le chevalier redevienne aimable.
- Comment, cela, monseigneur, et par quel miracle puis-je avoir cette influence sur M. de Lorraine ?
- C’est tout simple, il est jaloux de toi.
- Ah bah ! vraiment ?
- C’est comme je te le dis.
- Il me fait trop d’honneur.
- Tu comprends, quand tu es là, il me caresse ; quand tu es parti, il me martyrise. Je règne par bascule. Et puis tu ne sais pas l’idée qui m’est venue ?
- Je ne m’en doute pas, monseigneur.
- Eh bien ! quand tu étais en exil, car tu as été exilé, mon pauvre Guiche...
- Pardieu ! monseigneur, à qui la faute ? dit de Guiche en affectant un air bourru.
- Oh ! ce n’est certainement pas à moi, cher comte, répliqua Son Altesse Royale. Je n’ai pas demandé au roi de t’exiler, foi de prince !
- Non pas vous, monseigneur, je le sais bien ; mais...
- Mais Madame ? Oh ! quant à cela, je ne dis pas non. Que diable lui as-tu donc fait, à Madame ?
- En vérité, monseigneur...
- Les femmes ont leur rancune, je le sais bien, et la mienne n’est pas exempte de ce travers. Mais, si elle t’a fait exiler, elle, je ne t’en veux pas, moi.
- Alors, monseigneur, dit de Guiche, je ne suis qu’à moitié malheureux.
Manicamp, qui venait derrière de Guiche et qui ne perdait pas une parole de ce que disait le prince, plia les épaules jusque sur le cou de son cheval pour cacher le rire qu’il ne pouvait réprimer.
- D’ailleurs, ton exil m’a fait pousser un projet dans la tête.
- Bon !
- Quand le chevalier, ne te voyant plus là et sûr de régner seul, me malmenait, voyant, au contraire de ce méchant garçon, ma femme si aimable et si bonne pour moi qui la néglige, j’eus l’idée de me faire un mari modèle, une rareté, une curiosité de cour ; j’eus l’idée d’aimer ma femme.
De Guiche regarda le prince avec un air de stupéfaction qui n’avait rien de joué.
- Oh ! balbutia de Guiche tremblant, cette idée-là, monseigneur, elle ne vous est pas venue sérieusement ?
- Ma foi, si ! J’ai du bien que mon frère m’a donné au moment de mon mariage ; elle a de l’argent, elle, et beaucoup, puisqu’elle en tire tout à la fois de son frère et de son beau-frère, d’Angleterre et de France. Eh bien ! nous eussions quitté la cour. Je me fusse retiré au château de Villers- Cotterets, qui est de mon apanage, au milieu d’une forêt, dans laquelle nous eussions filé le parfait amour aux mêmes endroits que faisait mon grand père Henri IV avec la belle Gabrielle, Que dis-tu de cette idée, de Guiche ?
- Je dis que c’est à faire frémir, monseigneur, répondit de Guiche, qui frémissait réellement.
- Ah ! je vois que tu ne supporterais pas d’être exilé une seconde fois.
- Moi, monseigneur ?
- Je ne t’emmènerai donc pas avec nous comme j’en avais eu le dessein d’abord.
- Comment, avec vous, monseigneur ?
- Oui, si par hasard l’idée me reprend de bouder la cour.
- Oh ! monseigneur, qu’à cela ne tienne, je suivrai Votre Altesse jusqu’au bout du monde.
- Maladroit que vous êtes ! grommela Manicamp en poussant son cheval sur de Guiche, de façon à le désarçonner.
Puis, en passant près de lui comme s’il n’était pas maître de son cheval :
- Mais pensez donc à ce que vous dites, lui glissa-t-il tout bas.
- Alors, dit le prince, c’est convenu ; puisque tu m’es si dévoué, je t’emmène.
- Partout, monseigneur, partout, répliqua joyeusement de Guiche ; partout, à l’instant même. Etes-vous prêt ?
Et de Guiche rendit en riant la main à son cheval, qui fit deux bonds en avant.
- Un instant, un instant, dit le prince ; passons par le château.
- Pour quoi faire ?
- Pour prendre ma femme, parbleu !
- Comment ? demanda de Guiche.
- Sans doute, puisque je te dis que c’est un projet d’amour conjugal ; il faut bien que j’emmène ma femme.
- Alors, monseigneur, répondit le comte, j’en suis désespéré, mais pas de de Guiche pour vous.
- Bah !
- Oui. Pourquoi emmenez-vous Madame ?
- Tiens ! parce que je m’aperçois que je l’aime.
De Guiche pâlit légèrement, en essayant toutefois de conserver son apparente gaieté.
- Si vous aimez Madame, monseigneur, dit-il, cet amour doit vous suffire, et vous n’avez plus besoin de vos amis.
- Pas mal, pas mal, murmura Manicamp.
- Allons, voilà la peur de Madame qui te reprend, répliqua le prince.
- Ecoutez donc, monseigneur, je suis payé pour cela ; une femme qui m’a fait exiler.
- Oh ! mon Dieu ! le vilain caractère que tu as, de Guiche ; comme tu es rancunier, mon ami.
- Je voudrais bien vous y voir, vous, monseigneur.
- Décidément, c’est à cause de cela que tu as si mal dansé hier ; tu voulais te venger en faisant faire à Madame de fausses figures ; ah ! de Guiche, ceci est mesquin, et je le dirai à Madame.
- Oh ! vous pouvez lui dire tout ce que vous voudrez, monseigneur. Son Altesse ne me haïra point plus qu’elle ne le fait.
- Là ! là ! tu exagères, pour quinze pauvres jours de campagne forcée qu’elle t’a imposés.
- Monseigneur, quinze jours sont quinze jours, et, quand on les passe à s’ennuyer, quinze jours sont une éternité.
- De sorte que tu ne lui pardonneras pas ?
- Jamais.
- Allons, allons, de Guiche, sois meilleur garçon, je veux faire ta paix avec elle ; tu reconnaîtras, en la fréquentant, qu’elle n’a point de méchanceté et qu’elle est pleine d’esprit.
- Monseigneur...
- Tu verras qu’elle sait recevoir comme une princesse et rire comme une bourgeoise ; tu verras qu’elle fait, quand elle le veut, que les heures s’écoulent comme des minutes. De Guiche, mon ami, il faut que tu reviennes sur le compte de ma femme.
« Décidément, se dit Manicamp, voilà un mari à qui le nom de sa femme portera malheur, et feu le roi Candaule était un véritable tigre auprès de monseigneur. »
- Enfin, ajouta le prince, tu reviendras sur le compte de ma femme, de Guiche ; je te le garantis. Seulement, il faut que je te montre le chemin. Elle n’est point banale, et ne parvient pas qui veut à son coeur.
- Monseigneur...
- Pas de résistance, de Guiche, ou nous nous fâcherons, répliqua le prince.
- Mais puisqu’il le veut, murmura Manicamp à l’oreille de de Guiche, satisfaites-le donc.
- Monseigneur, dit le comte, j’obéirai.
- Et pour commencer, reprit Monseigneur, on joue ce soir chez Madame ; tu dîneras avec moi et je te conduirai chez elle.
- Oh ! pour cela, monseigneur, objecta de Guiche, vous me permettrez de résister.
- Encore ! mais c’est de la rébellion.
- Madame m’a trop mal reçu hier devant tout le monde.
- Vraiment ! dit le prince en riant.
- A ce point qu’elle ne m’a pas même répondu quand je lui ai parlé ; il peut être bon de n’avoir pas d’amour-propre, mais trop peu, c’est trop peu, comme on dit.
- Comte, après le diner, tu iras t’habiller chez toi et tu viendras me reprendre, je t’attendrai.
- Puisque Votre Altesse le commande absolument...
- Absolument.
- Il n’en démordra point, dit Manicamp, et ces sortes de choses sont celles qui tiennent le plus obstinément à la tête des maris. Ah ! pourquoi donc M. Molière n’a-t-il pas entendu celui-là, il l’aurait mis en vers.
Le prince et sa cour, ainsi devisant, rentrèrent dans les plus frais appartements du château.
- A propos, dit de Guiche sur le seuil de la porte, j’avais une commission pour Votre Altesse Royale.
- Fais ta commission.
- M. de Bragelonne est parti pour Londres avec un ordre du roi, et il m’a chargé de tous ses respects pour Monseigneur.
- Bien ! bon voyage au vicomte, que j’aime fort. Allons, va t’habiller, de Guiche, et reviens-nous. Et si tu ne reviens pas...
- Qu’arrivera-t-il, monseigneur ?
- Il arrivera que je te fais jeter à la Bastille.
- Allons, décidément, dit de Guiche en riant, Son Altesse Royale Monsieur est la contrepartie de Son Altesse Royale Madame. Madame me fait exiler parce qu’elle ne m’aime pas assez, Monsieur me fait emprisonner parce qu’il m’aime trop. Merci, monsieur ! Merci, madame !
- Allons, allons, dit le prince, tu es un charmant ami, et tu sais bien que je ne puis me passer de toi. Reviens vite.
- Soit, mais il me plaît de faire de la coquetterie à mon tour, monseigneur.
- Bah ?
- Aussi je ne rentre chez Votre Altesse qu’à une seule condition.
- Laquelle ?
- J’ai l’ami d’un de mes amis à obliger.
- Tu l’appelles ?
- Malicorne.
- Vilain nom.
- Très bien porté, monseigneur.
- Soit. Eh bien ?
- Eh bien ! je dois à M. Malicorne une place chez vous, monseigneur.
- Une place de quoi ?
- Une place quelconque ; une surveillance, par exemple.
- Parbleu ! cela se trouve bien, j’ai congédié hier le maître des appartements.
- Va pour le maître des appartements, monseigneur. Qu’a-t-il à faire ?
- Rien, sinon à regarder et à rapporter.
- Police intérieure ?
- Justement.
- Oh ! comme cela va bien à Malicorne, se hasarda de dire Manicamp.
- Vous connaissez celui dont il s’agit, monsieur Manicamp ? demanda le prince.
- Intimement, monseigneur. C’est mon ami.
- Et votre opinion est ?
- Que Monseigneur n’aura jamais un maître des appartements pareil à celui-là.
- Combien rapporte l’office ? demanda le comte au prince.
- Je l’ignore ; seulement, on m’a toujours dit qu’il ne pouvait assez se payer quand il était bien occupé.
- Qu’appelez-vous bien occupé, prince ?
- Cela va sans dire, quand le fonctionnaire est homme d’esprit.
- Alors, je crois que Monseigneur sera content, car Malicorne a de l’esprit comme un diable.
- Bon ! l’office me coûtera cher en ce cas, répliqua le prince en riant. Tu me fais là un véritable cadeau, comte.
- Je le crois, monseigneur.
- Eh bien ! va donc annoncer à ton M. Mélicorne...
- Malicorne, monseigneur.
- Je ne me ferai jamais à ce nom-là.
- Vous dites bien Manicamp, monseigneur.
- Oh ! je dirais très bien aussi Manicorne. L’habitude m’aiderait.
- Dites, dites, monseigneur, je vous promets que votre inspecteur des appartements ne se fâchera point ; il est du plus heureux caractère qui se puisse voir.
- Eh bien ! alors, mon cher de Guiche, annoncez-lui sa nomination... Mais, attendez...
- Quoi, monseigneur ?
- Je veux le voir auparavant. S’il est aussi laid que son nom, je me dédis.
- Monseigneur le connaît.
- Moi ?
- Sans doute. Monseigneur l’a déjà vu au Palais-Royal ; à telles enseignes que c’est même moi qui le lui ai présenté.
- Ah ! fort bien, je me rappelle... Peste ! c’est un charmant garçon !
- Je savais bien que Monseigneur avait dû le remarquer.
- Oui, oui, oui ! Vois-tu, de Guiche, je ne veux pas que, ma femme ni moi, nous ayons des laideurs devant les yeux. Ma femme prendra pour demoiselles d’honneur toutes filles jolies ; je prendrai, moi, tous gentilshommes bien faits. De cette façon, vois-tu, de Guiche, si je fais des enfants, ils seront d’une bonne inspiration, et, si ma femme en fait, elle aura vu de beaux modèles.
- C’est puissamment raisonné, monseigneur, dit Manicamp approuvant de l’oeil et de la voix.
Quant à de Guiche, sans doute ne trouva-t-il pas le raisonnement aussi heureux, car il opina seulement du geste, et encore le geste garda-t-il un caractère marqué d’indécision. Manicamp s’en alla prévenir Malicorne de la bonne nouvelle qu’il venait d’apprendre.
De Guiche parut s’en aller à contrecoeur faire sa toilette de cour.
Monsieur, chantant, riant et se mirant, atteignit l’heure du dîner dans des dispositions qui eussent justifié ce proverbe : « Heureux comme un prince. »

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente