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Chapitre XXXVI
Sculpture et peinture

Lorsque Roland rentra au Luxembourg, la pendule du palais marquait une heure et un quart de l'après-midi.

Le premier consul travaillait avec Bourrienne.

Si nous ne faisions qu'un simple roman, nous nous hâterions vers le dénouement, et, pour y arriver plus vite, nous négligerions certains détails dont, assure-t-on, les grandes figures historiques peuvent se passer.

Ce n'est point notre avis.

Du jour où nous avons mis la main à la plume – et il y aura de cela bientôt trente ans – soit que notre pensée se concentrât dans un drame, soit qu'elle s'étendît dans un roman, nous avons eu un double but : instruire et amuser.

Et nous disons instruire d'abord ; car l'amusement, chez nous, n'a été qu'un masque à l'instruction.

Avons-nous réussi ? Nous le croyons.

Nous allons tantôt avoir parcouru avec nos récits, à quelque date qu'ils se soient rattachés, une période immense : entre la Comtesse de Salisbury et le Comte de Monte-Cristo, cinq siècles et demi se trouvent enfermés.

Eh bien, nous avons la prétention d'avoir, sur ces cinq siècles et demi, appris à la France autant d'histoire qu'aucun historien.

Il y a plus : quoique notre opinion soit bien connue, quoique, sous les Bourbons de la branche cadette, sous la république comme sous le gouvernement actuel, nous l'ayons toujours proclamée hautement, nous ne croyons pas que cette opinion se soit jamais manifestée intempestivement, ni dans nos drames ni dans nos livres.

Nous admirons le marquis de Posa dans le Don Carlos de Schiller ; mais, à la place de Schiller, nous n'eussions pas anticipé sur l'esprit des temps, au point de placer un philosophe du XVIIIe siècle au milieu de héros du XVIe, un encyclopédiste à la cour de Philippe II.

Ainsi, de même que nous avons été – littérairement parlant – monarchiste sous la monarchie, républicain sous la république, nous sommes aujourd'hui reconstructeurs sous le consulat.

Cela n'empêche point notre pensée de planer au-dessus des hommes et au-dessus de l'époque, et de faire à chacun sa part dans le bien comme dans le mal.

Or, cette part, nul n'a le droit, excepté Dieu, de la faire à lui tout seul. Ces rois d'égypte qui, au moment d'être livrés à l'inconnu, étaient jugés au seuil de leur tombeau, n'étaient point jugés par un homme, mais par un peuple.

C'est pour cela qu'on a dit : « Le jugement du peuple est le jugement de Dieu. »

Historien, romancier, poète, auteur dramatique, nous ne sommes rien autre chose qu'un de ces présidents de jury qui, impartialement, résument les débats et laissent les jurés prononcer le jugement.

Le livre, c'est le résumé.
Les lecteurs, c'est le jury.

C'est pourquoi, ayant à peindre une des figures les plus gigantesques, non seulement du monde moderne, mais encore de tous les temps, ayant à la peindre à l'époque de sa transition, c'est-à-dire au moment où Bonaparte se fait Napoléon, où le général se fait empereur ; c'est pourquoi, disons-nous, dans la crainte d'être injuste, nous abandonnons les appréciations pour y substituer des faits.

Nous ne sommes pas de l'avis de ceux qui disent, c'était Voltaire qui disait cela : « Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre. »

C'est possible, quand le valet de chambre est myope ou envieux, deux infirmités qui se ressemblent plus qu'on ne le pense.

Nous soutenons, nous, qu'un héros peut devenir un bon homme, mais qu'un bon homme, pour être bon homme, n'en est pas moins un héros.

Qu'est-ce qu'un héros en face du public ? Un homme dont le génie l'emporte momentanément sur le cœur.

Qu'est-ce qu'un héros dans l'intimité ?

Un homme dont le cœur l'emporte momentanément sur le génie.

Historiens, jugez le génie.

Peuple, juge le cœur.

Qui a jugé Charlemagne ? Les historiens.

Qui a jugé Henri IV ? Le peuple.

Lequel à votre avis est le mieux jugé ?

Eh bien, pour qu'un jugement soit juste, pour que le tribunal d'appel, qui n'est autre chose que la postérité, confirme l'arrêt des contemporains, il ne faut point éclairer un seul côté de la figure que l'on a à peindre : il faut en faire le tour, et, là où ne peut arriver le soleil, porter le flambeau et même la bougie.

Revenons à Bonaparte.

Il travaillait, nous l'avons dit, avec Bourrienne.

Quelle était la division du temps pour le premier consul au Luxembourg ?

Il se levait de sept à huit heures du matin, appelait aussitôt un de ses secrétaires, Bourrienne de préférence, travaillait avec lui jusqu'à dix heures. à dix heures, on venait annoncer que le déjeuner était servi ; Joséphine, Hortense et Eugène attendaient ou se mettaient à table en famille, c'est-à-dire avec les aides de camp de service et Bourrienne. Après le déjeuner, on causait avec les commensaux et les invités, s'il y en avait ; une heure était consacrée à cette causerie, à laquelle venaient prendre part, d'habitude, les deux frères du premier consul, Lucien et Joseph, Regnault de Saint-Jean d'Angély, Boulay (de la Meurthe), Monge, Berthollet, Laplace, Arnault. Vers midi arrivait Cambacérès. En général, Bonaparte consacrait une demi-heure à son chancelier ; puis, tout à coup, sans transition, il se levait, disant :

– Au revoir, Joséphine ! au revoir, Hortense !... Bourrienne, allons travailler.
Ces paroles, qui revenaient à peu près régulièrement et dans les mêmes termes tous les jours à la même heure, une fois prononcées, Bonaparte sortait du salon et rentrait dans son cabinet.

Là, aucune méthode de travail n'était adoptée ; c'était une affaire d'urgence ou de caprice : ou Bonaparte dictait, ou Bourrienne faisait une lecture ; après quoi, le premier consul se rendait au conseil.

Dans les premiers mois, il était obligé, pour s'y rendre, de traverser la cour du petit Luxembourg ; ce qui, par les temps pluvieux, le mettait de mauvaise humeur ; mais, vers la fin de décembre, il avait pris le parti de faire couvrir la cour. Aussi, depuis cette époque, rentrait-il presque toujours en chantant dans son cabinet.

Bonaparte chantait presque aussi faux que Louis XV.

Une fois rentré chez lui, il examinait le travail qu'il avait commandé, signait quelques lettres, s'allongeait dans son fauteuil, dont, tout en causant, il taillait un des bras avec son canif ; s'il n'était point en train de causer, il relisait les lettres de la veille ou les brochures du jour, riait dans les intervalles avec l'air bonhomme d'un grand enfant ; puis, tout à coup, comme se réveillant d'un songe, il se dressait tout debout, disant :

– écrivez, Bourrienne.

Et alors, il indiquait le plan d'un monument à ériger, ou dictait quelqu'un de ces projets immenses qui ont étonné – disons mieux – qui ont parfois épouvanté le monde.

à cinq heures, on dînait ; après le dîner, le premier consul remontait chez Joséphine, où il recevait habituellement la visite des ministres, et particulièrement celle du ministre des affaires extérieures, M. de Talleyrand.

à minuit, quelquefois plus tôt, jamais plus tard, il donnait le signal de la retraite, en disant brusquement :

– Allons nous coucher.

Le lendemain, à sept heures du matin, la même vie recommençait, troublée seulement par les incidents imprévus.

Après les détails sur les habitudes particulières au génie puissant, que nous tentons de montrer sous son premier aspect, il nous semble que doit venir le portrait.

Bonaparte, premier consul, a laissé moins de monuments de sa propre personne que Napoléon empereur ; or, comme rien ne ressemble moins à l'empereur de 1812 que le premier consul de 1800, indiquons, s'il est possible, avec notre plume, ces traits que le pinceau ne peut traduire, la physionomie que le bronze ni le marbre ne peuvent fixer.

La plupart des peintres et des sculpteurs dont s'honorait cette illustre période de l'art, qui a vu fleurir les Gros, les David, les Prud'hon, les Girodet et les Bosio, ont essayé de conserver à la postérité les traits de l'homme du destin, aux différentes époques où se sont révélées les grandes vues providentielles auxquelles il était appelé : ainsi, nous avons des portraits de Bonaparte général en chef, de Bonaparte premier consul et de Napoléon empereur, et, quoique peintres ou statuaires aient saisi, plus ou moins heureusement, le type de son visage, on peut dire qu'il n'existe pas, ni du général, ni du premier consul, ni de l'empereur, un seul portrait ou buste parfaitement ressemblant.

C'est qu'il n'était pas donné, même au génie, de triompher d'une impossibilité ; c'est que, dans la première période de la vie de Bonaparte, on pouvait peindre ou sculpter son crâne proéminent, son front sillonné par la ride sublime de la pensée, sa figure pâle, allongée, son teint granitique et l'habitude méditative de sa physionomie ; c'est que, dans la seconde, on pouvait peindre ou sculpter son front élargi, son sourcil admirablement dessiné, son nez droit, ses lèvres serrées, son menton modelé avec une rare perfection, tout son visage enfin devenu la médaille d'Auguste ; mais que ni buste ni portrait ne pouvaient rendre ce qui était hors du domaine de l'imitation, c'est-à-dire la mobilité de son regard : le regard, qui est à l'homme ce que l'éclair est à Dieu, c'est-à-dire la preuve de sa divinité.

Ce regard, dans Bonaparte, obéissait à sa volonté avec la rapidité de l'éclair ; dans la même minute, il jaillissait de ses paupières tantôt vif et perçant comme la lame d'un poignard tiré violemment du fourreau, tantôt doux comme un rayon ou une caresse, tantôt sévère comme une interrogation ou terrible comme une menace.

Bonaparte avait un regard pour chacune des pensées qui agitaient son âme.

Chez Napoléon, ce regard, excepté dans les grandes circonstances de sa vie, cesse d'être mobile pour devenir fixe ; mais, fixe, il n'en est que plus impossible à rendre : c'est une vrille qui creuse le cœur de celui qu'il regarde et qui semble vouloir en sonder jusqu'à la plus profonde, jusqu'à la plus secrète pensée.

Or, le marbre et la peinture ont bien pu rendre cette fixité ; mais ni l'un ni l'autre n'ont pu rendre la vie, c'est-à-dire l'action pénétrante et magnétique de ce regard.

Les cœurs troubles ont les yeux voilés.

Bonaparte, même au temps de sa maigreur, avait de belles mains ; il mettait à les montrer une certaine coquetterie. Lorsqu'il engraissa, ses mains devinrent superbes ; il en avait un soin tout particulier, et, en causant, les regardait avec complaisance.

Il avait la même prétention pour les dents ; les dents, en effet, étaient belles, mais elles n'avaient point la splendeur des mains.

Lorsqu'il se promenait, soit seul, soit avec quelqu'un, que la promenade eût lieu dans ses appartements ou dans un jardin, il marchait presque toujours un peu courbé, comme si sa tête eût été lourde à porter ; et, les mains croisées derrière le dos, il faisait fréquemment un mouvement involontaire de l'épaule droite, comme si un frissonnement nerveux passait à travers cette épaule, et, en même temps, sa bouche faisait, de gauche à droite, un mouvement qui semblait se rattacher au premier. Ces mouvements, au reste, n'avaient, quoi qu'on en ait dit, rien de convulsif : c'était un simple tic d'habitude, indiquant chez lui une grande préoccupation, une sorte de congestion d'esprit ; aussi ce tic se produisait-il plus fréquemment aux époques où le général, le premier consul ou l'empereur mûrissait de vastes projets. C'était après de telles promenades, accompagnées de ce double mouvement de l'épaule et de la bouche, qu'il dictait ses notes les plus importantes ; en campagne, à l'armée, à cheval, il était infatigable, et presque aussi infatigable dans la vie ordinaire, où parfois il marchait pendant cinq ou six heures de suite sans s'en apercevoir.

Quand il se promenait ainsi avec quelqu'un de sa familiarité, il passait habituellement son bras sous celui de son interlocuteur et s'appuyait dessus.

Tout mince, tout maigre qu'il était à l'époque où nous le mettons sous les yeux de nos lecteurs, il se préoccupait de sa future obésité, c'était d'ordinaire à Bourrienne qu'il faisait cette singulière confidence.
– Vous voyez, Bourrienne, combien je suis sobre et mince ; eh bien, on ne m'ôterait pas de l'idée qu'à quarante ans je serai gros mangeur et que je prendrai beaucoup d'embonpoint. Je prévois que ma constitution changera, et, cependant, je fais assez d'exercice ; mais que voulez-vous ! c'est un pressentiment, cela ne peut manquer d'arriver.

On sait à quel degré d'obésité était parvenu le prisonnier de Sainte-Hélène.

Il avait pour les bains une véritable passion qui, sans doute, ne contribua point médiocrement à développer son obésité ; cette passion lui faisait du bain un besoin irrésistible. Il en prenait un tous les deux jours, y restait deux heures, se faisant, pendant ce temps, lire les journaux ou les pamphlets ; pendant cette lecture, il ouvrait à toute minute le robinet d'eau chaude, de sorte qu'il élevait la température de son bain à un degré que ne pouvait supporter le lecteur, qui d'ailleurs n'y voyait plus pour lire.

Seulement alors, il permettait que l'on ouvrît la porte.

On a parlé des attaques d'épilepsie auxquelles, dès la première campagne d'Italie, il aurait été sujet ; Bourrienne est resté onze ans près de lui et ne l'a jamais vu atteint de ce mal.

D'un autre côté, infatigable le jour, il avait la nuit un impérieux besoin de sommeil, surtout dans la période où nous le prenons ; Bonaparte, général ou premier consul, faisait veiller les autres, mais dormait, lui, et dormait bien. Il se couchait à minuit, quelquefois même plus tôt, nous l'avons dit, et, lorsque, à sept heures du matin, on entrait dans sa chambre pour l'éveiller, on le trouvait toujours endormi ; le plus souvent, au premier appel, il se levait ; mais parfois, tout sommeillant encore, il disait en balbutiant :

– Bourrienne, je t'en prie, laisse-moi dormir encore un moment.

Et, quand rien ne pressait, Bourrienne rentrait à huit heures ; sinon il insistait, et, tout en grognant, Bonaparte finissait par se lever.

Il dormait sept heures sur vingt-quatre, parfois huit heures, faisant alors une courte sieste dans l'après-midi.

Aussi avait-il des instructions particulières pour la nuit.

– La nuit, disait-il, vous entrerez, en général, le moins possible dans ma chambre ; ne m'éveillez jamais quand vous aurez une bonne nouvelle à m'annoncer : une bonne nouvelle peut attendre ; mais, s'il s'agit d'une mauvaise nouvelle, réveillez-moi à l'instant même ; car, alors, il n'y a pas un instant à perdre pour y faire face.

Dès que Bonaparte était levé et avait fait sa toilette du matin, toujours très complète, son valet de chambre entrait, lui faisait la barbe et peignait ses cheveux ; pendant qu'on le rasait, un secrétaire ou un aide de camp lui lisait les journaux en commençant toujours par le Moniteur. Il ne donnait d'attention réelle qu'aux journaux anglais et allemands.

– Passez, passez, disait-il à la lecture des journaux français ; je sais ce qu'ils disent, parce qu'ils ne disent que ce que je veux.

La toilette de Bonaparte faite dans sa chambre à coucher, il descendait dans son cabinet. Nous avons vu plus haut ce qu'il y faisait.

à dix heures, on annonçait, avons-nous dit, le déjeuner.

C'était le maître d'hôtel qui faisait cette annonce et il la faisait en ces termes :

– Le général est servi.

Aucun titre, comme on voit, pas même celui de premier consul.

Le repas était frugal ; tous les matins, on servait à Bonaparte un plat de prédilection dont il mangeait presque tous les jours : c'était un poulet frit à l'huile et à l'ail, le même qui a pris depuis, sur la carte des restaurateurs, le nom de poulet à la Marengo.

Bonaparte buvait peu, ne buvait que du vin de Bordeaux ou de Bourgogne, et préférablement ce dernier.

Après son déjeuner comme après son dîner, il prenait une tasse de café noir ; jamais entre ses repas.

Quand il lui arrivait de travailler jusqu'à une heure avancée de la nuit, c'était, non point du café, mais du chocolat qu'on lui apportait, et le secrétaire qui travaillait avec lui en avait une tasse pareille à la sienne.

La plupart des historiens, des chroniqueurs, des biographes, après avoir dit que Bonaparte prenait beaucoup de café, ajoutent qu'il prenait immodérément de tabac.

C'est une double erreur.

Dès l'âge de vingt-quatre ans, Bonaparte avait contracté l'habitude de priser, mais juste ce qu'il fallait pour tenir son cerveau éveillé : il prisait habituellement non pas dans la poche de son gilet, comme on l'a prétendu, mais dans une tabatière qu'il échangeait presque chaque jour contre une nouvelle, ayant, sur ce point de collectionneur de tabatières, une certaine ressemblance avec le grand Frédéric ; s'il prisait, par hasard, dans la poche de son gilet, c'était les jours de bataille, où il lui eût été difficile de tenir à la fois, en traversant le feu au galop, la bride de son cheval et une tabatière ; il avait pour ces jours-là des gilets avec la poche droite doublée en peau parfumée, et, comme l'échancrure de son habit lui permettait d'insérer le pouce et l'index dans sa poche sans ouvrir son habit, il pouvait, en quelque circonstance et à quelque allure que ce fût, priser tout à son aise.

Général ou premier consul, il ne mettait pas de gants, se contentant de les tenir et de les froisser dans sa main gauche ; empereur, il y eut un progrès, il en mit un, et, comme il changeait de gants non seulement tous les jours, mais encore deux ou trois fois par jour, son valet de chambre eut l'idée de ne faire refaire qu'un seul gant, complétant la paire avec celui qui ne servait pas.

Bonaparte avait deux grandes passions dont Napoléon hérita : la guerre et les monuments.

Gai et presque rieur dans les camps, il devenait rêveur et sombre dans le repos ; c'était alors que, pour sortir de cette tristesse, il avait recours à l'électricité de l'art et rêvait ces monuments gigantesques comme il en a entrepris beaucoup et achevé quelques-uns. Il savait que les monuments font partie de la vie des peuples ; qu'ils sont son histoire écrite en lettres majuscules ; que, longtemps après que les générations ont disparu de la terre, ces jalons des âges restent debout ; que Rome vit dans ses ruines, que la Grèce parle dans ses monuments, que, par les siens, l'égypte apparaît, spectre splendide et mystérieux, au seuil des civilisations.

Mais ce qu'il aimait par-dessus tout, ce qu'il caressait préférablement à tout, c'était la renommée, c'était le bruit ; de là ce besoin de guerre, cette soif de gloire.
Souvent il disait :

– Une grande réputation, c'est un grand bruit ; plus on en fait, plus il s'entend au loin ; les lois, les institutions, les monuments, les nations, tout cela tombe ; mais le bruit reste et retentit dans d'autres générations. Babylone et Alexandrie sont tombées ; Sémiramis et Alexandre sont restés debout, plus grands peut-être par l'écho de leur renommée, répété et accru d'âge en âge, qu'ils ne l'étaient dans la réalité même.

Puis, rattachant ces grandes idées à lui-même :

– Mon pouvoir, disait-il, tient à ma gloire, et ma gloire aux batailles que j'ai gagnées ; la conquête m'a fait ce que je suis, la conquête seule peut me maintenir. Un gouvernement nouveau-né a besoin d'étonner et d'éblouir : dès qu'il ne flamboie plus, il s'éteint ; du moment où il cesse de grandir, il tombe.

Longtemps il avait été Corse, supportant avec impatience la conquête de sa patrie ; mais, le 13 vendémiaire passé, il s'était fait véritablement Français, et en était arrivé à aimer la France avec passion ; son rêve c'était de la voir grande, heureuse, puissante, à la tête des nations comme gloire et comme art ; il est vrai que, faisant la France grande, il grandissait avec elle, et qu'indestructiblement il attachait son nom à sa grandeur. Pour lui, vivant éternellement dans cette pensée, le moment actuel disparaissait dans l'avenir ; partout où l'emportait l'ouragan de la guerre, il avait, avant toute chose, avant tout autre pays, la France présente à sa pensée. «Que penseront les Athéniens ? » disait Alexandre après Issus et Arbelles. « J'espère que les Français seront contents de moi», disait Bonaparte après Rivoli et les Pyramides.

Avant la bataille, le moderne Alexandre s'occupait peu de ce qu'il ferait en cas de succès, mais beaucoup en cas de revers ; il était, plus que tout autre, convaincu qu'un rien décide parfois des plus grands événements ; aussi était-il plus occupé de prévoir ces événements que de les provoquer ; il les regardait naître, il les voyait mûrir ; puis, le moment venu, il apparaissait, mettait la main sur eux, et les domptait et les dirigeait comme un habile écuyer dompte et dirige un cheval fougueux.

Sa grandeur rapide au milieu des révolutions, les changements politiques qu'il avait préparés ou vus s'accomplir, les événements qu'il avait dominés lui avaient donné un certain mépris des hommes, que, d'ailleurs, par sa nature, il n'était point porté à estimer : aussi avait-il souvent à la bouche cette maxime d'autant plus désolante qu'il en avait reconnu la vérité :

« Il y a deux leviers pour remuer les hommes, la crainte et l'intérêt. »

Avec de pareils sentiments, Bonaparte ne devait pas croire et ne croyait point à l'amitié.

« Combien de fois, dit Bourrienne, ne m'a-t-il pas répété : L'amitié n'est qu'un mot ; je n'aime personne, pas même mes frères... Joseph un peu, peut-être ; et encore, si je l'aime, c'est par habitude et parce qu'il est mon aîné... Duroc, oui, lui, je l'aime ; mais pourquoi ? parce que son caractère me plaît, parce qu'il est froid, sec et sévère ; puis Duroc ne pleure jamais !... D'ailleurs, pourquoi aimerais-je ? Croyez-vous que j'aie de vrais amis, moi ? Tant que je serai ce que je suis, je m'en ferai, en apparence du moins ; mais que je cesse d'être heureux, et, vous verrez ! Les arbres n'ont pas de feuilles pendant l'hiver... Voyez-vous, Bourrienne, il faut laisser pleurnicher les femmes. C'est leur affaire ; mais, moi, pas de sensibilité. Il faut avoir la main vigoureuse et le cœur ferme ; autrement il ne faut se mêler ni de guerre ni de gouvernement. »

Dans ses relations familières, Bonaparte était ce que l'on appelle au collège un taquin ; mais ses taquineries étaient exemptes de méchanceté et presque jamais désobligeantes ; sa mauvaise humeur, facile d'ailleurs à exciter, passait comme un nuage chassé par le vent, s'exhalait en paroles, se dissipait dans ses propres éclats. Pourtant, lorsqu'il s'agissait des affaires publiques, de quelque faute d'un de ses lieutenants ou de ses ministres, il se laissait aller à de graves emportements ; ses boutades alors étaient vives et dures toujours, humiliantes parfois ; il donnait un coup de massue sous lequel il fallait, bon gré mal gré, courber la tête : ainsi sa scène avec Jomini, ainsi sa scène avec le duc de Bellune.

Bonaparte avait deux sortes d'ennemis, les jacobins et les royalistes : il détestait les premiers et craignait les seconds ; lorsqu'il parlait des jacobins, il ne les appelait que les assassins de Louis XVI ; quant aux royalistes, c'était autre chose : on eût dit qu'il prévoyait la Restauration.

Il avait près de lui deux hommes qui avaient voté la mort du roi : Fouché et Cambacérès.

Il renvoya Fouché de son ministère, et, s'il garda Cambacérès, ce fut à cause des services que pouvait rendre l'éminent légiste ; mais il n'y pouvait tenir, et, souvent, prenant par l'oreille son collègue le second consul :

– Mon pauvre Cambacérès, disait-il, j'en suis bien fâché, mais votre affaire est claire : si jamais les Bourbons reviennent, vous serez pendu !

Un jour, Cambacérès s'impatienta, et, par un hochement de tête, arrachant son oreille aux pinces vivantes qui la tenaient :

– Allons, dit-il, laissez donc de côté vos mauvaises plaisanteries !

Toutes les fois que Bonaparte échappait à un danger, une habitude d'enfance, une habitude corse reparaissait : il faisait sur sa poitrine, et avec le pouce, un rapide signe de croix.

Quand il éprouvait quelque contrariété ou était en proie à une pensée désagréable, il fredonnait : quel air ? un air à lui, qui n'en était pas un, que personne n'a reconnu, tant il avait la voix fausse ; alors, et tout en chantonnant, il s'asseyait devant sa table de travail, se dandinant dans son fauteuil, se penchant en arrière au point de tomber à la renverse, et mutilant, comme nous l'avons dit, le bras de son fauteuil avec un canif qui n'avait pas pour lui d'autre utilité, attendu que jamais il ne taillait une plume lui-même : c'était son secrétaire qui avait cette charge, et qui les lui taillait du mieux possible, intéressé qu'il était à ce que cette effroyable écriture que l'on connaît ne fût pas tout à fait illisible.

On sait l'effet que produisait sur Bonaparte le son des cloches : c'était la seule musique qu'il comprît et qui lui allât au cœur ; s'il était assis lorsque la vibration se faisait entendre, d'un signe de la main il recommandait le silence et se penchait du côté du son ; s'il était en train de se promener, il s'arrêtait, inclinait la tête et écoutait : tant que la cloche tintait, il restait immobile ; le bruit éteint dans l'espace, il reprenait son travail, répondant à ceux qui le priaient d'expliquer cette singulière sympathie pour la voix de bronze :

– Cela me rappelle les premières années que j'ai passées à Brienne. J'étais heureux alors !

à l'époque où nous sommes arrivés, sa grande préoccupation était l'achat qu'il venait de faire du domaine de la Malmaison ; il allait tous les samedis soirs à cette campagne, y passait, comme un écolier en vacances, la journée du dimanche et souvent même celle du lundi. Là, le travail était négligé pour la promenade ; pendant cette promenade, il surveillait lui-même les embellissements qu'il faisait exécuter. Quelquefois, et dans les commencements surtout, ses promenades s'étendaient hors des limites de la maison de campagne ; les rapports de la police mirent bientôt ordre à ces excursions, qui furent supprimées complètement après la conspiration d'Aréna et l'affaire de la machine infernale.

Le revenu de la Malmaison, calculé par Bonaparte lui-même, en supposant qu'il fit vendre ses fruits et ses légumes, pouvait monter à six mille francs.

– Cela n'est pas mal, disait-il à Bourrienne ; mais, ajoutait-il avec un soupir, il faudrait avoir trente mille livres de rente en dehors pour pouvoir vivre ici.

Bonaparte mêlait une certaine poésie à son goût pour la campagne : il aimait à voir sous les allées sombres du parc se promener une femme à la taille haute et flexible ; seulement, il fallait qu'elle fût vêtue de blanc : il détestait les robes de couleur foncée, et avait en horreur les grosses femmes ; quant aux femmes enceintes, il éprouvait pour elles une telle répugnance, qu'il était bien rare qu'il les invitât à ses soirées ou à ses fêtes ; du reste, peu galant de sa nature, imposant trop pour attirer, à peine poli avec les femmes, il prenait rarement sur lui de dire, même aux plus jolies, une chose agréable ; souvent même on tressaillait, étonné des mauvais compliments qu'il faisait aux meilleures amies de Joséphine. à telle femme il avait dit : « Oh ! comme vous avez les bras rouges ! » à telle autre : « Oh ! la vilaine coiffure que vous avez là ! » à celle-ci : « Vous avez une robe bien sale, je vous l'ai déjà vue vingt fois ! » à celle-là : « Vous devriez bien changer de couturière, car vous êtes singulièrement fagotée. »

Un jour, il dit à la duchesse de Chevreuse, charmante blonde dont tout le monde admirait la chevelure :

– Ah ! c'est singulier, comme vous êtes rousse !

– C'est possible, répondit la duchesse ; seulement, c'est la première fois qu'un homme me le dit.

Bonaparte n'aimait pas le jeu, et, quand il jouait par hasard, c'était au vingt-et-un ; du reste, il avait cela de commun avec Henri IV, qu'il trichait ; mais, le jeu fini, il laissait tout ce qu'il avait d'or et de billets sur la table en disant :

– Vous êtes des niais ! j'ai triché pendant tout le temps que nous avons joué, et vous ne vous en êtes pas aperçus. Que ceux qui ont perdu se rattrapent.

Bonaparte, né et élevé dans la religion catholique, n'avait de préférence pour aucun dogme ; lorsqu'il rétablit l'exercice du culte, ce fut un acte politique qu'il accomplit et non un acte religieux. Il aimait cependant les causeries qui portaient sur ce sujet ; mais lui-même se traçait d'avance sa part dans la discussion en disant :

– Ma raison me tient dans l'incrédulité de beaucoup de choses ; mais les impressions de mon enfance et les inspirations de ma première jeunesse me rejettent dans l'incertitude.

Pourtant, il ne voulait pas entendre parler de matérialisme ; peu lui importait le dogme, pourvu que ce dogme reconnût un Créateur. Pendant une belle soirée de messidor, tandis que son bâtiment glissait entre le double azur de la mer et du ciel, les mathématiciens soutenaient qu'il n'y avait pas de Dieu, mais seulement une matière animée. Bonaparte regarda cette voûte céleste, plus brillante cent fois entre Malte et Alexandrie qu'elle ne l'est dans notre Europe, et, au moment où l'on croyait qu'il était bien loin de la conversation :

– Vous avez beau dire, s'écria-t-il en montrant les étoiles, c'est un Dieu qui a fait tout cela.
Bonaparte, très exact à payer ses dépenses particulières, l'était infiniment moins pour les dépenses publiques ; il était convaincu que, dans les marchés passés entre les ministres et les fournisseurs, si le ministre qui avait conclu le marché n'était pas dupe, l'état, en tout cas, était volé ; aussi reculait-il autant que possible l'époque du payement ; alors il n'y avait point de chicanes et de difficultés qu'il ne fit, point de mauvaises raisons qu'il ne donnât ; c'était chez lui une idée fixe, un principe invariable, que tout fournisseur était un fripon.

Un jour, on lui présente un homme qui avait fait une soumission et avait été accepté.

– Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il avec sa brusquerie ordinaire.

– Vollant, citoyen premier consul.

– Beau nom de fournisseur.

– Mon nom, citoyen, s'écrie avec deux ll.

– On n'en vole que mieux, monsieur, reprit Bonaparte.

Et il lui tourna le dos.

Bonaparte revenait rarement sur une décision arrêtée, même quand il l'avait reconnue injuste ; jamais nul ne lui entendit dire : « J'ai eu tort. » tout au contraire, son mot favori était : « Je commence toujours par croire le mal. » La maxime était plus digne de Timon que d'Auguste.

Mais, avec tout cela, on sentait que c'était chez Bonaparte plutôt un parti pris d'avoir l'air de mépriser les hommes que de les mépriser véritablement. Il n'était ni haineux ni vindicatif ; seulement, parfois croyait-il trop à la nécessité, la déesse aux coins de fer ; au reste, hors du champ de la politique, sensible, bon, accessible à la pitié, aimant les enfants, grande preuve d'un cœur doux et pitoyable, ayant dans la vie privée de l'indulgence pour les faiblesses humaines, et parfois une certaine bonhomie, celle de Henri IV jouant avec ses enfants, malgré l'arrivée de l'ambassadeur d'Espagne.

Si nous faisions ici de l'histoire, nous aurions encore bien des choses à dire de Bonaparte, sans compter – quand nous aurions fini avec Bonaparte – ce qui nous resterait à dire de Napoléon.

Mais nous écrivons une simple chronique dans laquelle Bonaparte joue son rôle ; par malheur, là où se montre Bonaparte, ne fît-il qu'apparaître, il devient, malgré le narrateur, un personnage principal.

Qu'on nous pardonne donc d'être retombé dans la digression, cet homme qui est à lui seul tout un monde, nous a, en dépit de nous-même, entraîné dans son tourbillon.

Revenons à Roland et, par conséquent, à notre récit.

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