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Chapitre XLI
L'hôtel de la Poste

Le même jour, vers six heures du matin, c'est-à-dire pendant le lever grisâtre et froid d'un des derniers jours de février, un cavalier, éperonnant un bidet de poste et précédé d'un postillon chargé de ramener le cheval en main, sortait de Bourg par la route de Mâcon ou de Saint-Jullien.

Nous disons par la route de Mâcon ou de Saint-Jullien, parce qu'à une lieue de la capitale de la Bresse la route bifurque et présente deux chemins, l'un qui conduit, en suivant tout droit, à Saint-Jullien ; l'autre qui, en déviant à gauche, mène à Mâcon.

Arrivé à l'embranchement des deux routes, le cavalier allait prendre le chemin de Mâcon, lorsqu'une voix qui semblait sortir de dessous une voiture renversée implora sa miséricorde.

Le cavalier ordonna au postillon de voir ce que c'était.

Un pauvre maraîcher était pris, en effet, sous une voiture de légumes. Sans doute avait-il voulu la soutenir au moment où la roue, mordant sur le fossé, perdait l'équilibre ; la voiture était tombée sur lui, et cela avec tant de bonheur, qu'il espérait, disait-il, n'avoir rien de cassé, et ne demandait qu'une chose, c'est qu'on aidât sa voiture à se remettre sur ses roues ; il espérait, lui, alors, pouvoir se remettre sur ses jambes.

Le cavalier était miséricordieux pour son prochain, car non seulement il permit que le postillon s'arrêtât pour tirer le maraîcher de l'embarras où il se trouvait, mais encore il mit lui-même pied à terre, et, avec une vigueur qu'on eût été loin d'attendre d'un homme de taille moyenne comme il l'était, il aida le postillon à remettre la voiture, non seulement sur ses roues, mais encore sur le pavé du chemin.

Après quoi, il voulut aider l'homme à se relever à son tour ; mais celui-ci avait dit vrai : il était sain et sauf, et, s'il lui restait une espèce de flageolement dans les jambes, c'était pour justifier le proverbe qui prétend qu'il y a un Dieu pour les ivrognes.

Le maraîcher se confondit en remerciements et prit son cheval par la bride, mais tout autant – la chose était facile à voir – pour se soutenir lui-même que pour conduire l'animal par le droit chemin.

Les deux cavaliers se remirent en selle, lancèrent leurs chevaux au galop et disparurent bientôt au coude que fait la route cinq minutes avant d'arriver au bois Monnet.

Mais à peine eurent-ils disparu, qu'il se fit un changement notable dans les allures du maraîcher : il arrêta son cheval, se redressa, porta à ses lèvres l'embouchure d'une petite trompe, et sonna trois coups.

Une espèce de palefrenier sortit du bois qui borde la route, conduisant un cheval de maître par la bride.

Le maraîcher dépouilla rapidement sa blouse, jeta bas son pantalon de grosse toile, et se trouva en veste et en culotte de daim et chaussé de bottes à retroussis.

Il fouilla dans sa voiture, en tira un paquet qu'il ouvrit, secoua un habit de chasse vert, à brandebourgs d'or, l'endossa, passa par-dessus une houppelande marron, prit des mains du palefrenier un chapeau que celui-ci lui présentait et qui était assorti à son élégant costume, se fit visser des éperons à ses bottes, et, sautant sur son cheval avec la légèreté et l'adresse d'un écuyer consommé :

– Trouve-toi ce soir à sept heures, dit-il au palefrenier, entre Saint-Just et Ceyzeriat ; tu y rencontreras Morgan, et tu lui diras que celui qu'il sait va à Mâcon, mais que j'y serai avant lui.

Et, en effet, sans s'inquiéter de la voiture de légumes, qu'il laissait d'ailleurs à la garde de son domestique, l'ex-maraîcher, qui n'était autre que notre ancienne connaissance Montbar, tourna la tête de son cheval du côté du bois Monnet et le mit au galop.

Celui-là n'était pas un mauvais bidet de poste, comme celui que montait Roland, mais, au contraire, c'était un excellent cheval de course ; de sorte qu'entre le bois Monnet et Polliat, Montbar rejoignit et dépassa les deux cavaliers.

Le cheval, sauf une courte halte à Saint-Cyr-sur-Menthon, fit d'une seule traite, et en moins de trois heures, les neuf ou dix lieues qui séparent Bourg de Mâcon.

Arrivé à Mâcon, Montbar descendit à l'hôtel de la Poste, le seul qui, à cette époque, avait la réputation d'accaparer tous les voyageurs de distinction.

Au reste, à la façon dont Montbar fut reçu dans l'hôtel, on voyait que l'hôte avait affaire à une ancienne connaissance.

– Ah ! c'est vous, monsieur de Jayat, dit l'hôte ; nous nous demandions hier ce que vous étiez devenu ; il y a plus d'un mois qu'on ne vous a vu dans nos pays.

– Vous croyez qu'il y a aussi longtemps que cela, mon ami ? dit le jeune homme en affectant le grasseyement à la mode ; oui, c'est ma parole, vrai ! J'ai été chez des amis, chez les Treffort, les Hautecourt ; vous connaissez ces messieurs de nom, n'est-ce pas ?
– Oh ! de nom et de personne.

– Nous avons chassé à courre ; ils ont d'excellents équipages, parole d'honneur ! Mais déjeune-t-on chez vous, ce matin ?

– Pourquoi pas ?

– Eh bien alors, servez-moi un poulet, une bouteille de vin de Bordeaux, deux côtelettes, des fruits, la moindre chose.

– Dans un instant. Voulez-vous être servi dans votre chambre, ou dans la salle commune ?

– Dans la salle commune, c'est plus gai ; seulement, servez-moi sur une table à part. Ah ! n'oubliez pas mon cheval : c'est une excellente bête, et que j'aime mieux que certains chrétiens, parole d'honneur.

L'hôte donna ses ordres, Montbar se mit devant la cheminée, retroussa sa houppelande et se chauffa les mollets.

– C'est toujours vous qui tenez la poste ? demanda-t-il à l'hôte, comme pour ne pas laisser tomber la conversation.

– Je crois bien !

Alors, c'est chez vous que relayent les diligences ?

– Non pas les diligences, les malles.

– Ah ! dites donc : il faut que j'aille à Chambéry un de ces jours, combien y a-t-il de places dans la malle ?

– Trois : deux dans l'intérieur, une avec le courrier.

– Et ai-je chance de trouver une place libre ?

– ça se peut encore quelquefois ; mais le plus sûr, voyez-vous, c'est toujours d'avoir sa calèche ou son cabriolet à soi.

– On ne peut donc pas retenir sa place d'avance ?

– Non ; car vous comprenez bien, monsieur de Jayat, s'il y a des voyageurs qui aient pris leurs places de Paris à Lyon, ils vous priment.

– Voyez-vous, les aristocrates ! dit en riant Montbar. à propos d'aristocrates, il vous en arrive un derrière moi en poste ; je l'ai dépassé à un quart de lieue de Polliat : il m'a semblé qu'il montait un bidet un peu poussif.

– Oh ! fit l'hôte, ce n'est pas étonnant, mes confrères sont si mal équipés en chevaux !

– Et tenez, justement voilà notre homme reprit Montbar ; je croyais avoir plus d'avance que cela sur lui.

En effet, Roland au moment même passait au galop devant les fenêtres et entrait dans la cour.

– Prenez-vous toujours la chambre n° 1, monsieur de Jayat ? demanda l'hôte.

– Pourquoi la question ?

– Mais parce que c'est la meilleure, et que, si vous ne la prenez pas, nous la donnerions à la personne qui arrive, dans le cas où elle ferait séjour.

– Oh ! ne vous préoccupez pas de moi, je ne saurai que dans le courant de la journée si je reste ou si je pars. Si le nouvel arrivant fait séjour comme vous dites, donnez-lui le n° 1 ; je me contenterai du n° 2.

– Monsieur est servi, dit le garçon en paraissant sur la porte de communication qui conduisait de la cuisine à la salle commune.

Montbar fit un signe de tête et se rendit à l'invitation qui lui était faite ; il entrait dans la salle commune juste au moment où Roland entrait dans la cuisine.

La table était servie en effet ; Montbar changea son couvert de côté, et se plaça de façon à tourner le dos à la porte.

La précaution était inutile : Roland n'entra point dans la salle commune, et le déjeuneur put achever son repas sans être dérangé.

Seulement, au dessert, son hôte vint lui apporter lui-même le café.

Montbar comprit que le digne homme était en humeur de causer ; cela tombait à merveille : il y avait certaines choses que lui-même désirait savoir.

– Eh bien, demanda Montbar, qu'est donc devenu notre homme ? est-ce qu'il n'a fait que changer de cheval ?

– Non, non, non, répondit l'hôte ; comme vous le disiez, c'est un aristocrate : il a demandé qu'on lui servît son déjeuner dans sa chambre.

– Dans sa chambre ou dans ma chambre ! demanda Montbar ; car je suis bien sûr que vous lui avez donnez le fameux n° 1.

– Dame ! monsieur de Jayat, c'est votre faute ; vous m'avez dit que j'en pouvais disposer.

– Et vous m'avez pris au mot, vous avez bien fait ; je me contenterai du n° 2.

– Oh ! vous y serez bien mal ; la chambre n'est séparée du n° 1 que par une cloison, et l'on entend tout ce qui se fait ou se dit d'une chambre dans l'autre.

– Ah çà ! mon cher hôte, vous croyez donc que je suis venu chez vous pour faire des choses inconvenantes ou chanter des chansons séditieuses, que vous avez peur qu'on n'entende ce que je dirai ou ce que je ferai ?

– Oh ! ce n'est pas cela.

– Qu'est-ce donc ?

– Je n'ai pas peur que vous dérangiez les autres ; j'ai peur que vous ne soyez dérangé.

– Bon ! votre jeune homme est donc un tapageur ?

– Non ; mais ça m'a l'air d'un officier.

– Qui a pu vous faire croire cela ?

– Sa tournure d'abord ; puis il s'est informé du régiment qui était en garnison à Mâcon ; je lui ai dit que c'était le 7e chasseurs à cheval. « Ah ! bon, a-t-il repris, je connais le chef de brigade, un de mes amis ; votre garçon peut-il lui porter ma carte, et lui demander s'il veut venir déjeuner avec moi ? »

– Ah ! ah !

– De sorte que, vous comprenez, des officiers entre eux, ça va être du bruit, du tapage ! Ils vont peut-être non seulement déjeuner, mais dîner, mais souper.

– Je vous ai déjà dit, mon cher hôte, que je ne croyais point avoir le plaisir de passer la nuit chez vous ; j'attends, poste restante, des lettres de Paris qui décideront de ce que je vais faire. En attendant, allumez-moi du feu dans la chambre n° 2, en faisant le moins de bruit possible, pour ne pas gêner mon voisin ; vous me ferez monter en même temps une plume, de l'encre et du papier, j'ai à écrire.

Les ordres de Montbar furent ponctuellement exécutés, et lui-même monta sur les pas du garçon de service pour veiller à ce que Roland ne fût point incommodé de son voisinage.

La chambre était bien telle que l'hôte de la poste l'avait dite, et pas un mouvement ne pouvait se faire dans l'une, pas un mot ne pouvait s'y dire qui ne fût entendu dans l'autre.

Aussi Montbar entendit-il parfaitement le garçon d'hôtel annoncer à Roland le chef de brigade Saint-Maurice, et, à la suite du pas résonnant de celui-ci dans le corridor, les exclamations que laissèrent échapper les deux amis, enchantés de se revoir.

De son côté, Roland, distrait un instant par le bruit qui s'était fait dans la chambre voisine, avait oublié ce bruit dès qu'il avait cessé, et il n'y avait point de danger qu'il se renouvelât. Montbar, une fois seul, s'était assis à la table sur laquelle étaient déposés, encre, plume et papier, et était resté immobile.

Les deux officiers s'étaient connus autrefois en Italie, et Roland s'était trouvé sous les ordres de Saint-Maurice lorsque celui-ci était capitaine, et que lui, Roland, n'était que lieutenant.

Aujourd'hui, les grades étaient égaux ; de plus, Roland avait double mission du premier consul et du préfet de police, qui lui donnait commandement sur les officiers du même grade que lui, et même, dans les limites de sa mission, sur des officiers d'un grade plus élevé.

Morgan ne s'était pas trompé en présumant que le frère d'Amélie était à la poursuite des compagnons de Jéhu : quand les perquisitions nocturnes faites dans la chartreuse de Seillon n'en eussent pas donné la preuve, cette preuve eût ressorti de la conversation du jeune officier avec son collègue, en supposant que cette conversation eût été entendue.

Ainsi le premier consul envoyait bien effectivement cinquante mille francs, à titre de don, aux pères du Saint-Bernard ; ainsi ces cinquante mille francs étaient bien réellement envoyés par la poste ; mais ces cinquante mille francs n'étaient qu'une espèce de piège où l'on comptait prendre les dévaliseurs de diligences, s'ils n'étaient point surpris dans la chartreuse de Seillon ou dans quelque autre lieu de leur retraite.

Maintenant, restait à savoir comment on les prendrait.

Ce fut ce qui, tout en déjeunant, se débattit longuement entre les deux officiers.

Au dessert, ils étaient d'accord, et le plan était arrêté.

Le même soir, Morgan recevait une lettre ainsi conçue :

« Comme nous l'a dit Adler, vendredi prochain, à cinq heures du soir, la malle partira de Paris avec cinquante mille francs destinés aux pères du Saint-Bernard.

« Les trois places, la place du coupé et les deux places de l'intérieur sont déjà retenues par trois voyageurs qui monteront, le premier à Sens, les deux autres à Tonnerre.

«Ces voyageurs seront, dans le coupé, un des plus braves agents du citoyen Fouché, et dans l'intérieur, M. Roland de Montrevel et le chef de brigade du 7e chasseurs, en garnison à Mâcon.

« Ils seront en costumes bourgeois, pour ne point inspirer de soupçons, mais armés jusqu'aux dents.

« Douze chasseurs à cheval, avec mousquetons, pistolets et sabres, escorteront la malle, mais à distance, et de manière à arriver au milieu de l'opération.

« Le premier coup de pistolet tiré doit leur donner le signal de mettre leurs chevaux au galop et de tomber sur les dévaliseurs.

« Maintenant, mon avis est que, malgré toutes ces précautions, et même à cause de toutes ces précautions, l'attaque soit maintenue et s'opère à l'endroit indiqué, c'est-à-dire à la Maison-Blanche.

« Si c'est l'avis des compagnons, qu'on me le fasse savoir ; c'est moi qui conduirai la malle en postillon, de Mâcon à Belleville.

« Je fait mon affaire du chef de brigade ; que l'un de vous fasse la sienne de l'agent du citoyen Fouché.

« Quant à M. Roland de Montrevel, il ne lui arrivera rien, attendu que je me charge, par un moyen à moi connu et par moi inventé, de l'empêcher de descendre de la malle-poste.

« L'heure précise où la malle de Chambéry passe à la Maison-Blanche est samedi, à six heures du soir.

« Un seul mot de réponse conçu en ces termes : Samedi à six heures du soir, et tout ira comme sur des roulettes.

« MONTBAR »

à minuit, Montbar, qui effectivement s'était plaint du bruit fait par son voisin et avait été mis dans une chambre située à l'autre extrémité de l'hôtel, était réveillé par un courrier, lequel n'était autre que le palefrenier qui lui avait amené sur la route un cheval tout sellé.

Cette lettre contenait simplement ces mots, suivis d'un post-scriptum :

« Samedi, à six heures du soir.

« MORGAN.

« P.S. Ne pas oublier, même au milieu du combat, que la vie de Roland de Montrevel est sauvegardée. »
Le jeune homme lut cette réponse avec une joie visible ; ce n'était plus une simple arrestation de diligence, cette fois, c'était une espèce d'affaire d'honneur entre hommes d'une opinion différente, une rencontre entre braves.

Ce n'était pas seulement de l'or qu'on allait répandre sur la grande route, c'était du sang.

Ce n'était pas aux pistolets sans balles du conducteur, maniés par les mains d'un enfant, qu'on allait avoir affaire, c'était aux armes mortelles de soldats habitués à s'en servir.

Au reste, on avait toute la journée qui allait s'ouvrir, et toute celle du lendemain, pour prendre ses mesures. Montbar se contenta donc de demander au palefrenier quel était le postillon de service qui devait, à cinq heures, prendre la malle à Mâcon et faire la poste ou plutôt les deux postes qui s'étendent de Mâcon à Belleville.

Il lui recommanda en outre d'acheter quatre pitons et deux cadenas fermant à clef.

Il savait d'avance que la malle arrivait à quatre heures et demie à Mâcon, y dînait, et en repartait à cinq heures précises.

Sans doute, toutes les mesures de Montbar étaient prises d'avance, car, ces recommandations faites à son domestique, il le congédia, et s'endormit comme un homme qui a un arriéré de sommeil à combler.

Le lendemain, il ne se réveilla, ou plutôt ne descendit qu'à neuf heures du matin. Il demanda sans affectation à l'hôte des nouvelles de son bruyant voisin.

Le voyageur était parti à six heures du matin, par la malle-poste de Lyon à Paris, avec son ami le chef de brigade des chasseurs, et l'hôte avait cru entendre qu'ils n'avaient retenu leurs places que jusqu'à Tonnerre.

Au reste, de même que M. de Jayat s'inquiétait du jeune officier, le jeune officier, de son côté, s'était inquiété de lui, avait demandé qui il était, s'il venait d'habitude dans l'hôtel, et si l'on croyait qu'il consentît à vendre son cheval.

L'hôte avait répondu qu'il connaissait parfaitement M. de Jayat, que celui-ci avait l'habitude de loger à son hôtel toutes les fois que ses affaires l'appelaient à Mâcon, et que, quant à son cheval, il ne croyait pas, vu la tendresse que le jeune gentilhomme avait manifestée pour lui, qu'il consentît à s'en défaire à quelque prix que ce fût.

Sur quoi, le voyageur était parti sans insister davantage.

Après le déjeuner, M. de Jayat, qui paraissait fort désœuvré, fit seller son cheval, monta dessus et sortit de Mâcon par la route de Lyon. Tant qu'il fut dans la ville, il laissa marcher son cheval à l'allure qui convenait à l'élégant animal ; mais, une fois hors de la ville, il rassembla les rênes et serra les genoux.

L'indication était suffisante. L'animal partit au galop.

Montbar traversa les villages de Varennes et de la Crèche et la Chapelle-de-Guinchay, et ne s'arrêta qu'à la Maison-Blanche.

Le lieu était bien tel que l'avait dit Valensolle, et merveilleu-sement choisi pour une embuscade.

La Maison-Blanche était située au fond d'une petite vallée, entre une descente et une montée ; à l'angle de son jardin passait un petit ruisseau sans nom qui allait se jeter dans la Saône à la hauteur de Challe.

Des arbres touffus et élevés suivaient le cours de la rivière et, décrivant un demi-cercle, enveloppaient la maison.

Quant à la maison elle-même, après avoir été autrefois une auberge dont l'aubergiste n'avait pas fait ses affaires, elle était fermée depuis sept ou huit ans, et commençait à tomber en ruine.

Avant d'y arriver, en venant de Mâcon, la route faisait un coude.

Montbar examina les localités avec le soin d'un ingénieur chargé de choisir le terrain d'un champ de bataille, tira un crayon et un portefeuille de sa poche et traça un plan exact de la position.

Puis il revint à Mâcon.

Deux heures après, le palefrenier partait, portant le plan à Morgan et laissant à son maître le nom du postillon qui devait conduire la malle ; il s'appelait Antoine. Le palefrenier avait, en outre, acheté les quatre pitons et les deux cadenas.

Montbar fit monter une bouteille de vieux bourgogne et demanda Antoine.

Dix minutes après, Antoine entrait.

C'était un grand et beau garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, de la taille à peu près de Montbar, ce que celui-ci, après l'avoir toisé des pieds à la tête, avait remarqué avec satisfaction.

Le postillon s'arrêta sur le seuil de la porte, et, mettant la main à son chapeau à la manière des militaires :

– Le citoyen m'a fait demander ? dit-il.

– C'est bien vous qu'on appelle Antoine ? fit Montbar.

– Pour vous servir, si j'en étais capable, vous et votre compagnie.

– Eh bien, oui, mon ami, tu peux me servir... Ferme donc la porte et viens ici.

Antoine ferma la porte, s'approcha jusqu'à distance de deux pas de Montbar, et, portant de nouveau la main à son chapeau :

– Voilà, notre maître.

– D'abord, dit Montbar, si tu n'y vois point d'inconvénient, nous allons boire un verre de vin à la santé de ta maîtresse.

– Oh ! oh ! de ma maîtresse ! fit Antoine, est-ce que les gens comme nous ont des maîtresses ? C'est bon pour des seigneurs comme vous d'avoir des maîtresses.

– Ne vas-tu pas me faire accroire, drôle, qu'avec une encolure comme la tienne, on fait vœu de continence ?

– Oh ! je ne veux pas dire que l'on soit un moine à cet endroit ; on a par-ci par-là quelque amourette sur le grand chemin.

– Oui, à chaque cabaret ; c'est pour cela qu'on s'arrête si souvent avec les chevaux de retour pour boire la goutte ou allumer sa pipe.

– Dame ! fit Antoine avec un intraduisible mouvement d'épaules, il faut bien rire.

– Eh bien, goûte-moi ce vin-là, mon garçon ! je te réponds que ce n'est pas lui qui te fera pleurer.

Et, prenant un verre plein, Montbar fit signe au postillon de prendre l'autre verre.

– C'est bien de l'honneur pour moi... à votre santé et à celle de votre compagnie !

C'était une locution familière au brave postillon, une espèce d'extension de politesse qui n'avait pas besoin d'être justifiée pour lui par une compagnie quelconque.

– Ah ! oui, dit-il après avoir bu et en faisant clapper sa langue, en voilà du chenu, et moi, qui l'ai avalé sans le goûter, comme si c'était du petit bleu.

– C'est un tort, Antoine.

– Mais oui, que c'est un tort.

– Bon ! fit Montbar en versant un second verre, heureusement qu'il peut se réparer.

– Pas plus haut que le pouce, notre bourgeois, dit le facétieux postillon en tendant le verre et ayant soin que son pouce fût au niveau du bord.

– Minute, fit Montbar au moment où Antoine allait porter le verre à sa bouche.

– Il était temps, dit le postillon ; il allait y passer, le malheureux ! Qu'y a-t-il ?

– Tu n'as pas voulu que je boive à la santé de ta maîtresse ; mais tu ne refuseras pas, je l'espère, de boire à la santé de la mienne.

– Oh ! ça ne se refuse pas, surtout avec de pareil vin ; à la santé de votre maîtresse et de sa compagnie !

Et le citoyen Antoine avala la rouge liqueur, en la dégustant cette fois.

– Eh bien, fit Montbar, tu t'es encore trop pressé, mon ami.

– Bah ! fit le postillon.

– Oui... suppose que j'aie plusieurs maîtresses : du moment où nous ne nommons pas celle à la santé de laquelle nous buvons, comment veux-tu que cela lui profite.

– C'est ma foi, vrai !

– C'est triste, mais il faut recommencer cela, mon ami.

– Ah ! recommençons ! Il ne s'agit pas, avec un homme comme vous, de mal faire les choses ; on a commis la faute, on la boira.

Et Antoine tendit son verre que Montbar remplit jusqu'au bord.

– Maintenant, dit-il en jetant un coup d'œil sur la bouteille, et en s'assurant par ce coup d'œil qu'elle était vide, il ne s'agit plus de nous tromper. Son nom ?

– à la belle Joséphine ! dit Montbar.

– à la belle Joséphine ! répéta Antoine.

Et il avala le bourgogne avec une satisfaction qui semblait aller croissant.

Puis, après avoir bu et s'être essuyé les lèvres avec sa manche, au moment de reposer le verre sur la table :

– Eh ! dit-il, un instant, bourgeois.

– Bon ! fit Montbar, est-ce qu'il y a encore quelque chose qui ne va pas ?

– Je crois bien : nous avons fait de la mauvaise besogne, mais il est trop tard.

– Pourquoi cela ?

– La bouteille est vide.

– Celle-ci, oui, mais pas celle-là.

Et Montbar prit dans le coin de la cheminée une bouteille toute débouchée.
– Ah ! ah ! fit Antoine, dont le visage s'éclaira d'un radieux sourire.

– Y a-t-il du remède ? demanda Montbar.

– Il y en a fit Antoine.

Et il tendit son verre.

Montbar le remplit avec la même conscience qu'il y avait mise les trois premières fois.

– Eh bien, fit le postillon mirant au jour le liquide rubis qui étincelait dans son verre, je disais donc que nous avions bu à la santé de la belle Joséphine...

– Oui, dit Montbar.

– Mais, continua Antoine, il y a diablement de Joséphines en France.

– C'est vrai ; combien crois-tu qu'il y en ait, Antoine ?

– Bon ! il y en a bien cent mille.

– Je t'accorde cela ; après ?

– Eh bien, sur ces cent mille, j'admets qu'il n'y en a qu'un dixième de belles.

– C'est beaucoup.

– Mettons un vingtième.
– Soit.

– Cela fait cinq mille.

– Diable ! sais-tu que tu es fort en arithmétique ?

– Je suis fils de maître d'école.

– Eh bien ?

– Eh bien, à laquelle de ces cinq mille avons-nous bu ?... ah !

– Tu as, par ma foi, raison, Antoine ; il faut ajouter le nom de famille au nom de baptême ; à la belle Joséphine...

– Attendez, le verre est entamé, il ne peut plus servir ; il faut, pour que la santé soit profitable, le vider et le remplir.

Antoine porta le verre à sa bouche.

– Le voilà vide, dit-il.

– Et le voilà rempli, fit Montbar en le mettant en contact avec la bouteille.

– Aussi, j'attends ; à la belle Joséphine ?...

– à la belle Joséphine... Lollier !

Et Montbar vida son verre.

– Jarnidieu ! fit Antoine ; mais, attendez donc, Joséphine Lollier, je connais cela.

– Je ne dis pas non.

– Joséphine Lollier, mais c'est la fille du maître de la poste aux chevaux de Belleville.

– Justement.

– Fichtre ! fit le postillon, vous n'êtes pas à plaindre, notre bourgeois ; un joli brin de fille ! à la santé de la belle Joséphine Lollier !

Et il avala son cinquième verre de Bourgogne.

– Eh bien, maintenant, demanda Montbar, comprends-tu pourquoi je t'ai fait monter, mon garçon ?

– Non ; mais je ne vous en veux pas tout de même.

– C'est bien gentil de ta part.

– Oh ! moi, je suis bon diable.

– Eh bien, je vais te le dire, pourquoi je t'ai fait monter.

– Je suis tout oreilles.

– Attends ! Je crois que tu entendras encore mieux si ton verre est plein que s'il est vide.

– Est-ce que vous avez été médecin des sourds, vous, par hasard ? demanda le postillon en goguenardant.

– Non ; mais j'ai beaucoup vécu avec les ivrognes, répondit Montbar en remplissant de nouveau le verre d'Antoine.

– On n'est pas ivrogne parce qu'on aime le vin, dit Antoine.

– Je suis de ton avis, mon brave, répliqua Montbar ; on n'est ivrogne que quand on ne sait pas le porter.

– Bien dit ! fit Antoine, qui paraissait porter le sien à merveille ; j'écoute.

– Tu m'as dit que tu ne comprenais pas pourquoi je t'avais fait monter ?

– Je l'ai dit.

– Cependant, tu dois bien te douter que j'avais un but ?

– Tout homme en a un, bon ou mauvais, à ce que prétend notre curé, dit sentencieusement Antoine.

– Eh bien, le mien, mon ami, reprit Montbar, est de pénétrer la nuit, sans être reconnu, dans la cour de maître Nicolas Denis Lollier, maître de poste de Belleville.

– à Belleville, répéta Antoine, qui suivait les paroles de Montbar avec toute l'attention dont il était capable ; je comprends. Et vous voulez pénétrer, sans être reconnu, dans la cour de maître Nicolas Denis Lollier, maître de poste à Belleville, pour voir à votre aise la belle Joséphine ? Ah ! mon gaillard !

– Tu y es, mon cher Antoine ; et je veux y pénétrer sans être reconnu, parce que le père Lollier a tout découvert, et qu'il a défendu à sa fille de me recevoir.

– Voyez-vous !... Et que puis-je à cela, moi ?

– Tu as encore les idées obscures, Antoine ; bois ce verre de vin-là pour les éclaircir.

– Vous avez raison, fit Antoine.

Et il avala son sixième verre de vin.

– Ce que tu y peux, Antoine ?

– Oui, qu'est-ce que j'y peux ? Voilà ce que je demande.

– Tu y peux tout, mon ami.

– Moi ?

– Toi.

– Ah ! je serais curieux de savoir cela : éclaircissez, éclaircissez.

Et il tendit son verre.

– Tu conduis, demain, la malle de Chambéry ?

– Un peu ; à six heures.

– Eh bien, supposons qu'Antoine soit un bon garçon.

– C'est tout supposé, il l'est.

– Eh bien, voici ce que fait Antoine...

– Voyons, que fait-il ?

– D'abord, il vide son verre.

– Ce n'est pas difficile... c'est fait.

– Puis il prend ces dix louis.

Montbar aligna dix louis sur la table.

– Ah ! ah ! fit Antoine, des jaunets, des vrais ! Je croyais qu'ils avaient tous émigré, ces diables-là !

– Tu vois qu'il en reste.

– Et que faut-il qu'Antoine fasse pour qu'ils passent dans sa poche ?

– Il faut qu'Antoine me prête son plus bel habit de postillon.

– à vous ?

– Et me donne sa place demain au soir.

– Eh ! oui, pour que vous voyiez la belle Joséphine sans être reconnu.
– Allons donc ! J'arrive à huit heures à Belleville, j'entre dans la cour, je dis que les chevaux sont fatigués, je les fais reposer jusqu'à dix heures, et, de huit heures à dix...

– Ni vu ni connu, je t'embrouille le père Lollier.

– Eh bien, ça y est-il, Antoine ?

– ça y est ! on est jeune, on est du parti des jeunes ; on est garçon, on est du parti des garçons ; quand on sera vieux et papa, on sera du parti des papas et des vieux, et on criera : «Vivent les ganaches ! »

– Ainsi, mon brave Antoine, tu me prêtes ta plus belle veste et ta plus belle culotte ?

– J'ai justement une veste et une culotte que je n'ai pas encore mises.

– Tu me donnes ta place ?

– Avec plaisir.

– Et moi, je te donne d'abord ces cinq louis d'arrhes.

– Et le reste ?

– Demain, en passant les bottes ; seulement, tu auras une précaution...

– Laquelle ?

– On parle beaucoup de brigand qui dévalisent les diligences ; tu auras soin de mettre des fontes à la selle du porteur.

– Pour quoi faire ?

– Pour y fourrer des pistolets.

– Allons donc ! n'allez-vous pas leur faire du mal à ces braves gens ?

– Comment ! tu appelles braves gens des voleurs qui dévalisent les diligences ?

– Bon ! on n'est pas un voleur parce qu'on vole l'argent du gouvernement.

– C'est ton avis.

– Je crois bien, et encore que c'est l'avis de bien d'autres. Je sais bien, quant à moi, que, si j'étais juge, je ne les condamnerais pas.

– Tu boirais peut-être à leur santé ?

– Ah ! tout de même, ma foi, si le vin était bon.

– Je t'en défie, dit Montbar en versant dans le verre d'Antoine tout ce qui restait de la seconde bouteille.

– Vous savez le proverbe ? dit le postillon.

– Lequel ?

– Il ne faut pas défier un fou de faire sa folie. à la santé des compagnons de Jéhu.

– Ainsi soit-il ! dit Montbar.

– Et les cinq louis ? fit Antoine en reposant le verre sur la table.

– Les voilà.

– Merci ; vous aurez des fontes à votre selle ; mais, croyez-moi, ne mettez pas de pistolets dedans ou, si vous mettez des pistolets dedans, faites comme le père Jérôme, le conducteur de Genève, ne mettez pas de balles dans vos pistolets.

Et, sur cette recommandation philanthropique, le postillon prit congé de Montbar et descendit l'escalier en chantant d'une voix avinée.

«Le matin, je me prends, je me lève ;
« Dans le bois, je m'en suis allé ;
« J'y trouvai ma bergère qui rêve ;
« Doucement je la réveillai.
« Je lui dis : Aimable bergère,
« Un berger vous ferait-il peur ?
« Un berger ! à moi pourquoi faire ?
« Taisez-vous, monsieur le trompeur. »

Montbar suivit consciencieusement le chanteur jusqu'à la fin du second couplet ; mais, quelque intérêt qu'il prît à la romance de maître Antoine, la voix de celui-ci s'étant perdue dans l'éloignement ; il fut obligé de faire son deuil du reste de la chanson.

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