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Chapitre CLX
M. Malicorne, archiviste du royaume de France

Deux femmes, ensevelies dans leurs mantes et le visage couvert d’un demi- masque de velours noir, suivaient timidement les pas de Manicamp.
Au premier étage, derrière les rideaux de damas rouge, brillait la douce lueur d’une lampe posée sur un dressoir.
A l’autre extrémité de la même chambre, dans un lit à colonnes torses, fermé de rideaux pareils à ceux qui éteignaient le feu de la lampe, reposait de Guiche, la tête élevée sur un double oreiller, les yeux noyés dans un brouillard épais ; de longs cheveux noirs, bouclés, éparpillés sur le lit, paraient de leur désordre les tempes sèches et pâles du jeune homme.
On sentait que la fièvre était la principale hôtesse de cette chambre.
De Guiche rêvait. Son esprit suivait, à travers les ténèbres, un de ces rêves du délire comme Dieu en envoie sur la route de la mort à ceux qui vont tomber dans l’univers de l’éternité.
Deux ou trois taches de sang encore liquide maculaient le parquet.
Manicamp monta les degrés avec précipitation ; seulement, au seuil, il s’arrêta, poussa doucement la porte, passa la tête dans la chambre, et, voyant que tout était tranquille, il s’approcha, sur la pointe du pied, du grand fauteuil de cuir, échantillon mobilier du règne de Henri IV, et, voyant que la garde-malade s’y était naturellement endormie, il la réveilla et la pria de passer dans la pièce voisine.
Puis, debout près du lit, il demeura un instant à se demander s’il fallait réveiller de Guiche pour lui apprendre la bonne nouvelle.
Mais, comme derrière la portière il commençait à entendre le frémissement soyeux des robes et la respiration haletante de ses compagnes de route, comme il voyait déjà cette portière impatiente se soulever, il s’effaça le long du lit et suivit la garde-malade dans la chambre voisine.
Alors, au moment même où il disparaissait, la draperie se souleva et les deux femmes entrèrent dans la chambre qu’il venait de quitter.
Celle qui était entrée la première fit à sa compagne un geste impérieux qui la cloua sur un escabeau près de la porte.
Puis elle s’avança résolument vers le lit, fit glisser les rideaux sur la tringle de fer et rejeta leurs plis flottants derrière le chevet.
Elle vit alors la figure pâlie du comte ; elle vit sa main droite, enveloppée d’un linge éblouissant de blancheur, se dessiner sur la courtepointe à ramages sombres qui couvrait une partie de ce lit de douleur.
Elle frissonna en voyant une goutte de sang qui allait s’élargissant sur ce linge.
La poitrine blanche du jeune homme était découverte, comme si le frais de la nuit eût dû aider sa respiration. Une petite bandelette attachait l’appareil de la blessure, autour de laquelle s’élargissait un cercle bleuâtre de sang extravasé.
Un soupir profond s’exhala de la bouche de la jeune femme. Elle s’appuya contre la colonne du lit, et regarda par les trous de son masque ce douloureux spectacle.
Un souffle rauque et strident passait comme le râle de la mort par les dents serrées du comte.
La dame masquée saisit la main gauche du blessé.
Cette main brûlait comme un charbon ardent.
Mais, au moment où se posa dessus la main glacée de la dame, l’action de ce froid fut telle, que de Guiche ouvrit les yeux et tâcha de rentrer dans la vie en animant son regard.
La première chose qu’il aperçut, fut le fantôme dressé devant la colonne de son lit.
A cette vue, ses yeux se dilatèrent, mais sans que l’intelligence y allumât sa pure étincelle.
Alors la dame fit un signe à sa compagne, qui était demeurée près de la porte ; sans doute celle-ci avait sa leçon faite, car, d’une voix clairement accentuée, et sans hésitation aucune, elle prononça ces mots :
- Monsieur le comte, Son Altesse Royale Madame a voulu savoir comment vous supportiez les douleurs de cette blessure et vous témoigner par ma bouche tout le regret qu’elle éprouve de vous voir souffrir.
Au mot Madame, de Guiche fit un mouvement ; il n’avait point encore remarqué la personne à laquelle appartenait cette voix.
Il se retourna donc naturellement vers le point d’où venait cette voix.
Mais, comme la main glacée ne l’avait point abandonné, il en revint à regarder ce fantôme immobile.
- Est-ce vous qui me parlez, madame, demanda-t-il d’une voix affaiblie, ou y avait-il avec vous une autre personne dans cette chambre ?
- Oui, répondit le fantôme d’une voix presque inintelligible et en baissant la tête.
- Eh bien ! fit le blessé avec effort, merci. Dites à Madame que je ne regrette plus de mourir, puisqu’elle s’est souvenue de moi.
A ce mot mourir, prononcé par un mourant, la dame masquée ne put retenir ses larmes, qui coulèrent sous son masque et apparurent sur ses joues à l’endroit où le masque cessait de les couvrir.
De Guiche, s’il eût été plus maître de ses sens, les eût vues rouler en perles brillantes et tomber sur son lit.
La dame, oubliant qu’elle avait un masque, porta la main à ses yeux pour les essuyer, et, rencontrant sous sa main le velours agaçant et froid, elle arracha le masque avec colère et le jeta sur le parquet.
A cette apparition inattendue, qui semblait pour lui sortir d’un nuage, de Guiche poussa un cri et tendit les bras.
Mais toute parole expira sur ses lèvres, comme toute force dans ses veines.
Sa main droite, qui avait suivi l’impulsion de la volonté sans calculer son degré de puissance, sa main droite retomba sur le lit, et, tout aussitôt, ce linge si blanc fut rougi d’une tache plus large.
Et, pendant ce temps, les yeux du jeune homme se couvraient et se fermaient comme s’il eût commencé d’entrer en lutte avec l’ange indomptable de la mort.
Puis, après quelques mouvements sans volonté, la tête se retrouva immobile sur l’oreiller.
Seulement, de pâle, elle était devenue livide.
La dame eut peur ; mais, cette fois, contrairement à l’habitude, la peur fut attractive.
Elle se pencha vers le jeune homme, dévorant de son souffle ce visage froid et décoloré, qu’elle toucha presque ; puis elle déposa un rapide baiser sur la main gauche de de Guiche, qui, secoué comme par une décharge électrique, se réveilla une seconde fois, ouvrit de grands yeux sans pensée, et retomba dans un évanouissement profond.
- Allons, dit-elle à sa compagne, allons, nous ne pouvons demeurer plus longtemps ici ; j’y ferais quelque folie.
- Madame ! madame ! Votre Altesse oublie son masque, dit la vigilante compagne.
- Ramassez-le, répondit sa maîtresse en se glissant éperdue par l’escalier.
Et, comme la porte de la rue était restée entrouverte, les deux oiseaux légers passèrent par cette ouverture, et, d’une course légère, regagnèrent le palais.
L’une des deux dames monta jusqu’aux appartements de Madame, où elle disparut.
L’autre entra dans l’appartement des filles d’honneur, c’est-à-dire à l’entresol.
Arrivée à sa chambre, elle s’assit devant une table, et, sans se donner le temps de respirer, elle se mit à écrire le billet suivant :

Ce soir, Madame a été voir M. de Guiche.
Tout va à merveille de ce côté.
Allez du vôtre, et surtout brûlez ce papier.

Puis elle plia la lettre en lui donnant une forme longue, et, sortant de chez elle avec précaution, elle traversa un corridor qui conduisait au service des gentilshommes de Monsieur.
Là, elle s’arrêta devant une porte, sous laquelle, ayant heurté deux coups secs, elle glissa le papier et s’enfuit.
Alors, revenant chez elle, elle fit disparaître toute trace de sa sortie et de l’écriture du billet.
Au milieu des investigations auxquelles elle se livrait, dans le but que nous venons de dire, elle aperçut sur la table le masque de Madame qu’elle avait rapporté suivant l’ordre de sa maîtresse, mais qu’elle avait oublié de lui remettre.
- Oh ! oh ! dit-elle, n’oublions pas de faire demain ce que j’ai oublié de faire aujourd’hui.
Et elle prit le masque par sa joue de velours, et, sentant son pouce humide, elle regarda son pouce.
Il était non seulement humide, mais rougi.
Le masque était tombé sur une de ces taches de sang qui, nous l’avons dit, maculaient le parquet, et, de l’extérieur noir, qui avait été mis par le hasard en contact avec lui, le sang avait passé à l’intérieur et tachait la batiste blanche.
- Oh ! oh ! dit Montalais, car nos lecteurs l’ont sans doute déjà reconnue à toutes les manoeuvres que nous avons décrites, oh ! oh ! je ne lui rendrai plus ce masque, il est trop précieux maintenant.
Et, se levant, elle courut à un coffret de bois d’érable qui renfermait plusieurs objets de toilette et de parfumerie.
- Non, pas encore ici, dit-elle, un pareil dépôt n’est pas de ceux que l’on abandonne à l’aventure.
Puis, après un moment de silence et avec un sourire qui n’appartenait qu’à elle :
- Beau masque, ajouta Montalais, teint du sang de ce brave chevalier, tu iras rejoindre au magasin des merveilles les lettres de La Vallière, celles de Raoul, toute cette amoureuse collection enfin qui fera un jour l’histoire de France et l’histoire de la royauté. Tu iras chez M. Malicorne, continua la folle en riant, tandis qu’elle commençait à se déshabiller ; chez ce digne M. Malicorne, dit-elle en soufflant sa bougie, qui croit n’être que maître des appartements de Monsieur, et que je fais, moi, archiviste et historiographe de la maison de Bourbon et des meilleures maisons du royaume. Qu’il se plaigne, maintenant, ce bourru de Malicorne !
Et elle tira ses rideaux et s’endormit.

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