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Chapitre LXXXII
Les trois lieutenants du généralissime

Selon qu'il avait été convenu et dans l'ordre arrêté entre eux, Athos et Aramis, en sortant de l'auberge du Grand-Roi-Charlemagne, s'acheminèrent vers l'hôtel de M. le duc de Bouillon.
La nuit était noire, et, quoique s'avançant vers les heures silencieuses et solitaires, elle continuait de retentir de ces mille bruits qui réveillent en sursaut une ville assiégée. A chaque pas on rencontrait des barricades, à chaque détour des rues des chaînes tendues, à chaque carrefour des bivouacs ; les patrouilles se croisaient, échangeant les mots d'ordre ; les messagers expédiés par les différents chefs sillonnaient les places ; enfin, des dialogues animés, et qui indiquaient l'agitation des esprits, s'établissaient entre les habitants pacifiques qui se tenaient aux fenêtres et leurs concitoyens plus belliqueux qui couraient les rues la pertuisane sur l'épaule ou l'arquebuse au bras.
Athos et Aramis n'avaient pas fait cent pas sans être arrêtés par les sentinelles placées aux barricades, qui leur avaient demandé le mot d'ordre ; mais ils avaient répondu qu'ils allaient chez M. de Bouillon pour lui annoncer une nouvelle d'importance, et l'on s'était contenté de leur donner un guide qui, sous prétexte de les accompagner et de leur faciliter les passages, était chargé de veiller sur eux. Celui-ci était parti les précédant et chantant :

          Ce brave monsieur de Bouillon
          Est incommodé de la goutte.

C'était un triolet des plus nouveaux et qui se composait de je ne sais combien de couplets où chacun avait sa part.
En arrivant aux environs de l'hôtel de Bouillon, on croisa une petite troupe de trois cavaliers qui avaient tous les mots du monde, car ils marchaient sans guide et sans escorte, et en arrivant aux barricades n'avaient qu'à échanger avec ceux qui les gardaient quelques paroles pour qu'on les laissât passer avec toutes les déférences qui sans doute étaient dues à leur rang. A leur aspect, Athos et Aramis s'arrêtèrent.
- Oh ! oh ! dit Aramis, voyez-vous, comte ?
- Oui, dit Athos.
- Que vous semble de ces trois cavaliers ?
- Et à vous Aramis ?
- Mais que ce sont nos hommes.
- Vous ne vous êtes pas trompé, j'ai parfaitement reconnu M. de Flamarens.
- Et moi, M. de Châtillon.
- Quant au cavalier au manteau brun...
- C'est le cardinal.
- En personne.
- Comment diable se hasardent-ils ainsi dans le voisinage de l'hôtel de Bouillon ? demanda Aramis.
Athos sourit, mais il ne répondit point. Cinq minutes après ils frappaient à la porte du prince.
La porte était gardée par une sentinelle, comme c'est l'habitude pour les gens revêtus de grades supérieurs ; un petit poste se tenait même dans la cour, prêt à obéir aux ordres du lieutenant de M. le prince de Conti.
Comme le disait la chanson, M. le duc de Bouillon avait la goutte et se tenait au lit ; mais malgré cette grave indisposition, qui l'empêchait de monter à cheval depuis un mois, c'est-à-dire depuis que Paris était assiégé, il n'en fit pas moins dire qu'il était prêt à recevoir MM. le comte de La Fère et le chevalier d'Herblay.
Les deux amis furent introduits près de M. le duc de Bouillon. Le malade était dans sa chambre, couché, mais entouré de l'appareil le plus militaire qui se pût voir. Ce n'étaient partout, pendus aux murailles, qu'épées, pistolets, cuirasses et arquebuses, et il était facile de voir que, dès qu'il n'aurait plus la goutte, M. de Bouillon donnerait un joli peloton de fil à retordre aux ennemis du parlement. En attendant, à son grand regret, disait il, il était forcé de se tenir au lit.
- Ah ! messieurs, s'écria-t-il en apercevant les deux visiteurs et en faisant pour se soulever sur son lit un effort qui lui arracha une grimace de douleur, vous êtes bien heureux, vous ; vous pouvez monter à cheval, aller, venir, combattre pour la cause du peuple. Mais moi, vous le voyez, je suis cloué sur mon lit. Ah ! diable de goutte ! fit-il en grimaçant de nouveau. Diable de goutte !
- Monseigneur, dit Athos, nous arrivons d'Angleterre, et notre premier soin en touchant à Paris a été de venir prendre des nouvelles de votre santé.
- Grand merci, messieurs, grand merci ! reprit le duc. Mauvaise, comme vous le voyez, ma santé... Diable de goutte ! Ah ! vous arrivez d'Angleterre ? et le roi Charles se porte bien, à ce que je viens d'apprendre ?
- Il est mort, Monseigneur, dit Aramis.
- Bah ! fit le duc étonné.
- Mort sur un échafaud, condamné par le parlement.
- Impossible !
- Et exécuté en notre présence.
- Que me disait donc M. de Flamarens ?
- M. de Flamarens ? fit Aramis.
- Oui, il sort d'ici.
Athos sourit.
- Avec deux compagnons ? dit-il.
- Avec deux compagnons, oui, reprit le duc ; puis il ajouta avec quelque inquiétude : Les auriez-vous rencontrés ?
- Mais oui, dans la rue ce me semble, dit Athos.
Et il regarda en souriant Aramis, qui, de son côté, le regarda d'un air quelque peu étonné.
- Diable de goutte ! s'écria M. de Bouillon évidemment mal à son aise.
- Monseigneur, dit Athos, en vérité il faut tout votre dévouement à la cause parisienne pour rester, souffrant comme vous l'êtes, à la tête des armées, et cette persévérance cause en vérité notre admiration, à M. d'Herblay et à moi.
- Que voulez-vous, messieurs ! il faut bien, et vous en êtes un exemple, vous si braves et si dévoués, vous à qui mon cher collègue le duc de Beaufort doit la liberté et peut-être la vie, il faut bien se sacrifier à la chose publique. Aussi vous le voyez, je me sacrifie ; mais, je l'avoue, je suis au bout de ma force. Le coeur est bon, la tête est bonne ; mais cette diable de goutte me tue, et j'avoue que si la cour faisait droit à mes demandes, demandes bien justes, puisque je ne fais que demander une indemnité promise par l'ancien cardinal lui-même lorsqu'on m'a enlevé ma principauté de Sedan, oui, je l'avoue, si l'on me donnait des domaines de la même valeur, si l'on m'indemnisait de la non-jouissance de cette propriété depuis qu'elle m'a été enlevée, c'est-à-dire depuis huit ans ; si le titre de prince était accordé à ceux de ma maison, et si mon frère de Turenne était réintégré dans son commandement, je me retirerais immédiatement dans mes terres et laisserais la cour et le parlement s'arranger entre eux comme ils l'entendraient.
- Et vous auriez bien raison, Monseigneur, dit Athos.
- C'est votre avis, n'est-ce pas, monsieur le comte de La Fère ?
- Tout à fait.
- Et à vous aussi, monsieur le chevalier d'Herblay ?
- Parfaitement.
- Eh bien ! je vous assure, messieurs, reprit le duc, que selon toute probabilité, c'est celui que j'adopterai. La cour me fait des ouvertures en ce moment ; il ne tient qu'à moi de les accepter. Je les avais repoussées jusqu'à cette heure, mais puisque des hommes comme vous me disent que j'ai tort, mais puisque surtout cette diable de goutte me met dans l'impossibilité de rendre aucun service à la cause parisienne, m'a foi, j'ai bien envie de suivre votre conseil et d'accepter la proposition que vient de me faire M. de Châtillon.
- Acceptez, prince, dit Aramis, acceptez.
- Ma foi, oui. Je suis même fâché, ce soir, de l'avoir presque repoussée... mais il y a conférence demain, et nous verrons.
Les deux amis saluèrent le duc.
- Allez, messieurs, leur dit celui-ci, allez, vous devez être bien fatigués du voyage. Pauvre roi Charles ! Mais enfin, il y a bien un peu de sa faute dans tout cela, et ce qui doit nous consoler c'est que la France n'a rien à se reprocher dans cette occasion, et qu'elle a fait tout ce qu'elle a pu pour le sauver.
- Oh ! quant à cela, dit Aramis, nous en sommes témoins, M. de Mazarin surtout....
- Eh bien ! voyez-vous, je suis bien aise que vous lui rendiez ce témoignage ; il a du bon au fond, le cardinal, et s'il n'était pas étranger... eh bien ! on lui rendrait justice. Aïe ! diable de goutte !
Athos et Aramis sortirent, mais jusque dans l'antichambre les cris de M. de Bouillon les accompagnèrent ; il était évident que le pauvre prince souffrait comme un damné.
Arrivés à la porte de la rue :
- Eh bien ! demanda Aramis à Athos, que pensez-vous ?
- De qui ?
- De M. de Bouillon, pardieu !
- Mon ami, j'en pense ce qu'en pense le triolet de notre guide, reprit Athos :

          Ce pauvre monsieur de Bouillon
          Est incommodé de la goutte.

- Aussi, dit Aramis, vous voyez que je ne lui ai pas soufflé mot de l'objet qui nous amenait.
- Et vous avez agi prudemment, vous lui eussiez redonné un accès. Allons chez M. de Beaufort.
Et les deux amis s'acheminèrent vers l'hôtel de Vendôme.
Dix heures sonnaient comme ils arrivaient.
L'hôtel de Vendôme était non moins bien gardé et présentait un aspect non moins belliqueux que celui de Bouillon. Il y avait sentinelles, poste dans la cour, armes aux faisceaux, chevaux tout sellés aux anneaux. Deux cavaliers, sortant comme Athos et Aramis entraient, furent obligés de faire faire un pas en arrière à leurs montures pour laisser passer ceux-ci.
- Ah ! ah ! messieurs, dit Aramis, c'est décidément la nuit aux rencontres, j'avoue que nous serions bien malheureux après nous être si souvent rencontrés ce soir, si nous allions ne point parvenir à nous rencontrer demain.
- Oh ! quant à cela, monsieur, repartit Châtillon car c'était lui-même qui sortait avec Flamarens de chez le duc de Beaufort, vous pouvez être tranquille ; si nous nous rencontrons la nuit sans nous chercher, à plus forte raison nous rencontrerons-nous le jour en nous cherchant.
- Je l'espère, monsieur, dit Aramis.
- Et moi, j'en suis sûr, dit le duc.
MM. de Flamarens et de Châtillon continuèrent leur chemin, et Athos et Aramis mirent pied à terre.
A peine avaient-ils passé la bride de leurs chevaux aux bras de leurs laquais et s'étaient-ils débarrassés de leurs manteaux, qu'un homme s'approcha d'eux, et après les avoir regardés un instant à la douteuse clarté d'une lanterne suspendue au milieu de la cour, poussa un cri de surprise et vint se jeter dans leurs bras.
- Comte de La Fère, s'écria cet homme, chevalier d'Herblay ! comment êtes-vous ici, à Paris ?
- Rochefort ! dirent ensemble les deux amis.
- Oui, sans doute. Nous sommes arrivés, comme vous l'avez su, du Vendômois, il y a quatre ou cinq jours, et nous nous apprêtons à donner de la besogne au Mazarin. Vous êtes toujours des nôtres, je présume ?
- Plus que jamais. Et le duc ?
- Il est enragé contre le cardinal. Vous savez ses succès, à notre cher duc ! c'est le véritable roi de Paris ; il ne peut pas sortir sans risquer qu'on l'étouffe.
- Ah ! tant mieux, dit Aramis ; mais dites-moi, n'est-ce pas MM. de Flamarens et de Châtillon qui sortent d'ici ?
- Oui, ils viennent d'avoir audience du duc ; ils venaient de la part du Mazarin sans doute, mais ils auront trouvé à qui parler, je vous en réponds.
- A la bonne heure ! dit Athos. Et ne pourrait-on avoir l'honneur de voir Son Altesse ?
- Comment donc ! à l'instant même. Vous savez que pour vous elle est toujours visible. Suivez-moi, je réclame l'honneur de vous présenter.
Rochefort marcha devant. Toutes les portes s'ouvrirent devant lui et devant les deux amis. Ils trouvèrent M. de Beaufort près de se mettre à table. Les mille occupations de la soirée avaient retardé son souper jusqu'à ce moment- là ; mais, malgré la gravité de la circonstance, le prince n'eut pas plus tôt entendu les deux noms que lui annonçait Rochefort, qu'il se leva de la chaise qu'il était en train d'approcher de la table, et que s'avançant vivement au devant des deux amis :
- Ah ! pardieu, dit-il, soyez les bienvenus, messieurs. Vous venez prendre votre part de mon souper, n'est-ce pas ? Boisjoli, préviens Noirmont que j'ai deux convives. Vous connaissez Noirmont, n'est-ce pas, messieurs ? c'est mon maître d'hôtel, le successeur du père Marteau, qui confectionne les excellents pâtés que vous savez. Boisjoli, qu'il envoie un de sa façon, mais pas dans le genre de celui qu'il avait fait pour La Ramée. Dieu merci ! nous n'avons plus besoin d'échelles de corde, de poignards ni de poires d'angoisse.
- Monseigneur, dit Athos, ne dérangez pas pour nous votre illustre maître d'hôtel, dont nous connaissons les talents nombreux et variés. Ce soir, avec la permission de Votre Altesse, nous aurons seulement l'honneur de lui demander des nouvelles de sa santé et de prendre ses ordres.
- Oh ! quant à ma santé, vous voyez, messieurs, excellente. Une santé qui a résisté à cinq ans de Vincennes accompagnés de M. de Chavigny est capable de tout. Quant à mes ordres, ma foi, j'avoue que je serais fort embarrassé de vous en donner, attendu que chacun donne les siens de son côté, et que je finirai, si cela continue, par n'en pas donner du tout.
- Vraiment ? dit Athos, je croyais cependant que c'était sur votre union que le parlement comptait.
- Ah ! oui, notre union ! elle est belle ! Avec le duc de Bouillon, ça va encore, il a la goutte et ne quitte pas son lit, il y a moyen de s'entendre ; mais avec M. d'Elbeuf et ses éléphants de fils... Vous connaissez le triolet sur le duc d'Elbeuf, messieurs ?
- Non, Monseigneur.
- Vraiment !
Le duc se mit à chanter :

          Monsieur d'Elbeuf et ses enfants
          Font rage à la place Royale,
          Ils vont tous quatre piaffant,
          Monsieur d'Elbeuf et ses enfants.
          Mais sitôt qu'il faut battre aux champs,
          Adieu leur humeur martiale.
          Monsieur d'Elbeuf et ses enfants
          Font rage à la place Royale.

- Mais, reprit Athos, il n'en est pas ainsi avec le coadjuteur, j'espère ?
- Ah ! bien oui ! avec le coadjuteur, c'est pis encore. Dieu vous garde des prélats brouillons, surtout quand ils portent une cuirasse sous leur simarre ! Au lieu de se tenir tranquille dans son évêché à chanter des Te Deum pour les victoires que nous ne remportons pas, ou pour les victoires où nous sommes battus, savez-vous ce qu'il fait ?
- Non.
- Il lève un régiment auquel il donne son nom, le régiment de Corinthe. Il fait des lieutenants et des capitaines ni plus ni moins qu'un maréchal de France, et des colonels comme le roi.
- Oui, dit Aramis ; mais lorsqu'il faut se battre, j'espère qu'il se tient à son archevêché ?
- Eh bien ! pas du tout, voilà ce qui vous trompe, mon cher d'Herblay ! Lorsqu'il faut se battre, il se bat ; de sorte que comme la mort de son oncle lui a donné siège au parlement, maintenant on l'a sans cesse dans les jambes ; au parlement, au conseil, au combat. Le prince de Conti est général en peinture, et quelle peinture ! Un prince bossu ! Ah ! tout cela va bien mal, messieurs, tout cela va bien mal !
- De sorte, Monseigneur, que Votre Altesse est mécontente ? dit Athos en échangeant un regard avec Aramis.
- Mécontente, comte ! dites que Mon Altesse est furieuse. C'est au point, tenez, je le dis à vous, je ne le dirais point à d'autres, c'est au point que si la reine, reconnaissant ses torts envers moi, rappelait ma mère exilée et me donnait la survivance de l'amirauté, qui est à monsieur mon père et qui m'a été promise à sa mort, eh bien ! je ne serais pas bien éloigné de dresser des chiens à qui j'apprendrais à dire qu'il y a encore en France de plus grands voleurs que M. de Mazarin.
Ce ne fut plus un regard seulement, ce furent un regard et un sourire qu'échangèrent Athos et Aramis ; et ne les eussent-ils pas rencontrés, ils eussent deviné que MM. de Châtillon et de Flamarens avaient passé par là. Aussi ne soufflèrent-ils pas mot de la présence à Paris de M. de Mazarin.
- Monseigneur, dit Athos, nous voilà satisfaits. Nous n'avions, en venant à cette heure chez Votre Altesse, d'autre but que de faire preuve de notre dévouement, et de lui dire que nous nous tenions à sa disposition comme ses plus fidèles serviteurs.
- Comme mes plus fidèles amis, messieurs, comme mes plus fidèles amis ! vous l'avez prouvé ; et si jamais je me raccommode avec la cour, je vous prouverai, je l'espère, que moi aussi je suis resté votre ami ainsi que celui de ces messieurs ; comment diable les appelez-vous, d'Artagnan et Porthos ?
- D'Artagnan et Porthos.
- Ah ! oui, c'est cela. Ainsi donc, vous comprenez, comte de La Fère, vous comprenez, chevalier d'Herblay, tout et toujours à vous.
Athos et Aramis s'inclinèrent et sortirent.
- Mon cher Athos, dit Aramis, je crois que vous n'avez consenti à m'accompagner, Dieu me pardonne ! que pour me donner une leçon ?
- Attendez donc, mon cher, dit Athos, il sera temps de vous en apercevoir quand nous sortirons de chez le coadjuteur.
- Allons donc à l'archevêché, dit Aramis.
Et tous deux s'acheminèrent vers la Cité.
En se rapprochant du berceau de Paris, Athos et Aramis trouvèrent les rues inondées, et il fallut reprendre une barque.
Il était onze heures passées, mais on savait qu'il n'y avait pas d'heure pour se présenter chez le coadjuteur ; son incroyable activité faisait, selon les besoins, de la nuit le jour, et du jour la nuit.
Le palais archiépiscopal sortait du sein de l'eau, et on eût dit, au nombre des barques amarrées de tous côtés autour de ce palais, qu'on était, non à Paris, mais à Venise. Ces barques allaient, venaient, se croisaient en tous sens, s'enfonçant dans le dédale des rues de la Cité ou s'éloignant dans la direction de l'Arsenal ou du quai Saint-Victor, et alors nageaient comme sur un lac. De ces barques les unes étaient muettes et mystérieuses, les autres étaient bruyantes et éclairées. Les deux amis glissèrent au milieu de ce monde d'embarcations et abordèrent à leur tour.
Tout le rez-de-chaussée de l'archevêché était inondé mais des espèces d'escaliers avaient été adaptés aux murailles ; et tout le changement qui était résulté de l'inondation, c'est qu'au lieu d'entrer par les portes on entrait par les fenêtres.
Ce fut ainsi qu'Athos et Aramis abordèrent dans l'antichambre du prélat. Cette antichambre était encombrée de laquais, car une douzaine de seigneurs étaient entassés dans le salon d'attente.
- Mon Dieu ! dit Aramis, regardez donc, Athos ! est-ce que ce fat de coadjuteur va se donner le plaisir de nous faire faire antichambre ?
Athos sourit.
- Mon cher ami, lui dit-il, il faut prendre les gens avec tous les inconvénients de leur position ; le coadjuteur est en ce moment un des sept ou huit rois qui règnent à Paris, il a une cour.
- Oui, dit Aramis ; mais nous ne sommes pas des courtisans, nous.
- Aussi allons-nous lui faire passer nos noms, et s'il ne fait pas en les voyant une réponse convenable, eh bien ! nous le laisserons aux affaires de la France et aux siennes. Il ne s'agit que d'appeler un laquais et de lui mettre une demi-pistole dans la main.
- Eh ! justement, s'écria Aramis, je ne me trompe pas... Oui... non... si fait, Bazin ; venez ici, drôle !
Bazin, qui dans ce moment traversait l'antichambre majestueusement revêtu de ses habits d'église, se retourna, le sourcil froncé pour voir quel était l'impertinent qui l'apostrophait de cette manière. Mais à peine eut-il reconnu Aramis, que le tigre se fit agneau, et que s'approchant des deux gentilshommes :
- Comment ! dit-il, c'est vous, monsieur le chevalier ! c'est vous, monsieur le comte ! Vous voilà tous deux au moment où nous étions si inquiets de vous ! oh ! que je suis heureux de vous revoir !
- C'est bien, c'est bien, maître Bazin, dit Aramis ; trêve de compliments. Nous venons pour voir M. le coadjuteur, mais nous sommes pressés, et il faut que nous le voyions à l'instant même.
- Comment donc ! dit Bazin à l'instant même, sans doute ; ce n'est point à des seigneurs de votre sorte qu'on fait faire antichambre. Seulement en ce moment il est en conférence secrète avec un M. de Bruy.
- De Bruy ! s'écrièrent ensemble Athos et Aramis.
- Oui ! c'est moi qui l'ai annoncé, et je me rappelle parfaitement son nom. Le connaissez-vous, monsieur ? ajouta Bazin en se retournant vers Aramis.
- Je crois le connaître.
- Je n'en dirai pas autant, moi, reprit Bazin, car il était si bien enveloppé dans son manteau, que quelque persistance que j'y aie mise, je n'ai pas pu voir le plus petit coin de son visage. Mais je vais entrer pour annoncer, et cette fois peut-être serai-je plus heureux.
- Inutile, dit Aramis, nous renonçons à voir M. le coadjuteur pour ce soir, n'est-ce pas, Athos ?
- Comme vous voudrez, dit le comte.
- Oui, il a de trop grandes affaires à traiter avec ce M. de Bruy.
- Et lui annoncerai-je que ces messieurs étaient venus à l'archevêché ?
- Non, ce n'est pas la peine, dit Aramis ; venez, Athos.
Et les deux amis, fendant la foule des laquais, sortirent de l'archevêché suivis de Bazin, qui témoignait de leur importance en leur prodiguant les salutations.
- Eh bien ! demanda Athos lorsque Aramis et lui furent dans la barque, commencez-vous à croire, mon ami, que nous aurions joué un bien mauvais tour à tous ces gens-là en arrêtant M. de Mazarin ?
- Vous êtes la sagesse incarnée, Athos, répondit Aramis.
Ce qui avait surtout frappé les deux amis, c'était le peu d'importance qu'avaient pris à la cour de France les événements terribles qui s'étaient passés en Angleterre et qui leur semblaient, à eux, devoir occuper l'attention de toute l'Europe.
En effet, à part une pauvre veuve et une orpheline royale qui pleuraient dans un coin du Louvre, personne ne paraissait savoir qu'il eût existé un roi Charles Ier et que ce roi venait de mourir sur un échafaud.
Les deux amis s'étaient donné rendez-vous pour le lendemain matin à dix heures, car, quoique la nuit fût fort avancée lorsqu'ils étaient arrivés à la porte de l'hôtel, Aramis avait prétendu qu'il avait encore quelques visites d'importance à faire et avait laissé Athos entrer seul.
Le lendemain à dix heures sonnantes ils étaient réunis. Depuis six heures du matin Athos était sorti de son côté.
- Eh bien ! avez-vous eu quelques nouvelles ? demanda Athos.
- Aucune ; on n'a vu d'Artagnan nulle part, et Porthos n'a pas encore paru. Et chez vous ?
- Rien.
- Diable ! fit Aramis.
- En effet, dit Athos, ce retard n'est point naturel ; ils ont pris la route la plus directe, et par conséquent ils auraient du arriver avant nous.
- Ajoutez à cela, dit Aramis, que nous connaissons d'Artagnan pour la rapidité de ses manoeuvres, et qu'il n'est pas homme à avoir perdu une heure, sachant que nous l'attendons...
- Il comptait, si vous vous rappelez, être ici le cinq.
- Et nous voilà au neuf. C'est ce soir qu'expire le délai.
- Que comptez-vous faire, demanda Athos, si ce soir nous n'avons pas de nouvelles ?
- Pardieu ! nous mettre à sa recherche.
- Bien, dit Athos.
- Mais Raoul ? demanda Aramis.
Un léger nuage passa sur le front du comte.
- Raoul me donne beaucoup d'inquiétude, dit-il, il a reçu hier un message du prince de Condé, il est allé le rejoindre à Saint-Cloud et n'est pas revenu.
- N'avez-vous point vu madame de Chevreuse ?
- Elle n'était point chez elle. Et vous, Aramis vous deviez passer, je crois, chez madame de Longueville ?
- J'y ai passé en effet.
- Eh bien ?
- Elle n'était point chez elle non plus, mais au moins elle avait laissé l'adresse de son nouveau logement.
- Où était-elle ?
- Devinez, je vous le donne en mille.
- Comment voulez-vous que je devine où est à minuit, car je présume que c'est en me quittant que vous vous êtes présenté chez elle, comment, dis-je, voulez-vous que je devine où est à minuit la plus belle et la plus active de toutes les frondeuses ?
- A l'Hôtel de Ville ! mon cher !
- Comment, à l'Hôtel de Ville ! Est-elle donc nommée prévôt des marchands ?
- Non, mais elle s'est faite reine de Paris par intérim, et comme elle n'a pas osé de prime abord aller s'établir au Palais-Royal ou aux Tuileries, elle s'est installée à l'Hôtel de Ville, où elle va donner incessamment un héritier ou une héritière à ce cher duc.
- Vous ne m'aviez pas fait part de cette circonstance, Aramis, dit Athos.
- Bah ! vraiment ! C'est un oubli alors, excusez-moi.
- Maintenant, demanda Athos, qu'allons-nous faire d'ici à ce soir ? Nous voici fort désoeuvrés, ce me semble.
- Vous oubliez, mon ami, que nous avons de la besogne toute taillée.
- Où cela ?
- Du côté de Charenton, morbleu ! J'ai l'espérance, d'après sa promesse, de rencontrer là un certain M. de Châtillon que je déteste depuis longtemps.
- Et pourquoi cela ?
- Parce qu'il est frère d'un certain M. de Coligny.
- Ah ! c'est vrai, j'oubliais... lequel a prétendu à l'honneur d'être votre rival. Il a été bien cruellement puni de cette audace, mon cher, et, en vérité, cela devrait vous suffire.
- Oui ; mais que voulez-vous ! cela ne me suffit point. Je suis rancunier ; c'est le seul point par lequel je tienne à l'Eglise. Après cela, vous comprenez, Athos, vous n'êtes aucunement forcé de me suivre.
- Allons donc, dit Athos, vous plaisantez !
- En ce cas, mon cher, si vous êtes décidé à m'accompagner, il n'y a point de temps à perdre. Le tambour a battu, j'ai rencontré les canons qui partaient, j'ai vu les bourgeois qui se rangeaient en bataille sur la place de l'Hôtel-de-Ville ; on va bien certainement se battre vers Charenton, comme l'a dit hier le duc de Châtillon.
- J'aurais cru, dit Athos, que les conférences de cette nuit avaient changé quelque chose à ces dispositions belliqueuses.
- Oui sans doute, mais on ne s'en battra pas moins, ne fût-ce que pour mieux masquer ces conférences.
- Pauvres gens ! dit Athos, qui vont se faire tuer pour qu'on rende Sedan à M. de Bouillon, pour qu'on donne la survivance de l'amirauté à M. de Beaufort, et pour que le coadjuteur soit cardinal !
- Allons ! allons ! mon cher, dit Aramis, convenez que vous ne seriez pas si philosophe si votre Raoul ne se devait point trouver à toute cette bagarre.
- Peut-être dites-vous vrai, Aramis.
- Eh bien ! allons donc où l'on se bat, c'est un moyen sûr de retrouver d'Artagnan, Porthos, et peut-être même Raoul.
- Hélas ! dit Athos.
- Mon bon ami, dit Aramis, maintenant que nous sommes à Paris, il vous faut, croyez-moi, perdre cette habitude de soupirer sans cesse. A la guerre, morbleu ! comme à la guerre, Athos ! N'êtes-vous plus homme d'épée, et vous êtes-vous fait d'Eglise voyons ! Tenez, voilà de beaux bourgeois qui passent ; c'est engageant, tudieu ! Et ce capitaine, voyez donc, ça vous a presque une tournure militaire !
- Ils sortent de la rue du Mouton.
- Tambour en tête, comme de vrais soldats ! Mais voyez donc ce gaillard là, comme il se balance, comme il se cambre !
Heu ! fit Grimaud.
- Quoi ? demanda Athos.
- Planchet, monsieur.
- Lieutenant hier, dit Aramis, capitaine aujourd'hui, colonel sans doute demain ; dans huit jours le gaillard sera maréchal de France.
- Demandons-lui quelques renseignements, dit Athos.
Et les deux amis s'approchèrent de Planchet, qui, plus fier que jamais d'être vu en fonctions, daigna expliquer aux deux gentilshommes qu'il avait ordre de prendre position sur la place Royale avec deux cents hommes formant l'arrière-garde de l'armée parisienne, et de se diriger de là vers Charenton quand besoin serait.
Comme Athos et Aramis allaient du même côté, ils escortèrent Planchet jusque sur son terrain.
Planchet fit assez adroitement manoeuvrer ses hommes sur la place Royale, et les échelonna derrière une longue file de bourgeois placée rue et faubourg Saint-Antoine en attendant le signal du combat.
- La journée sera chaude, dit Planchet d'un ton belliqueux.
- Oui, sans doute, répondit Aramis ; mais il y a loin d'ici à l'ennemi.
- Monsieur, on rapprochera la distance, répondit un dizainier.
Aramis salua, puis se retournant vers Athos :
- Je ne me soucie pas de camper place Royale avec tous ces gens-là, dit-il ; voulez-vous que nous marchions en avant ? nous verrons mieux les choses.
- Et puis M. de Châtillon ne viendrait point vous chercher place Royale, n'est-ce pas ? Allons donc en avant, mon ami.
- N'avez-vous pas deux mots à dire de votre côté à M. de Flamarens ?
- Ami, dit Athos, j'ai pris une résolution, c'est de ne plus tirer l'épée que je n'y sois forcé absolument.
- Et depuis quand cela ?
- Depuis que j'ai tiré le poignard.
- Ah bon ! encore un souvenir de M. Mordaunt ! Eh bien ! mon cher, il ne vous manquerait plus que d'éprouver des remords d'avoir tué celui-là !
- Chut ! dit Athos en mettant un doigt sur sa bouche avec ce sourire triste qui n'appartenait qu'à lui, ne parlons plus de Mordaunt, cela nous porterait malheur.
Et Athos piqua vers Charenton, longeant le faubourg, puis la vallée de Fécamp, toute noire de bourgeois armés.
Il va sans dire qu'Aramis le suivait d'une demi-longueur de cheval.

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