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Chapitre CLXVI
Comment Louis avait, de son côté, passé le temps de dix heures et demie à minuit

Le roi, au sortir de la chambre des filles d’honneur, avait trouvé chez lui Colbert qui l’attendait pour prendre ses ordres à l’occasion de la cérémonie du lendemain.
Il s’agissait, comme nous l’avons dit, d’une réception d’ambassadeurs hollandais et espagnols.
Louis XIV avait de graves sujets de mécontentement contre la Hollande ; les Etats avaient tergiversé déjà plusieurs fois dans leurs relations avec la France, et, sans s’apercevoir ou sans s’inquiéter d’une rupture, ils laissaient encore une fois l’alliance avec le roi Très Chrétien, pour nouer toutes sortes d’intrigues avec l’Espagne.
Louis XIV, à son avènement, c’est-à-dire à la mort de Mazarin, avait trouvé cette question politique ébauchée.
Elle était d’une solution difficile pour un jeune homme ; mais comme, alors, toute la nation était le roi, tout ce que résolvait la tête, le corps se trouvait prêt à l’exécuter.
Un peu de colère, la réaction d’un sang jeune et vivace au cerveau, c’était assez pour changer une ancienne ligne politique et créer un autre système.
Le rôle des diplomates de l’époque se réduisait à arranger entre eux les coups d’Etat dont leurs souverains pouvaient avoir besoin.
Louis n’était pas dans une disposition d’esprit capable de lui dicter une politique savante.
- Je ne sais trop, Sire ; je me mêle peu de galanterie, comme on dit.
- Mais, enfin, vous savez, puisque vous parlez ?
- J’ai ouï prononcer...
- Quoi ?
- Un nom.
- Lequel ?
- Mais je ne m’en souviens plus.
- Dites toujours.
- Je crois que c’est celui d’une des filles de Madame. Le roi tressaillit.
- Vous en savez plus que vous ne voulez dire, monsieur Colbert, murmura t-il.
- Oh ! Sire, je vous assure que non.
- Mais, enfin, on les connaît, ces demoiselles de Madame ; et, en vous disant leurs noms, vous rencontreriez peut-être celui que vous cherchez.
- Non, Sire.
- Essayez.
- Ce serait inutile, Sire. Quand il s’agit d’un nom de dame compromise, ma mémoire est un coffre d’airain dont j’ai perdu la clef.
Un nuage passa dans l’esprit et sur le front du roi. puis, voulant paraître maître de lui-même et secouant la tête :
- Voyons cette affaire de Hollande, dit-il.
- Et d’abord, Sire, à quelle heure Votre Majesté veut-elle recevoir les ambassadeurs ?
- De bon matin.
- Onze heures ?
- C’est trop tard... Neuf heures.
- C’est bien tôt.
- Pour des amis, cela n’a pas d’importance ; on fait tout ce qu’on veut avec des amis ; mais pour des ennemis alors rien de mieux, s’ils se blessent. Je ne serais pas fâché, je l’avoue, d’en finir avec tous ces oiseaux de marais qui me fatiguent de leurs cris.
- Sire, il sera fait comme Votre Majesté voudra... A neuf heures donc... Je donnerai des ordres en conséquence. Est-ce audience solennelle ?
- Non. Je veux m’expliquer avec eux et ne pas envenimer les choses, comme il arrive toujours en présence de beaucoup de gens ; mais, en même temps, je veux les tirer au clair, pour n’avoir pas à recommencer.
- Votre Majesté désignera les personnes qui assisteront à cette réception.
- J’en ferai la liste... Parlons de ces ambassadeurs : que veulent-ils ?
- Alliés à l’Espagne, ils ne gagnent rien ; alliés avec la France, ils perdent beaucoup.
- Comment cela ?
- Alliés avec l’Espagne, ils se voient bordés et protégés par les possessions de leur allié ; ils n’y peuvent mordre malgré leur envie. D’Anvers à Rotterdam, il n’y a qu’un pas par l’Escaut et la Meuse. S’ils veulent mordre au gâteau espagnol, vous, Sire, le gendre du roi d’Espagne, vous pouvez, en deux jours, aller de chez vous à Bruxelles avec de la cavalerie. Il s’agit donc de se brouiller assez avec vous et de vous faire assez suspecter l’Espagne pour que vous ne vous mêliez pas de ses affaires.
- Il est bien plus simple alors, répondit le roi, de faire avec moi une solide alliance à laquelle je gagnerais quelque chose, tandis qu’ils y gagneraient tout ?
- Non pas ; car, s’ils arrivaient, par hasard, à vous avoir pour limitrophe, Votre Majesté n’est pas un voisin commode ; jeune, ardent, belliqueux, le roi de France peut porter de rudes coups à la Hollande, surtout s’il s’approche d’elle.
- Je comprends parfaitement, monsieur Colbert, et c’est bien expliqué. Mais la conclusion, s’il vous plaît ?
- Jamais la sagesse ne manque aux décisions de Votre Majesté.
- Que me diront ces ambassadeurs ?
- Ils diront à Votre Majesté qu’ils désirent fortement son alliance, et ce sera un mensonge ; ils diront aux Espagnols que les trois puissances doivent s’unir contre la prospérité de l’Angleterre, et ce sera un mensonge ; car l’alliée naturelle de Votre Majesté, aujourd’hui, c’est l’Angleterre, qui a des vaisseaux quand vous n’en avez pas ; c’est l’Angleterre, qui peut balancer la puissance des Hollandais dans l’Inde : c’est l’Angleterre, enfin, pays monarchique, où Votre Majesté a des alliances de consanguinité.
- Bien ; mais que répondriez-vous ?
- Je répondrais, Sire, avec une modération sans égale, que la Hollande n’est pas parfaitement disposée pour le roi de France, que les symptômes de l’esprit public, chez les Hollandais, sont alarmants pour Votre Majesté, que certaines médailles ont été frappées avec des devises injurieuses.
- Pour moi ? s’écria le jeune roi exalté.
- Oh ! non pas, Sire, non ; injurieuses n’est pas le mot, et je me suis trompé. Je voulais dire flatteuses outre mesure pour les Bataves.
- Oh ! s’il en est ainsi, peu importe l’orgueil des Bataves, dit le roi en soupirant.
- Votre Majesté a mille fois raison. Cependant, ce n’est jamais un mal politique, le roi le sait mieux que moi, d’être injuste pour obtenir une concession. Votre Majesté, se plaignant avec susceptibilité des Bataves, leur paraîtra bien plus considérable.
- Qu’est-ce que ces médailles ? demanda Louis ; car si j’en parle, il faut que je sache quoi dire.
- Ma foi ! Sire, je ne sais trop... quelque devise outrecuidante... Voilà tout le sens, les mots ne font rien à la chose.
- Bien, j’articulerai le mot médaille, et ils comprendront s’ils veulent.
- Oh ! ils comprendront. Votre Majesté pourra aussi glisser quelques mots de certains pamphlets qui courent.
- Jamais ! Les pamphlets salissent ceux qui les écrivent, bien plus que ceux contre lesquels on les a écrits. Monsieur Colbert, je vous remercie, vous pouvez vous retirer.
- Sire !
- Adieu ! N’oubliez pas l’heure et soyez là.
- Sire, j’attends la liste de Votre Majesté.
- C’est vrai.
Le roi se mit à rêver ; il ne pensait pas du tout à cette liste. La pendule sonnait onze heures et demie.
On voyait sur le visage du prince le combat terrible de l’orgueil et de l’amour.
La conversation politique avait éteint beaucoup d’irritation chez Louis, et le visage pâle, altéré de La Vallière parlait à son imagination un bien autre langage que les médailles hollandaises ou les pamphlets bataves.
Il demeura dix minutes à se demander s’il fallait ou s’il ne fallait pas retourner chez La Vallière ; mais, Colbert ayant insisté respectueusement pour avoir la liste, le roi rougit de penser à l’amour quand les affaires commandaient.
Il dicta donc :
- La reine-mère... la reine... Madame... Mme de Motteville... Mlle de Châtillon... Mme de Navailles. Et en hommes : Monsieur... M. le prince... M. de Grammont... M. de Manicamp... M. de Saint-Aignan... et les officiers de service.
- Les ministres ? dit Colbert.
- Cela va sans dire, et les secrétaires.
- Sire, je vais tout préparer : les ordres seront à domicile demain.
- Dites aujourd’hui, répliqua tristement Louis.
Minuit sonnait.
C’était l’heure où se mourait de chagrin, de souffrances, la pauvre La Vallière.
Le service du roi entra pour son coucher. La reine attendait depuis une heure.
Louis passa chez elle avec un soupir ; mais, tout en soupirant, il se félicitait de son courage. Il s’applaudissait d’être ferme en amour comme en politique.

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