Le Vicomte de Bragelonne Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CLXIV
Désespoir

Après le départ du roi, La Vallière s’était soulevée, les bras étendus, comme pour le suivre, comme pour l’arrêter ; puis, lorsque, les portes refermées par lui, le bruit de ses pas s’était perdu dans l’éloignement, elle n’avait plus eu que tout juste assez de force pour aller tomber aux pieds de son crucifix.
Elle demeura là, brisée, écrasée, engloutie dans sa douleur, sans se rendre compte d’autre chose que de sa douleur même, douleur qu’elle ne comprenait, d’ailleurs, que par l’instinct et la sensation.
Au milieu de ce tumulte de ses pensées, La Vallière entendit rouvrir sa porte ; elle tressaillit. Elle se retourna, croyant que c’était le roi qui revenait.
Elle se trompait, c’était Madame.
Que lui importait Madame ! Elle retomba, la tête sur son prie-Dieu. C’était Madame, émue, irritée, menaçante. Mais qu’était-ce que cela ?
- Mademoiselle, dit la princesse s’arrêtant devant La Vallière, c’est fort beau, j’en conviens, de s’agenouiller, de prier, de jouer la religion ; mais, si soumise que vous soyez au roi du Ciel, il convient que vous fassiez un peu la volonté des princes de la terre.
La Vallière souleva péniblement sa tête en signe de respect.
- Tout à l’heure, continua Madame, il vous a été fait une recommandation, ce me semble ?
L’oeil à la fois fixe et égaré de La Vallière montra son ignorance et son oubli.
- La reine vous a recommandé, continua Madame, de vous ménager assez pour que nul ne pût répandre de bruits sur votre compte.
Le regard de La Vallière devint interrogateur.
- Eh bien ! continua Madame, il sort de chez vous quelqu’un dont la présence est une accusation.
La Vallière resta muette.
- Il ne faut pas, continua Madame, que ma maison, qui est celle de la première princesse du sang, donne un mauvais exemple à la Cour ; vous seriez la cause de ce mauvais exemple. Je vous déclare donc, mademoiselle, hors de la présence de tout témoin, car je ne veux pas vous humilier, je vous déclare donc que vous êtes libre de partir de ce moment, et que vous pouvez retourner chez Mme votre mère, à Blois.
La Vallière ne pouvait tomber plus bas ; La Vallière ne pouvait souffrir plus qu’elle n’avait souffert.
Sa contenance ne changea point ; ses mains demeurèrent jointes sur ses genoux comme celles de la divine Madeleine.
- Vous m’avez entendue ? dit Madame.
Un simple frissonnement qui parcourut tout le corps de La Vallière répondit pour elle.
Et, comme la victime ne donnait pas d’autre signe d’existence, Madame sortit.
Alors, à son coeur suspendu, à son sang figé en quelque sorte dans ses veines, La Vallière sentit peu à peu se succéder des pulsations plus rapides aux poignets, au cou et aux tempes. Ces pulsations, en s’augmentant progressivement, se changèrent bientôt en une fièvre vertigineuse, dans le délire de laquelle elle vit tourbillonner toutes les figures de ses amis luttant contre ses ennemis.
Elle entendait s’entrechoquer à la fois dans ses oreilles assourdies des mots menaçants et des mots d’amour ; elle ne se souvenait plus d’être elle- même ; elle était soulevée hors de sa première existence comme par les ailes d’une puissante tempête, et, à l’horizon du chemin dans lequel le vertige la poussait, elle voyait la pierre du tombeau se soulevant et lui montrant l’intérieur formidable et sombre de l’éternelle nuit.
Mais cette douloureuse obsession de rêves finit par se calmer, pour faire place à la résignation habituelle de son caractère.
Un rayon d’espoir se glissa dans son coeur comme un rayon de jour dans le cachot d’un pauvre prisonnier.
Elle se reporta sur la route de Fontainebleau, elle vit le roi à cheval à la portière de son carrosse, lui disant qu’il l’aimait, lui demandant son amour, lui faisant jurer et jurant que jamais une soirée ne passerait sur une brouille sans qu’une visite, une lettre, un signe vint substituer le repos de la nuit au trouble du soir. C’était le roi qui avait trouvé cela, qui avait fait jurer cela, qui lui-même avait juré cela. Il était donc impossible que le roi manquât à la promesse qu’il avait lui-même exigée, à moins que le roi ne fût un despote qui commandât l’amour comme il commandait l’obéissance, à moins que le roi ne fût un indifférent que le premier obstacle suffit pour arrêter en chemin.
Le roi, ce doux protecteur, qui, d’un mot, d’un seul mot, pouvait faire cesser toutes ses peines, le roi se joignait donc à ses persécuteurs.
Oh ! sa colère ne pouvait durer. Maintenant qu’il était seul, il devait souffrir tout ce qu’elle souffrait elle-même. Mais lui, lui n’était pas enchaîné comme elle ; lui pouvait agir, se mouvoir, venir ; elle, elle, elle ne pouvait rien qu’attendre.
Et elle attendait de toute son âme, la pauvre enfant ; car il était impossible que le roi ne vînt pas.
Il était dix heures et demie à peine.
Il allait ou venir, ou lui écrire, ou lui faire dire une bonne parole par M. de Saint-Aignan.
S’il venait, oh ! comme elle allait s’élancer au-devant de lui ! comme elle allait repousser cette délicatesse qu’elle trouvait maintenant mal entendue ! comme elle allait lui dire : « Ce n’est pas moi qui ne vous aime pas ; ce sont elles qui ne veulent pas que je vous aime. »
Et alors, il faut le dire, en y réfléchissant, et au fur et à mesure qu’elle y réfléchissait, elle trouvait Louis moins coupable. En effet, il ignorait tout. Qu’avait-il dû penser de son obstination à garder le silence ? Impatient, irritable, comme on connaissait le roi, il était extraordinaire qu’il eût même conservé si longtemps son sang-froid. Oh ! sans doute elle n’eût pas agi ainsi, elle : elle eût tout compris, tout deviné. Mais elle était une pauvre fille et non pas un grand roi.
Oh ! s’il venait ! s’il venait !... comme elle lui pardonnerait tout ce qu’il venait de lui faire souffrir ! comme elle l’aimerait davantage pour avoir souffert !
Et sa tête tendue vers la porte, ses lèvres entrouvertes, attendaient, Dieu lui pardonne cette idée profane ! le baiser que les lèvres du roi distillaient si suavement le matin quand il prononçait le mot amour.
Si le roi ne venait pas, au moins écrirait-il ; c’était la seconde chance, chance moins douce, moins heureuse que l’autre, mais qui prouverait tout autant d’amour, et seulement un amour plus craintif. Oh ! comme elle dévorerait cette lettre ! comme elle se hâterait d’y répondre ! comme, une fois le messager parti, elle baiserait, relirait, presserait sur son coeur le bienheureux papier qui devait lui apporter le repos, la tranquillité, le bonheur !
Enfin, le roi ne venait pas ; si le roi n’écrivait pas, il était au moins impossible qu’il n’envoyât pas de Saint-Aignan ou que de Saint-Aignan ne vint pas de lui-même. A un tiers, comme elle dirait tout ! La majesté royale ne serait plus là pour glacer ses paroles sur ses lèvres, et alors aucun doute ne pourrait demeurer dans le coeur du roi.
Tout, chez La Vallière, coeur et regard, matière et esprit, se tourna donc vers l’attente.
Elle se dit qu’elle avait encore une heure d’espoir ; que, jusqu’à minuit, le roi pouvait venir, écrire ou envoyer ; qu’à minuit seulement, toute attente serait inutile, tout espoir serait perdu.
Tant qu’il y eut quelque bruit dans le palais, la pauvre enfant crut être la cause de ce bruit ; tant qu’il passa des gens dans la cour, elle crut que ces gens étaient des messagers du roi venant chez elle.
Onze heures sonnèrent ; puis onze heures un quart ; puis onze heures et demie.
Les minutes coulaient lentement dans cette anxiété, et pourtant elles fuyaient encore trop vite.
Les trois quarts sonnèrent.
Minuit ! minuit ! la dernière, la suprême espérance vint à son tour.
Avec le dernier tintement de l’horloge, la dernière lumière s’éteignit ; avec la dernière lumière, le dernier espoir.
Ainsi, le roi lui-même l’avait trompée ; le premier, il mentait au serment qu’il avait fait le jour même ; douze heures entre le serment et le parjure ! Ce n’était pas avoir gardé longtemps l’illusion.
Donc, non seulement le roi n’aimait pas, mais encore il méprisait celle que tout le monde accablait ; il la méprisait au point de l’abandonner à la honte d’une expulsion qui équivalait à une sentence ignominieuse ; et cependant, c’était lui, lui, le roi, qui était la cause première de cette ignominie.
Un sourire amer, le seul symptôme de colère qui, pendant cette longue lutte, eût passé sur la figure angélique de la victime, un sourire amer apparut sur ses lèvres.
En effet, pour elle, que restait-il sur la terre après le roi ? Rien. Seulement, Dieu restait au ciel.
Elle pensa à Dieu.
- Mon Dieu ! dit-elle, vous me dicterez vous-même ce que j’ai à faire. C’est de vous que j’attends tout, de vous que je dois tout attendre.
Et elle regarda son crucifix, dont elle baisa les pieds avec amour.
- Voilà, dit-elle, un maître qui n’oublie et n’abandonne jamais ceux qui ne l’abandonnent et qui ne l’oublient pas ; c’est à celui-là seul qu’il faut se sacrifier.
Alors, il eût été visible, si quelqu’un eût pu plonger son regard dans cette chambre, il eût été visible, disons-nous, que la pauvre désespérée prenait une résolution dernière, arrêtait un plan suprême dans son esprit, montait enfin cette grande échelle de Jacob qui conduit les âmes de la terre au ciel.
Alors, et comme ses genoux n’avaient plus la force de la soutenir, elle se laissa peu à peu aller sur les marches du prie-Dieu, la tête adossée au bois de la croix, et, l’oeil fixe, la respiration haletante, elle guetta sur les vitres les premières heures du jour.
Deux heures du matin la trouvèrent dans cet égarement ou, plutôt, dans cette extase. Elle ne s’appartenait déjà plus.
Aussi, lorsqu’elle vit la teinte violette du matin descendre sur les toits du palais et dessiner vaguement les contours du christ d’ivoire qu’elle tenait embrassé, elle se leva avec une certaine force, baisa les pieds du divin martyr, descendit l’escalier de sa chambre, et s’enveloppa la tête d’une mante tout en descendant.
Elle arriva au guichet juste au moment où la ronde de mousquetaires en ouvrait la porte pour admettre le premier poste des Suisses.
Alors, se glissant derrière les hommes de garde, elle gagna la rue avant que le chef de la patrouille eût même songé à se demander quelle était cette jeune femme qui s’échappait si matin du palais.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente