Les compagnons de Jéhu Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XL
Buisson creux

La fille du concierge ne s'était point trompée : c'était bien Roland qu'elle avait vu parler dans la geôle au capitaine de gendarmerie.

De son côté, Amélie n'avait pas tort de craindre ; car c'était bien sur les traces de Morgan qu'il était lâché.

S'il ne s'était point présenté au château des Noires-Fontaines, ce n'était pas qu'il eût le moindre soupçon de l'intérêt que sa sœur portait au chef des compagnons de Jéhu ; mais il se défiait d'une indiscrétion d'un de ses domestiques.

Il avait bien reconnu Charlotte chez son père ; mais celle-ci n'ayant manifesté aucun étonnement, il croyait n'avoir pas été reconnu par elle ; d'autant plus qu'après avoir échangé quelques mots avec le maréchal des logis, il était allé attendre ce dernier sur la place du Bastion, fort déserte à une pareille heure.

Son écrou terminé, le capitaine de gendarmerie était allé le rejoindre.

Il avait trouvé Roland se promenant de long en large et l'attendant impatiemment.

Chez le concierge Roland s'était contenté de se faire reconnaître ; là, il pouvait entrer en matière.

Il initia, en conséquence, le capitaine de gendarmerie au but de son voyage.

De même que, dans les assemblées publiques, on demande la parole pour un fait personnel et on l'obtient sans contestation, Roland avait demandé au premier consul, et cela pour un fait personnel, que la poursuite des compagnons de Jéhu lui fût confiée ; et il avait obtenu cette faveur sans difficulté.

Un ordre du ministre de la guerre mettait à sa disposition les garnisons non seulement de Bourg, mais encore des villes environnantes.

Un ordre du ministre de la police enjoignait à tous les officiers de gendarmerie de lui prêter main-forte.

Il avait pensé naturellement, et avant tout, à s'adresser au capitaine de la gendarmerie de Bourg, qu'il connaissait de longue date, et qu'il savait être un homme de courage et d'exécution.

Il avait trouvé ce qu'il cherchait : le capitaine de gendarmerie de Bourg avait la tête horriblement montée contre les compagnons de Jéhu, qui arrêtaient les diligences à un quart de lieue de la ville, et sur lesquels il ne pouvait point arriver à mettre la main.

Il connaissait les rapports envoyés sur les trois dernières arrestations au ministre de la police, et il comprenait la mauvaise humeur de celui-ci.

Mais Roland porta le comble à son étonnement en lui racontant ce qui lui était arrivé, dans la chartreuse de Seillon, la nuit où il avait veillé, et surtout ce qui était arrivé, dans la même chartreuse, à sir John pendant la nuit suivante.

Le capitaine avait bien su par la rumeur publique que l'hôte de madame de Montrevel avait reçu un coup de poignard ; mais, comme personne n'avait porté plainte, il ne s'était pas cru le droit de percer l'obscurité dans laquelle il lui semblait que Roland voulait laisser l'affaire ensevelie.

à cette époque de trouble, la force armée avait des indulgences qu'elle n'eût point eues en d'autres temps..

Quant à Roland, il n'avait rien dit, désirant se réserver la satisfaction de poursuivre, en temps et lieu, les hôtes de la chartreuse, mystificateurs ou assassins.

Cette fois, il venait avec tous les moyens de mettre son dessein à exécution, et bien résolu à ne pas revenir près du premier consul sans l'avoir accompli.

D'ailleurs, c'était là une de ces aventures comme les cherchait Roland. N'y avait-il pas à la fois du danger et du pittoresque ?

N'était-ce point une occasion de jouer sa vie contre des gens qui, ne ménageant pas la leur, ne ménageraient probablement pas la sienne ?

Roland était loin d'attribuer à sa véritable cause, c'est-à-dire la sauvegarde étendue sur lui par Morgan, le bonheur avec lequel il s'était tiré du danger, la nuit où il avait veillé dans la chartreuse et le jour où il avait combattu contre Cadoudal.

Comment supposer qu'une simple croix avait été faite au-dessus de son nom, et qu'à deux cent cinquante lieues de distance ce signe de la rédemption l'avait protégé aux deux bouts de la France ?

Au reste, la première chose à faire était d'envelopper la chartreuse de Seillon et de la fouiller dans ses recoins les plus secrets ; ce que Roland se croyait parfaitement en état de faire.

Seulement, la nuit était trop avancée pour que cette expédition pût avoir lieu avant la nuit prochaine.

En attendant, Roland se cacherait dans la caserne de gendarmerie et se tiendrait dans la chambre du capitaine, afin que personne ne soupçonnât à Bourg sa présence ni la cause qui l'amenait. Le lendemain, il guiderait l'expédition.

Dans la journée du lendemain, un des gendarmes, qui était tailleur, lui confectionnerait un costume complet de maréchal des logis.

Il passerait pour être attaché à la brigade de Lons-le-Saulnier, et, grâce à cet uniforme, il pourrait, sans être reconnu, diriger la perquisition dans la chartreuse.

Tout s'accomplit selon le plan convenu.

Vers une heure, Roland rentra dans la caserne avec le capitaine, monta à la chambre de ce dernier, s'y arrangea un lit de camp, et y dormit en homme qui vient de passer deux jours et deux nuits, en chaise de poste.

Le lendemain il prit patience en faisant, pour l'instruction du maréchal des logis, un plan de la chartreuse de Seillon à l'aide duquel, même sans l'aide de Roland, le digne officier eût pu diriger l'expédition sans s'égarer d'un pas.

Comme le capitaine n'avait que dix-huit soldats sous ses ordres, que ce n'était point assez pour cerner complètement la chartreuse, ou plutôt pour en garder les deux issues et la fouiller entièrement, qu'il eût fallu deux ou trois jours pour compléter la brigade disséminée dans les environs et attendre un chiffre d'hommes nécessaire, le capitaine, par ordre de Roland, alla dans la journée mettre le colonel des dragons, dont le régiment était en garnison à Bourg, au courant de l'événement, et lui demander douze hommes qui, avec les dix-huit du capitaine, feraient un total de trente.

Non seulement le colonel accorda ces douze hommes, mais encore, apprenant que l'expédition devait être dirigée par le chef de brigade Roland de Montrevel, aide de camp du premier consul, il déclara qu'il voulait, lui aussi, être de la partie, et qu'il conduirait ses douze hommes.

Roland accepta son concours, et il fut convenu que le colonel – nous employons indifféremment le titre de colonel ou celui de chef de brigade qui désignait le même grade – et il fut convenu, disons-nous, que le colonel et douze dragons prendraient en passant Roland, le capitaine et leurs dix-huit gendarmes, la caserne de la gendarmerie se trouvant justement sur la route de la chartreuse de Seillon.

Le départ était fixé à onze heures.

à onze heures, heure militaire, c'est-à-dire à onze heures précises, le colonel des dragons et ses douze hommes ralliaient les gendarmes, et les deux troupes, réunies en une seule, se mettaient en marche.

Roland, sous son costume de maréchal des logis de gendarmerie, s'était fait reconnaître de son collègue le colonel de dragons ; mais, pour les dragons et les gendarmes, il était, comme la chose avait été convenue, un maréchal des logis détaché de la brigade de Lons-le-Saulnier.

Seulement, comme ils eussent pu s'étonner qu'un maréchal des logis étranger aux localités leur fût donné pour guide, on leur avait dit que, dans sa jeunesse, Roland avait été novice à Seillon, noviciat qui l'avait mis à même de reconnaître mieux que personne les détours les plus mystérieux de la Chartreuse.
Le premier sentiment de ces braves militaires avait bien été de se trouver un peu humiliés d'être conduits par un ex-moine ; mais, au bout du compte, comme cet ex-moine portait le chapeau à trois cornes d'une façon assez coquette, comme son allure était celle d'un homme qui, en portant l'uniforme, semblait avoir complètement oublié qu'il eût autrefois porté la robe, ils avaient fini par prendre leur parti de cette humiliation, se réservant d'arrêter définitivement leur opinion sur le maréchal des logis d'après la façon dont il manierait le mousquet qu'il portait au bras, les pistolets qu'il portait à la ceinture, et le sabre qu'il portait au côté.

On se munit de torches, et l'on se mit en route dans le plus profond silence et en trois pelotons : l'un de huit hommes commandé par le capitaine de gendarmerie, l'autre de dix hommes commandé par le colonel, l'autre de douze commandé par Roland.

En sortant de la ville, on se sépara.

Le capitaine de gendarmerie, qui connaissait mieux les localités que le colonel de dragons, se chargea de garder la fenêtre de la Correrie donnant sur le bois de Seillon ; il avait avec lui huit gendarmes.

Le colonel de dragons fut chargé par Roland de garder la grande porte d'entrée de la Chartreuse. Il avait avec lui cinq dragons et cinq gendarmes.

Roland se chargea de fouiller l'intérieur ; il avait avec lui cinq gendarmes et sept dragons.

On donna une demi-heure à chacun pour être à son poste. C'était plus qu'il ne fallait.

à onze heures et demie sonnantes à l'église de Péronnaz, Roland et ses hommes devaient escalader le mur du verger.

Le capitaine de gendarmerie suivit la route de Pont-d'Ain jusqu'à la lisière de la forêt, et, en côtoyant la lisière, gagna le poste qui lui était indiqué.

Le colonel de dragons prit le chemin de traverse qui s'embranche sur la route de Pont-d'Ain et qui mène à la grande porte de la Chartreuse.

Enfin, Roland prit à travers terres, et gagna le mur du verger qu'en d'autres circonstances il avait, on se le rappelle, déjà escaladé deux fois.

à onze heures et demie sonnantes, il donna le signal à ses hommes et escalada le mur du verger ; gendarmes et dragons le suivirent. Arrivés de l'autre côté du mur, ils ne savaient pas encore si Roland était brave, mais ils savaient qu'il était leste.

Roland leur montra dans l'obscurité la porte sur laquelle ils devaient se diriger ; c'était celle qui donnait du verger dans le cloître.

Puis il s'élança le premier à travers les hautes herbes, le premier poussa la porte, le premier se trouva dans le cloître.

Tout était obscur, muet, solitaire.

Roland, servant toujours de guide à ses hommes, gagna le réfectoire.

Partout la solitude, partout le silence.

Il s'engagea sous la voûte oblique, et se retrouva dans le jardin sans avoir effarouché d'autres êtres vivants que les chats-huants et les chauves-souris.

Restait à visiter la citerne, le caveau mortuaire et le pavillon ou plutôt la chapelle de la forêt.

Roland traversa l'espace vide qui le séparait de la citerne. Arrivé au bas des degrés, il alluma trois torches, en garda une et remit les deux autres, l'une aux mains d'un dragon, l'autre aux mains d'un gendarme ; puis il souleva la pierre qui masquait l'escalier.

Les gendarmes qui suivaient Roland commençaient à croire qu'il était aussi brave que leste.

On franchit le couloir souterrain et l'on rencontra la première grille ; elle était poussée, mais non fermée.

On entra dans le caveau funèbre.

Là, c'était plus que la solitude, plus que le silence : c'était la mort.

Les plus braves sentirent un frisson passer dans la racine de leurs cheveux.

Roland alla de tombe en tombe, sondant les sépulcres avec la crosse du pistolet qu'il tenait à la main.

Tout resta muet.

On traversa le caveau funèbre, on rencontra la seconde grille, on pénétra dans la chapelle.
Même silence, même solitude ; tout était abandonné, et, on eût pu le croire, depuis des années.

Roland alla droit au chœur ; il retrouva le sang sur les dalles : personne n'avait pris la peine de l'effacer.

Là, on était à bout de recherches et il fallait désespérer.

Roland, ne pouvait se décider à la retraite.

Il pensa que peut-être n'avait-il pas été attaqué, à cause de sa nombreuse escorte ; il laissa dix hommes et une torche dans la chapelle, les chargea de se mettre, par la fenêtre ruinée, en communication avec le capitaine de gendarmerie embusqué dans là forêt, à quelques pas de cette fenêtre, et, avec deux hommes, revint, sur ses pas.

Cette fois, les deux hommes qui suivaient Roland le trouvaient plus que brave, ils le trouvaient téméraire.

Mais Roland, ne s'inquiétant pas même s'il était suivi, reprit sa propre piste, à défaut de celle des bandits.

Les deux hommes eurent honte et le suivirent.

Décidément, la chartreuse était abandonnée.

Arrivé devant la grande porte, Roland appela le colonel de dragons ; le colonel et ses dix hommes étaient à leur poste.

Roland ouvrit la porte et fit sa jonction avec eux.

Ils n'avaient rien vu, rien entendu.
Ils rentrèrent tous ensemble, refermant et barricadant la porte derrière eux pour couper la retraite aux bandits, s'ils avaient le bonheur d'en rencontrer.

Puis ils allèrent rejoindre leurs compagnons, qui, de leur côté, avaient rallié le capitaine de gendarmerie et ses huit hommes.

Tout cela les attendait dans le chœur.

Il fallait se décider à la retraite : deux heures du matin venaient de sonner ; depuis près de trois heures, on était en quête sans avoir rien trouvé.

Roland, réhabilité dans l'esprit des gendarmes et des dragons, qui trouvaient que l'ex-novice ne boudait pas, donna, à son grand regret, le signal de la retraite en ouvrant la porte de la chapelle qui donnait sur la forêt.

Cette fois, comme on n'espérait plus rencontrer personne, Roland se contenta de la fermer derrière lui.

Puis, au pas accéléré, la petite troupe reprit le chemin de Bourg.

Le capitaine de gendarmerie, ses dix-huit hommes et Roland rentrèrent à leur caserne après s'être fait reconnaître de la sentinelle.

Le colonel de dragons et ses douze hommes continuèrent leur chemin et rentrèrent dans la ville.

C'était ce cri de la sentinelle qui avait attiré l'attention de Morgan et de Valensolle ; c'était la rentrée de ces dix-huit hommes à la caserne qui avait interrompu leur repas ; c'était enfin cette circonstance imprévue qui avait fait dire à Morgan : « Attention ! »

En effet, dans la situation où se trouvaient les deux jeunes gens, tout méritait attention.

Aussi le repas fut-il interrompu, les mâchoires cessèrent-elles de fonctionner pour laisser les yeux et les oreilles remplir leur office dans toute son étendue.

On vit bientôt que les yeux seuls seraient occupés.

Chaque gendarme regagna sa chambre sans lumière ; rien n'attira donc l'attention des deux jeunes gens sur les nombreuses fenêtres de la caserne, de sorte qu'elle put se concentrer sur un seul point.

Au milieu de toutes ces fenêtres obscures, deux s'illuminèrent ; elles étaient placées en retour relativement au reste du bâtiment, et juste en face de celle, où les deux amis prenaient leur repas.

Ces fenêtres étaient au premier étage ; mais, dans la position qu'ils occupaient, c'est-à-dire sur le faîte des bottes de fourrage, Morgan et Valensolle non seulement se trouvaient à la même hauteur qu'elles, mais encore plongeaient dessus.

Ces fenêtres étaient celles du capitaine de gendarmerie.

Soit insouciance du brave capitaine, soit pénurie de l'état, on avait oublié de garnir ces fenêtres de rideaux, de sorte que, grâce aux deux chandelles allumées par l'officier de gendarmerie pour faire honneur à son hôte, Morgan et Valensolle pouvaient voir tout ce qui se passait dans cette chambre.

Tout à coup, Morgan saisit le bras de Valensolle et l'étreignit avec force :

– Bon ! dit Valensolle, qu'y a-t-il encore de nouveau ?

Roland venait de jeter son chapeau à trois cornes sur une chaise, et Morgan l'avait reconnu.

– Roland de Montrevel ! dit-il, Roland sous l'uniforme d'un maréchal des logis de gendarmerie ! cette fois, nous tenons sa piste, tandis qu'il cherche encore la nôtre. C'est à nous de ne pas la perdre.

– Que fais-tu ? demanda Valensolle sentant que son ami s'éloignait de lui.

– Je vais prévenir nos compagnons ; toi, reste, et ne le perds pas de vue ; il détache son sabre et dépose ses pistolets, il est probable qu'il passera la nuit dans la chambre du capitaine : demain, je le défie de prendre une route, quelle qu'elle soit, sans avoir l'un de nous sur ses talons.

Et Morgan, se laissant glisser sur la déclivité du fourrage, disparut aux yeux de son compagnon, qui, accroupi comme un sphinx, ne perdait pas de vue Roland de Montrevel.

Un quart d'heure après, Morgan était de retour et les fenêtres de l'officier de gendarmerie étaient, comme toutes les autres fenêtres de la caserne, rentrées dans l'obscurité.

– Eh bien ? demanda Morgan.

– Eh bien, répondit Valensolle, la chose a fini de la façon la plus prosaïque du monde : ils se sont déshabillés, ont éteint les chandelles et se sont couchés, le capitaine dans son lit, et Roland sur un matelas ; il est probable qu'à cette heure ils ronflent à qui mieux mieux.

– En ce cas, dit Morgan, bonne nuit à eux et à nous aussi.

Dix minutes après, ce souhait était exaucé, et les deux jeunes gens dormaient comme s'ils n'avaient pas eu le danger pour camarade de lit.

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