Le Vicomte de Bragelonne Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre CLXXVI
Hampton-Court

Cette révélation que nous venons de voir Montalais faire à La Vallière, à la fin de notre avant-dernier chapitre, nous ramène tout naturellement au principal héros de cette histoire, pauvre chevalier errant au souffle du caprice d’un roi.
Si notre lecteur veut bien nous suivre, nous passerons donc avec lui ce détroit plus orageux que l’Europe qui sépare Calais de Douvres ; nous traverserons cette verte et plantureuse campagne aux mille ruisseaux qui ceint Charing, Maidstone et dix autres villes plus pittoresques les unes que les autres, et nous arriverons enfin à Londres.
De là, comme des limiers qui suivent une piste, lorsque nous aurons reconnu que Raoul a fait un premier séjour à White-Hall, un second à Saint-James ; quand nous saurons qu’il a été reçu par Monck et introduit dans les meilleures sociétés de la Cour de Charles II, nous courrons après lui jusqu’à l’une des maisons d’été de Charles II, près de la ville de Kingston, à Hampton-Court, que baigne la Tamise.
Le fleuve n’est pas encore, à cet endroit, l’orgueilleuse voie qui charrie chaque jour un demi-million de voyageurs, et tourmente ses eaux noires comme celles du Cocyte, en disant : « Moi aussi, je suis la mer. »
Non, ce n’est encore qu’une douce et verte rivière aux margelles moussues, aux larges miroirs reflétant les saules et les hêtres, avec quelque barque de bois desséché qui dort çà et là au milieu des roseaux, dans une anse d’aulnes et de myosotis.
Les paysages s’étendent alentour calmes et riches ; la maison de briques perce de ses cheminées, aux fumées bleues, une épaisse cuirasse de houx flaves et verts ; l’enfant vêtu d’un sarrau rouge paraît et disparaît dans les grandes herbes comme un coquelicot qui se courbe sous le souffle du vent.
Les gros moutons blancs ruminent en fermant les yeux sous l’ombre des petits trembles trapus, et, de loin en loin, le martin-pêcheur, aux flancs d’émeraude et d’or, court comme une balle magique à la surface de l’eau et frise étourdiment la ligne de son confrère, l’homme pêcheur, qui guette, assis sur son batelet, la tanche et l’alose.
Au-dessus de ce paradis, fait d’ombre noire et de douce lumière, se lève le manoir d’Hampton-Court, bâti par Wolsey, séjour que l’orgueilleux cardinal avait créé désirable même pour un roi, et qu’il fut forcé, en courtisan timide, de donner à son maître Henri VIII, lequel avait froncé le sourcil d’envie et de cupidité au seul aspect du château neuf.
Hampton-Court, aux murailles de briques, aux grandes fenêtres, aux belles grilles de fer ; Hampton-Court, avec ses mille tourillons, ses clochetons bizarres, ses discrets promenoirs et ses fontaines intérieures pareilles à celles de l’Alhambra ; Hampton-Court, c’est le berceau des roses, du jasmin et des clématites. C’est la joie des yeux et de l’odorat, c’est la bordure la plus charmante de ce tableau d’amour que déroula Charles II, parmi les voluptueuses peintures du Titien, du Pordenone, de Van Dyck, lui qui avait dans sa galerie le portrait de Charles Ier, roi martyr, et sur ses boiseries les trous des balles puritaines lancées par les soldats de Cromwell, le 24 août 1648, alors qu’ils avaient amené Charles Ier prisonnier à Hampton-Court.
C’est là que tenait sa cour ce roi toujours ivre de plaisir ; ce roi poète par le désir ; ce malheureux d’autrefois qui se payait, par un jour de volupté, chaque minute écoulée naguère dans l’angoisse et la misère.
Ce n’était pas le doux gazon d’Hampton-Court, si doux que l’on croit fouler le velours ; ce n’était pas le carré de fleurs touffues qui ceint le pied de chaque arbre et fait un lit aux rosiers de vingt pieds qui s’épanouissent en plein ciel comme des gerbes d’artifice ; ce n’étaient pas les grands tilleuls dont les rameaux tombent jusqu’à terre comme des saules, et voilent tout amour ou toute rêverie sous leur ombre ou plutôt sous leur chevelure ; ce n’était pas tout cela que Charles II aimait dans son beau palais d’Hampton Court.
Peut-être était-ce alors cette belle eau rousse pareille aux eaux de la mer Caspienne, cette eau immense, ridée par un vent frais, comme les ondulations de la chevelure de Cléopâtre, ces eaux tapissées de cressons, de nénuphars blancs aux bulbes vigoureuses qui s’entrouvrent pour laisser voir comme l’oeuf le germe d’or rutilant au fond de l’enveloppe laiteuse, ces eaux mystérieuses et pleines de murmures, sur lesquelles naviguent les cygnes noirs et les petits canards avides, frêle couvée au duvet de soie, qui poursuivent la mouche verte sur les glaïeuls et la grenouille dans ses repaires de mousse.
C’étaient peut-être les houx énormes au feuillage bicolore, les ponts riants jetés sur les canaux, les biches qui brament dans les allées sans fin, et les bergeronnettes qui piétinent en voletant dans les bordures de buis et de trèfle.
Car il y a de tout cela dans Hampton-Court ; il y a, en outre, les espaliers de roses blanches qui grimpent le long des hauts treillages pour laisser retomber sur le sol leur neige odorante ; il y a dans le parc les vieux sycomores aux troncs verdissants qui baignent leurs pieds dans une poétique et luxuriante moisissure.
Non, ce que Charles II aimait dans Hampton-Court, c’étaient les ombres charmantes qui couraient après midi sur ses terrasses, lorsque, comme Louis XIV, il avait fait peindre leurs beautés dans son grand cabinet par un des pinceaux intelligents de son époque, pinceaux qui savaient attacher sur la toile un rayon échappé de tant de beaux yeux qui lançaient l’amour.
Le jour où nous arrivons à Hampton-Court, le ciel est presque doux et clair comme en un jour de France, l’air est d’une tiédeur humide, les géraniums, les pois de senteur énormes, les seringats et les héliotropes, jetés par millions dans le parterre, exhalent leurs arômes enivrants.
Il est une heure. Le roi, revenu de la chasse, a dîné, rendu visite à la duchesse de Castelmaine, la maîtresse en titre, et, après cette preuve de fidélité, il peut à l’aise se permettre des infidélités jusqu’au soir.
Toute la Cour folâtre et aime. C’est le temps où les dames demandent sérieusement aux gentilshommes leur sentiment sur tel ou tel pied plus ou moins charmant, selon qu’il est chaussé d’un bas de soie rose ou d’un bas de soie verte.
C’est le temps où Charles II déclare qu’il n’y a pas de salut pour une femme sans le bas de soie verte, parce que Mlle Lucy Stewart les porte de cette couleur.
Tandis que le roi cherche à communiquer ses préférences, nous verrons, dans l’allée des hêtres qui faisait face à la terrasse, une jeune dame en habit de couleur sévère marchant auprès d’un autre habit de couleur lilas et bleu sombre.
Elles traversèrent le parterre de gazon, au milieu duquel s’élevait une belle fontaine aux sirènes de bronze, et s’en allèrent en causant sur la terrasse, le long de laquelle, de la clôture de briques, sortaient dans le parc plusieurs cabinets variés de forme ; mais, comme ces cabinets étaient pour la plupart occupés, ces jeunes femmes passèrent : l’une rougissait, l’autre rêvait.
Enfin, elles vinrent au bout de cette terrasse qui dominait toute la Tamise, et, trouvant un frais abri, s’assirent côte à côte.
- Où allons-nous, Stewart ? dit la plus jeune des deux femmes à sa compagne.
- Ma chère Graffton, nous allons, tu le vois bien, où tu nous mènes.
- Moi ?
- Sans doute, toi ! à l’extrémité du palais, vers ce banc où le jeune Français attend et soupire.
Miss Mary Graffton s’arrêta court.
- Non, non, dit-elle, je ne vais pas là.
- Pourquoi ?
- Retournons, Stewart.
- Avançons, au contraire, et expliquons-nous.
- Sur quoi ?
- Sur ce que le vicomte de Bragelonne est de toutes les promenades que tu fais, comme tu es de toutes les promenades qu’il fait.
- Et tu en conclus qu’il m’aime ou que je l’aime ?
- Pourquoi pas ? C’est un charmant gentilhomme. Personne ne m’entend, je l’espère, dit miss Lucy Stewart en se retournant avec un sourire qui indiquait, au reste, que son inquiétude n’était pas grande.
- Non, non, dit Mary, le roi est dans son cabinet ovale avec M. de Buckingham.
- A propos de M. de Buckingham, Mary...
- Quoi ?
- Il me semble qu’il s’est déclaré ton chevalier depuis le retour de France ; comment va ton coeur de ce côté ?
Mary Graffton haussa les épaules.
- Bon ! bon ! je demanderai cela au beau Bragelonne, dit Stewart en riant ; allons le retrouver bien vite.
- Pour quoi faire ?
- J’ai à lui parler, moi.
- Pas encore ; un mot auparavant. Voyons, toi, Stewart, qui sais les petits secrets du roi.
- Tu crois cela ?
- Dame ! tu dois les savoir, ou personne ne les saura ; dis, pourquoi M. de Bragelonne est-il en Angleterre, et qu’y fait-il ?
- Ce que fait tout gentilhomme envoyé par son roi vers un autre roi.
- Soit ; mais, sérieusement, quoique la politique ne soit pas notre fort, nous en savons assez pour comprendre que M. de Bragelonne n’a point ici de mission sérieuse.
- Ecoute dit Stewart avec une gravité affectée, je veux bien pour toi trahir un secret d’Etat. Veux-tu que je te récite la lettre de crédit donnée par le roi Louis XIV à M. de Bragelonne, et adressée à Sa Majesté le roi Charles II ?
- Oui, sans doute.
- La voici : « Mon frère, je vous envoie un gentilhomme de ma Cour, fils de quelqu’un que vous aimez. Traitez-le bien, je vous en prie, et faites-lui aimer l’Angleterre. »
- Il y avait cela ?
- Tout net... ou l’équivalent. Je ne réponds pas de la forme, mais je réponds du fond.
- Eh bien ! qu’en as-tu déduit, ou plutôt qu’en a déduit le roi ?
- Que Sa Majesté française avait ses raisons pour éloigner M. de Bragelonne, et le marier... autre part qu’en France.
- De sorte qu’en vertu de cette lettre ?...
- Le roi Charles II a reçu de Bragelonne comme tu sais, splendidement et amicalement ; il lui a donné la plus belle chambre de White-Hall, et, comme tu es la plus précieuse personne de sa Cour, attendu que tu as refusé son coeur... allons, ne rougis pas... il a voulu te donner du goût pour le Français et lui faire ce beau présent. Voilà pourquoi, toi, héritière de trois cent mille livres, toi, future duchesse, toi, belle et bonne, il t’a mise de toutes les promenades dont M. de Bragelonne faisait partie. Enfin, c’était un complot, une espèce de conspiration. Vois si tu veux y mettre le feu, je t’en livre la mèche.
Miss Mary sourit avec une expression charmante qui lui était familière, et serrant le bras de sa compagne :
- Remercie le roi, dit-elle.
- Oui, oui, mais M. de Buckingham est jaloux. Prends garde ! répliqua Stewart.
Ces mots étaient à peine prononcés, que M. de Buckingham sortait de l’un des pavillons de la terrasse et, s’approchant des deux femmes avec un sourire :
- Vous vous trompez, miss Lucy, dit-il, non, je ne suis pas jaloux, et la preuve, miss Mary, c’est que voici là-bas celui qui devrait être la cause de ma jalousie, le vicomte de Bragelonne, qui rêve tout seul. Pauvre garçon ! Permettez donc que je lui abandonne votre gracieuse compagnie pendant quelques minutes, attendu que j’ai besoin de causer pendant ces quelques minutes avec miss Lucy Stewart.
Alors, s’inclinant du côté de Lucy :
- Me ferez-vous, dit-il, l’honneur de prendre ma main pour aller saluer le roi, qui nous attend ?
Et, à ces mots, Buckingham, toujours riant, prit la main de miss Lucy Stewart et l’emmena.
Restée seule, Mary Graffton, la tête inclinée sur l’épaule avec cette mollesse gracieuse particulière aux jeunes Anglaises, demeura un instant immobile, les yeux fixés sur Raoul, mais comme indécise de ce qu’elle devait faire. Enfin, après que ses joues, en pâlissant et en rougissant tour à tour, eurent révélé le combat qui se passait dans son coeur, elle parut prendre une résolution et s’avança d’un pas assez ferme vers le banc où Raoul était assis, et rêvait comme on l’avait bien dit.
Le bruit des pas de miss Mary, si léger qu’il fût sur la pelouse verte, réveilla Raoul ; il détourna la tête, aperçut la jeune fille et marcha au-devant de la compagne que son heureux destin lui amenait.
- On m’envoie à vous, monsieur, dit Mary Graffton ; m’acceptez-vous ?
- Et à qui dois-je être reconnaissant d’un pareil bonheur, mademoiselle, demanda Raoul.
- A M. de Buckingham, répliqua Mary en affectant la gaieté.
- A M. de Buckingham, qui recherche si passionnément votre précieuse compagnie ! Mademoiselle, dois-je vous croire ?
- En effet, monsieur, vous le voyez, tout conspire à ce que nous passions la meilleure ou plutôt la plus longue part de nos journées ensemble. Hier, c’était le roi qui m’ordonnait de vous faire asseoir près de moi, à table ; aujourd’hui, c’est M. de Buckingham qui me prie de venir m’asseoir près de vous, sur ce banc.
- Et il s’est éloigné pour me laisser la place libre ? demanda Raoul, avec embarras.
- Regardez là-bas, au détour de l’allée, il va disparaître avec miss Stewart. A-t-on de ces complaisances-là en France, monsieur le vicomte ?
- Mademoiselle, je ne pourrais trop dire ce qui se fait en France, car à peine si je suis Français. J’ai vécu dans plusieurs pays et presque toujours en soldat ; puis j’ai passé beaucoup de temps à la campagne ; je suis un sauvage.
- Vous ne vous plaisez point en Angleterre, n’est-ce pas ?
- Je ne sais, dit Raoul distraitement et en poussant un soupir.
- Comment, vous ne savez ?...
- Pardon, fit Raoul en secouant la tête et en rappelant à lui ses pensées. Pardon, je n’entendais pas.
- Oh ! dit la jeune femme en soupirant à son tour, comme le duc de Buckingham a eu tort de m’envoyer ici !
- Tort ? dit vivement Raoul. Vous avez raison : ma compagnie est maussade, et vous vous ennuyez avec moi. M. de Buckingham a eu tort de vous envoyer ici.
- C’est justement, répliqua la jeune femme avec sa voix sérieuse et vibrante, c’est justement parce que je ne m’ennuie pas avec vous que M. de Buckingham a eu tort de m’envoyer près de vous.
Raoul rougit à son tour.
- Mais, reprit-il, comment M. de Buckingham vous envoie-t-il près de moi, et comment y venez-vous vous-même ? M. de Buckingham vous aime, et vous l’aimez...
- Non, répondit gravement Mary, non ! M. de Buckingham ne m’aime point, puisqu’il aime Mme la duchesse d’Orléans ; et, quant à moi, je n’ai aucun amour pour le duc.
Raoul regarda la jeune femme avec étonnement.
- Etes-vous l’ami de M. de Buckingham, vicomte ? demanda-t-elle.
- M. le duc me fait l’honneur de m’appeler son ami, depuis que nous nous sommes vus en France.
- Vous êtes de simples connaissances, alors ?
- Non, car M. le duc de Buckingham est l’ami très intime d’un gentilhomme que j’aime comme un frère.
- De M. le comte de Guiche.
- Oui, mademoiselle.
- Lequel aime Mme la duchesse d’Orléans ?
- Oh ! que dites-vous là ?
- Et qui en est aimé, continua tranquillement la jeune femme.
Raoul baissa la tête ; miss Mary Graffton continua en soupirant :
- Ils sont bien heureux !... Tenez, quittez-moi, monsieur de Bragelonne, car M. de Buckingham vous a donné une fâcheuse commission en m’offrant à vous comme compagne de promenade. Votre coeur est ailleurs, et à peine si vous me faites l’aumône de votre esprit. Avouez, avouez... Ce serait mal à vous, vicomte, de ne pas avouer.
- Madame, je l’avoue.
Elle le regarda.
Il était si simple et si beau, son oeil avait tant de limpidité, de douce franchise et de résolution, qu’il ne pouvait venir à l’idée d’une femme, aussi distinguée que l’était miss Mary, que le jeune homme fût un discourtois ou un niais.
Elle vit seulement qu’il aimait une autre femme qu’elle dans toute la sincérité de son coeur.
- Oui, je comprends, dit-elle ; vous êtes amoureux en France.
Raoul s’inclina.
- Le duc connaît-il cet amour ?
- Nul ne le sait, répondit Raoul.
- Et pourquoi me le dites-vous, à moi ?
- Mademoiselle...
- Allons, parlez.
- Je ne puis.
- C’est donc à moi d’aller au-devant de l’explication ; vous ne voulez rien me dire, à moi, parce que vous êtes convaincu maintenant que je n’aime point le duc, parce que vous voyez que je vous eusse aimé peut-être, parce que vous êtes un gentilhomme plein de coeur et de délicatesse, et qu’au lieu de prendre, ne fût-ce que pour vous distraire un moment, une main que l’on approchait de la vôtre, qu’au lieu de sourire à ma bouche qui vous souriait, vous avez préféré, vous qui êtes jeune, me dire, à moi qui suis belle : « J’aime en France ! » Eh bien ! merci monsieur de Bragelonne, vous êtes un noble gentilhomme, et je vous en aime davantage... d’amitié. A présent, ne parlons plus de moi, parlons de vous. Oubliez que miss Graffton vous a parlé d’elle ; dites-moi pourquoi vous êtes triste, pourquoi vous l’êtes davantage encore depuis quelques jours ?
Raoul fut ému jusqu’au fond du coeur à l’accent doux et triste de cette voix ; il ne put trouver un mot de réponse ; la jeune fille vint encore à son secours.
- Plaignez-moi, dit-elle. Ma mère était Française. Je puis donc dire que je suis Française par le sang et l’âme. Mais sur cette ardeur planent sans cesse le brouillard et la tristesse de l’Angleterre. Parfois je rêve d’or et de magnifiques félicités ; mais soudain la brume arrive et s’étend sur mon rêve qu’elle éteint. Cette fois encore, il en a été ainsi. Pardon, assez là-dessus ; donnez-moi votre main et contez vos chagrins à une amie.
- Vous êtes Française, avez vous dit, Française d’âme et de sang !
- Oui, non seulement, je le répète, ma mère était Française ; mais encore, comme mon père, ami du roi Charles Ier, s’était exilé en France, et pendant le procès du prince, et pendant la vie du Protecteur, j’ai été élevée à Paris ; à la restauration du roi Charles II, mon père est revenu en Angleterre pour y mourir presque aussitôt, pauvre père ! Alors, le roi Charles m’a faite duchesse et a complété mon douaire.
- Avez-vous encore quelque parent en France ? demanda Raoul avec un profond intérêt.
- J’ai une soeur, mon aînée de sept ou huit ans, mariée en France et déjà veuve ; elle s’appelle Mme de Bellière.
Raoul fit un mouvement.
- Vous la connaissez ?
- J’ai entendu prononcer son nom.
- Elle aime aussi, et ses dernières lettres m’annoncent qu’elle est heureuse, donc elle est aimée. Moi, je vous le disais, monsieur de Bragelonne, j’ai la moitié de son âme, mais je n’ai point la moitié de son bonheur. Mais parlons de vous. Qui aimez-vous en France ?
- Une jeune fille douce et blanche comme un lis.
- Mais, si elle vous aime, pourquoi êtes-vous triste ?
- On m’a dit qu’elle ne m’aimait plus.
- Vous ne le croyez pas, j’espère ?
- Celui qui m’écrit n’a point signé sa lettre.
- Une dénonciation anonyme ! Oh ! c’est quelque trahison, dit miss Graffton.
- Tenez, dit Raoul en montrant à la jeune fille un billet qu’il avait lu cent fois.
Mary Graffton prit le billet et lut :
« Vicomte, disait cette lettre, vous avez bien raison de vous divertir là-bas avec les belles dames du roi Charles II ; car, à la Cour du roi Louis XIV, on vous assiège dans le château de vos amours. Restez donc à jamais à Londres, pauvre vicomte, on revenez vite à Paris. »
- Pas de signature ? dit Miss Mary.
- Non.
- Donc, n’y croyez pas.
- Oui ; mais voici une seconde lettre.
- De qui ?
- De M. de Guiche.
- Oh ! c’est autre chose ! Et cette lettre vous dit ?...
- Lisez.
« Mon ami, je suis blessé, malade. Revenez, Raoul ; revenez !
                    De Guiche. »
- Et qu’allez-vous faire ? demanda la jeune fille avec un serrement de coeur.
- Mon intention, en recevant cette lettre, a été de prendre à l’instant même congé du roi.
- Et vous la reçûtes ?...
- Avant-hier.
- Elle est datée de Fontainebleau.
- C’est étrange, n’est-ce pas ? la Cour est à Paris. Enfin, je fusse parti. Mais, quand je parlai au roi de mon départ, il se mit à rire et me dit : « Monsieur l’ambassadeur, d’où vient que vous partez ? Est-ce que votre maître vous rappelle ? » Je rougis, je fus décontenancé. car, en effet, le roi m’a envoyé ici, et je n’ai point reçu d’ordre de retour.
Mary fronça un sourcil pensif.
- Et vous restez ? demanda-t-elle.
- Il le faut, mademoiselle.
- Et celle que vous aimez ?...
- Eh bien ?...
- Vous écrit-elle ?
- Jamais.
- Jamais ! Oh ! elle ne vous aime donc pas ?
- Au moins, elle ne m’a point écrit depuis mon départ.
- Vous écrivait-elle, auparavant ?
- Quelquefois... Oh ! j’espère qu’elle aura eu un empêchement.
- Voici le duc : silence.
En effet, Buckingham reparaissait au bout de l’allée seul et souriant ; il vint lentement et tendit la main aux deux causeurs.
- Vous êtes-vous entendus ? dit-il.
- Sur quoi ? demanda Mary Graffton.
- Sur ce qui peut vous rendre heureuse, chère Mary, et rendre Raoul moins malheureux ?
- Je ne vous comprends point, milord, dit Raoul.
- Voilà mon sentiment, miss Mary. Voulez-vous que je vous le dise devant Monsieur ?
Et il souriait.
- Si vous voulez dire, répondit la jeune fille avec fierté, que j’étais disposée à aimer M. de Bragelonne, c’est inutile, car je le lui ai dit.
Buckingham réfléchit, et sans se décontenancer, comme elle s’y attendait :
- C’est, dit-il, parce que je vous connais un délicat esprit et surtout une âme loyale, que je vous laissais avec M. de Bragelonne, dont le coeur malade peut se guérir entre les mains d’un médecin comme vous.
- Mais, milord, avant de me parler du coeur de M. de Bragelonne, vous me parliez du vôtre. Voulez-vous donc que je guérisse deux coeurs à la fois ?
- Il est vrai, miss Mary ; mais vous me rendrez cette justice, que j’ai bientôt cessé une poursuite inutile, reconnaissant que ma blessure, à moi, était incurable.
Mary se recueillit un instant.
- Milord, dit-elle, M. de Bragelonne est heureux. Il aime, on l’aime. Il n’a donc pas besoin d’un médecin tel que moi.
- M. de Bragelonne, dit Buckingham, est à la veille de faire une grave maladie, et il a besoin, plus que jamais, que l’on soigne son coeur.
- Expliquez-vous, milord ? demanda vivement Raoul.
- Non, peu à peu je m’expliquerais ; mais, si vous le désirez, je puis dire à miss Mary ce que vous ne pouvez entendre.
- Milord, vous me mettez à la torture : milord, vous savez quelque chose.
- Je sais que miss Mary Graffton est le plus charmant objet qu’un coeur malade puisse rencontrer sur son chemin.
- Milord, je vous ai déjà dit que le vicomte de Bragelonne aimait ailleurs, fit la jeune fille.
- Il a tort.
- Vous le savez donc, monsieur le duc ? vous savez donc que j’ai tort ?
- Oui.
- Mais qui aime-t-il donc ? s’écria la jeune fille.
- Il aime une femme indigne de lui, dit tranquillement Buckingham, avec ce flegme qu’un Anglais seul puise dans sa tête et dans son coeur.
Miss Mary Graffton fit un cri qui, non moins que les paroles prononcées par Buckingham, appela sur les joues de Bragelonne la pâleur du saisissement et le frissonnement de la terreur.
- Duc, s’écria-t-il, vous venez de prononcer de telles paroles que, sans tarder d’une seconde, j’en vais chercher l’explication à Paris.
- Vous resterez ici, dit Buckingham.
- Moi ?
- Oui, vous.
- Et comment cela ?
- Parce que vous n’avez pas le droit de partir, et qu’on ne quitte pas le service d’un roi pour celui d’une femme, fût-elle digne d’être aimée comme l’est Mary Graffton.
- Alors instruisez-moi.
- Je le veux bien. Mais resterez-vous ?
- Oui, si vous me parlez franchement.
Ils en étaient là, et sans doute Buckingham allait dire, non pas tout ce qui était, mais tout ce qu’il savait, lorsqu’un valet de pied du roi parut à l’extrémité de la terrasse et s’avança vers le cabinet où était le roi avec miss Lucy Stewart.
Cet homme précédait un courrier poudreux qui paraissait avoir mis pied à terre il y avait quelques instants à peine.
- Le courrier de France ! le courrier de Madame ! s’écria Raoul reconnaissant la livrée de la duchesse.
L’homme et le courrier firent prévenir le roi tandis que le duc et miss Graffton échangeaient un regard d’intelligence.
- Voulez-vous donc que je pleure ?
- Non, mais je voudrais vous voir un peu plus mélancolique.
- Merci Dieu ! ma belle, je l’ai été assez longtemps : quatorze ans d’exil, de pauvreté, de misère ; il me semblait que c’était une dette payée ; et puis la mélancolie enlaidit.
- Non pas, voyez plutôt le jeune Français.
- Oh ! le vicomte de Bragelonne, vous aussi ! Dieu me damne ! elles en deviendront toutes folles les unes après les autres ; d’ailleurs, lui, il a raison d’être mélancolique.
- Et pourquoi cela ?
- Ah bien ! il faut que je vous livre les secrets d’Etat.
- Il le faut si je le veux, puisque vous avez dit que vous étiez prêt à faire tout ce que je voudrais.
- Eh bien ! il s’ennuie dans ce pays, là ! Etes-vous contente ?
- Il s’ennuie ?
- Oui, preuve qu’il est un niais.
- Comment, un niais ?
- Sans doute. Comprenez-vous cela ? Je lui permets d’aimer miss Mary Graffton, et il s’ennuie !
- Bon ! il paraît que, si vous n’étiez pas aimé de miss Lucy Stewart, vous vous consoleriez, vous, en aimant miss Mary Graffton ?
- Je ne dis pas cela : d’abord, vous savez bien que Mary Graffton ne m’aime pas ; or, on ne se console d’un amour perdu que par un amour trouvé. Mais, encore une fois, ce n’est pas de moi qu’il est question, c’est de ce jeune homme. Ne dirait-on pas que celle qu’il laisse derrière lui est une Hélène, une Hélène avant Péris, bien entendu.
- Mais il laisse donc quelqu’un, ce gentilhomme ?
- C’est-à-dire qu’on le laisse.

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