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Chapitre XXXI
Monck se dessine

D’Artagnan, bien qu’il se flattât d’un meilleur succès, n’avait pourtant pas très bien compris la situation. C’était pour lui un grave sujet de méditation que ce voyage d’Athos en Angleterre ; cette ligue du roi avec Athos et cet étrange enlacement de son dessein avec celui du comte de La Fère. Le meilleur était de se laisser aller. Une imprudence avait été commise, et, tout en ayant réussi comme il l’avait promis, d’Artagnan se trouvait n’avoir aucun des avantages de la réussite. Puisque tout était perdu, on ne risquait plus rien.
D’Artagnan suivit Monck au milieu de son camp. Le retour du général avait produit un merveilleux effet, car on le croyait perdu. Mais Monck, avec son visage austère et son glacial maintien, semblait demander à ses lieutenants empressés et à ses soldats ravis la cause de cette allégresse. Aussi, au lieutenant qui était venu au-devant de lui et qui lui témoignait l’inquiétude qu’ils avaient ressentie de son départ :
- Pourquoi cela ? dit-il. Suis-je obligé de vous rendre des comptes ?
- Mais, Votre Honneur, les brebis sans le pasteur peuvent trembler.
- Trembler ! répondit Monck avec sa voix calme et puissante ; ah ! monsieur, quel mot !... Dieu me damne ! si mes brebis n’ont pas dents et ongles, je renonce à être leur pasteur. Ah ! vous trembliez, monsieur !
- Général, pour vous.
- Mêlez-vous de ce qui vous concerne, et si je n’ai pas l’esprit que Dieu envoyait à Olivier Cromwell, j’ai celui qu’il m’a envoyé ; je m’en contente, pour si petit qu’il soit.
L’officier ne répliqua pas, et Monck ayant ainsi imposé silence à ses gens, tous demeurèrent persuadés qu’il avait accompli une oeuvre importante ou fait sur eux une épreuve. C’était bien peu connaître ce génie scrupuleux et patient. Monck, s’il avait la bonne foi des puritains, ses alliés, dut remercier avec bien de la ferveur le saint patron qui l’avait pris de la boîte de M. d’Artagnan.
Pendant que ces choses se passaient, notre mousquetaire ne cessait de répéter :
- Mon Dieu ! fais que M. Monck n’ait pas autant d’amour-propre que j’en ai moi-même ; car, je le déclare, si quelqu’un m’eût mis dans un coffre avec ce grillage sur la bouche et mené ainsi, voituré comme un veau par-delà la mer, je garderais un si mauvais souvenir de ma mine piteuse dans ce coffre et une si laide rancune à celui qui m’aurait enfermé ; je craindrais si fort de voir éclore sur le visage de ce malicieux un sourire sarcastique, ou dans son attitude une imitation grotesque de ma position dans la boîte, que, mordioux !... je lui enfoncerais un bon poignard dans la gorge en compensation du grillage, et le clouerais dans une véritable bière en souvenir du faux cercueil où j’aurais moisi deux jours.
Et d’Artagnan était de bonne foi en parlant ainsi, car c’était un épiderme sensible que celui de notre Gascon. Monck avait d’autres idées, heureusement. Il n’ouvrit pas la bouche du passé à son timide vainqueur, mais il l’admit de fort près à ses travaux, l’emmena dans quelques reconnaissances, de façon à obtenir ce qu’il désirait sans doute vivement, une réhabilitation dans l’esprit de d’Artagnan. Celui-ci se conduisit en maître juré flatteur : il admira toute la tactique de Monck et l’ordonnance de son camp ; il plaisanta fort agréablement les circonvallations de Lambert, qui, disait-il, s’était bien inutilement donné la peine de clore un camp pour vingt mille hommes, tandis qu’un arpent de terrain lui eût suffi pour le caporal et les cinquante gardes qui peut-être lui demeureraient fidèles.
Monck, aussitôt à son arrivée, avait accepté la proposition d’entrevue faite la veille par Lambert et que les lieutenants de Monck avaient refusée, sous prétexte que le général était malade. Cette entrevue ne fut ni longue ni intéressante. Lambert demanda une profession de foi à son rival. Celui-ci déclara qu’il n’avait d’autre opinion que celle de la majorité. Lambert demanda s’il ne serait pas plus expédient de terminer la querelle par une alliance que par une bataille Monck, là-dessus, demanda huit jours pour réfléchir. Or, Lambert ne pouvait les lui refuser, et Lambert cependant était venu en disant qu’il dévorerait l’armée de Monck. Aussi quand, à la suite de l’entrevue, que ceux de Lambert attendaient avec impatience, rien ne se décida, ni traité ni bataille, l’armée rebelle commença, ainsi que l’avait prévu M. d’Artagnan, à préférer la bonne cause à la mauvaise, et le Parlement, tout Croupion qu’il était, au néant pompeux des desseins du général Lambert.
On se rappelait, en outre, les bons repas de Londres, la profusion d’ale et de sherry que le bourgeois de la Cité payait à ses amis, les soldats ; on regardait avec terreur le pain noir de la guerre, l’eau trouble de la Tweed, trop salée pour le verre, trop peu pour la marmite, et l’on se disait : « Ne serions-nous pas mieux de l’autre côté ? Les rôtis ne chauffent-ils pas à Londres pour Monck ? »
Dès lors, l’on n’entendit plus parler que de désertion dans l’armée de Lambert. Les soldats se laissaient entraîner par la force des principes, qui sont, comme la discipline, le lien obligé de tout corps constitué dans un but quelconque. Monck défendait le Parlement, Lambert l’attaquait. Monck n’avait pas plus envie que Lambert de soutenir le Parlement, mais il l’avait écrit sur ses drapeaux, en sorte que tous ceux du parti contraire étaient réduits à écrire sur le leur : « Rébellion », ce qui sonnait mal aux oreilles puritaines. On vint donc de Lambert à Monck comme des pécheurs viennent de Baal à Dieu.
Monck fit son calcul : à mille désertions par jour, Lambert en avait pour vingt jours ; mais il y a dans les choses qui croulent un tel accroissement du poids et de la vitesse qui se combinent, que cent partirent le premier jour, cinq cents le second, mille le troisième. Monck pensa qu’il avait atteint sa moyenne. Mais de mille la désertion passa vite à deux mille, puis à quatre mille, et huit jours après, Lambert, sentant bien qu’il n’avait plus la possibilité d’accepter la bataille si on la lui offrait, prit le sage parti de décamper pendant la nuit pour retourner à Londres, et prévenir Monck en se reconstruisant une puissance avec les débris du parti militaire.
Mais Monck, libre et sans inquiétudes, marcha sur Londres en vainqueur, grossissant son armée de tous les partis flottants sur son passage. Il vint camper à Barnet, c’est-à-dire à quatre lieues, chéri du Parlement, qui croyait voir en lui un protecteur, et attendu par le peuple, qui voulait le voir se dessiner pour le juger. D’Artagnan lui-même n’avait rien pu juger de sa tactique. Il observait, il admirait. Monck ne pouvait entrer à Londres avec un parti pris sans y rencontrer la guerre civile. Il temporisa quelque temps.
Soudain, sans que personne s’y attendît, Monck fit chasser de Londres le parti militaire, s’installa dans la Cité au milieu des bourgeois par ordre du Parlement, puis, au moment où les bourgeois criaient contre Monck, au moment où les soldats eux-mêmes accusaient leur chef, Monck, se voyant bien sûr de la majorité, déclara au Parlement Croupion qu’il fallait abdiquer, lever le siège, et céder sa place à un gouvernement qui ne fût pas une plaisanterie. Monck prononça cette déclaration, appuyé sur cinquante mille épées, auxquelles, le soir même, se joignirent, avec des hourras de joie délirante, cinq cent mille habitants de la bonne ville de Londres.
Enfin, au moment où le peuple, après son triomphe et ses repas orgiaques en pleine rue, cherchait des yeux le maître qu’il pourrait bien se donner, on apprit qu’un bâtiment venait de partir de La Haye, portant Charles II et sa fortune.
- Messieurs, dit Monck à ses officiers, je pars au-devant du roi légitime. Qui m’aime me suive !
Une immense acclamation accueillit ces paroles, que d’Artagnan n’entendit pas sans un frisson de plaisir.
- Mordioux ! dit-il à Monck, c’est hardi, monsieur.
- Vous m’accompagnez, n’est-ce pas ? dit Monck.
- Pardieu, général ! Mais, dites-moi, je vous prie, ce que vous aviez écrit avec Athos, c’est-à-dire avec M. le comte de La Fère... vous savez... le jour de notre arrivée ?
- Je n’ai pas de secrets pour vous, répliqua Monck : j’avais écrit ces mots : « Sire, j’attends Votre Majesté dans six semaines à Douvres. »
- Ah ! fit d’Artagnan, je ne dis plus que c’est hardi ; je dis que c’est bien joué. Voilà un beau coup.
- Vous vous y connaissez, répliqua Monck.
C’était la seule allusion que le général eût jamais faite à son voyage en Hollande.

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