Le Vicomte de Bragelonne Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CLXXXVI
La vaisselle et les diamants de Madame de Bellière

A peine Fouquet eut-il congédié Vanel, qu’il réfléchit un moment.
- On ne saurait trop faire, dit-il, pour la femme que l’on a aimée. Marguerite désire être procureuse, pourquoi ne lui pas faire ce plaisir ? Maintenant que la conscience la plus scrupuleuse ne saurait rien me reprocher, pensons à la femme qui m’aime. Mme de Bellière doit être là.
Il indiqua du doigt la porte secrète.
S’étant enfermé, il ouvrit le couloir souterrain et se dirigea rapidement vers la communication établie entre la maison de Vincennes et sa maison à lui.
Il avait négligé d’avertir son amie avec la sonnette, bien assuré qu’elle ne manquait jamais au rendez-vous.
En effet, la marquise était arrivée. Elle attendait. Le bruit que fit le surintendant l’avertit ; elle accourut pour recevoir par-dessous la porte le billet qu’il lui passa.
« Venez, marquise, on vous attend pour souper. »
Heureuse et active, Mme de Bellière gagna son carrosse dans l’avenue de Vincennes, et elle vint tendre sa main sur le perron à Gourville, qui, pour mieux plaire au maître, guettait son arrivée dans la cour.
Elle n’avait pas vu entrer, fumants et blancs d’écume, les chevaux noirs de Fouquet, qui ramenaient à Saint-Mandé Pélisson et l’orfèvre lui-même à qui Mme de Bellière avait vendu sa vaisselle et ses joyaux.
- Oh ! oh ! s’écrièrent tous les convives ; on peut dire cela sans crainte d’une femme qui a les plus beaux diamants de Paris.
- Eh bien ? dit tout bas Fouquet à Pélisson.
- Eh bien ! j’ai enfin compris, répliqua celui-ci, et vous avez bien fait.
- C’est heureux, fit en souriant le surintendant.
- Monseigneur est servi, cria majestueusement Vatel.
Le flot des convives se précipita moins lentement qu’il n’est d’usage dans les fêtes ministérielles vers la salle à manger, où les attendait un magnifique spectacle.
Sur les buffets, sur les dressoirs, sur la table, au milieu des fleurs et des lumières, brillait à éblouir la vaisselle d’or et d’argent la plus riche qu’on pût voir ; c’était un reste de ces vieilles magnificences que les artistes florentins, amenés par les Médicis, avaient sculptées, ciselées fondues pour les dressoirs de fleurs, quand il y avait de l’or en France ; ces merveilles cachées, enfouies pendant les guerres civiles, avaient reparu timidement dans les intermittences de cette guerre de bon goût qu’on appelait la Fronde ; alors que seigneurs, se battant contre seigneurs, se tuaient mais ne se pillaient pas. Toute cette vaisselle était marquée aux armes de Mme de Bellière.
- Tiens, s’écria La Fontaine, un P. et un B.
Mais ce qu’il y avait de plus curieux, c’était le couvert de la marquise, à la place que lui avait assignée Fouquet ; près de lui s’élevait une pyramide de diamants, de saphirs, d’émeraudes, de camées antiques ; la sardoine gravée par les vieux Grecs de l’Asie Mineure avec ses montures d’or de Mysie, les curieuses mosaïques de la vieille Alexandrie montées en argent, les bracelets massifs de l’Egypte de Cléopâtre jonchaient un vaste plat de Palissy, supporté sur un trépied de bronze doré, sculpté par Benvenuto.
La marquise pâlit en voyant ce qu’elle ne comptait jamais revoir. Un profond silence, précurseur des émotions vives, occupait la salle engourdie et inquiète.
Fouquet ne fit pas même un signe pour chasser tous les valets chamarrés qui couraient, abeilles pressées, autour des vastes buffets et des tables d’office.
- Messieurs, dit-il, cette vaisselle que vous voyez appartenait à Mme de Bellière, qui, un jour, voyant un de ses amis dans la gêne, envoya tout cet or et tout cet argent chez l’orfèvre avec cette masse de joyaux qui se dressent là devant elle. Cette belle action d’une amie devait être comprise par des amis tels que vous. Heureux l’homme qui se voit aimé ainsi ! Buvons à la santé de Mme de Bellière.
Une immense acclamation couvrit ses paroles et fit tomber muette, pâmée sur son siège, la pauvre femme, qui venait de perdre ses sens, pareille aux oiseaux de la Grèce qui traversaient le ciel au-dessus de l’arène à Olympie.
- Et puis, ajouta Pélisson, que toute vertu touchait, que toute beauté charmait, buvons un peu aussi à celui qui inspira la belle action de Madame ; car un pareil homme doit être digne d’être aimé.
Ce fut le tour de la marquise. Elle se leva pâle et souriante, tendit son verre avec une main défaillante dont les doigts tremblants frottèrent les doigts de Fouquet, tandis que ses yeux mourants encore allaient chercher tout l’amour qui brûlait dans ce généreux coeur.
Commencé de cette héroïque façon, le souper devint promptement une fête ; nul ne s’occupa plus d’avoir de l’esprit, personne n’en manqua.
La Fontaine oublia son vin de Gorgny, et permit à Vatel de le réconcilier avec les vins du Rhône et ceux d’Espagne.
L’abbé Fouquet devint si bon, que Gourville lui dit :
- Prenez garde, monsieur l’abbé ! si vous êtes aussi tendre, on vous mangera.
Les heures s’écoulèrent ainsi joyeuses et secouant des roses sur les convives. Contre son ordinaire, le surintendant ne quitta pas la table avant les dernières largesses du dessert.
Il souriait à la plupart de ses amis, ivre comme on l’est quand on a enivré le coeur avant la tête, et, pour la première fois, il venait de regarder l’horloge.
Soudain une voiture roula dans la cour, et on l’entendit, chose étrange ! au milieu du bruit et des chansons.
Fouquet dressa l’oreille, puis il tourna les yeux vers l’antichambre. Il lui sembla qu’un pas y retentissait, et que ce pas, au lieu de fouler le sol, pesait sur son coeur.
Instinctivement son pied quitta le pied que Mme de Bellière appuyait sur le sien depuis deux heures.
- M. d’Herblay, évêque de Vannes, cria l’huissier.
Et la figure sombre et pensive d’Aramis apparut sur le seuil, entre les débris de deux guirlandes dont une flamme de lampe venait de rompre les fils.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente