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Chapitre XLIV
Déménagement

Le même jour, le premier consul, resté avec Bourrienne, lui avait dicté l'ordre suivant, adressé à la garde des consuls et à l'armée :

« Washington est mort ! Ce grand homme s'est battu contre la tyrannie ; il a consolidé la liberté de l'Amérique ; sa mémoire sera toujours chère au peuple français comme à tous les hommes libres des deux mondes, et spécialement aux soldats français qui, comme lui et les soldats américains, se battirent pour la liberté et l'égalité ; en conséquence, le premier consul ordonne que, pendant dix jours, des crêpes noirs seront suspendus à tous les drapeaux et à tous les guidons de la République. »

Mais le premier consul ne comptait point se borner à cet ordre du jour.

Parmi les moyens destinés à faciliter son passage du Luxembourg aux Tuileries, figurait une de ces fêtes par lesquelles il savait si bien, non seulement amuser les yeux, mais encore pénétrer les esprits ; cette fête devait avoir lieu aux Invalides, ou plutôt, comme on disait alors, au temple de Mars : il s'agissait tout à la fois d'inaugurer le buste de Washington, et de recevoir des mains du général Lannes les drapeaux d'Aboukir.

C'était là une de ces combinaisons comme Bonaparte les comprenait, un éclair tiré du choc de deux contrastes.

Ainsi il prenait un grand homme au monde nouveau, une victoire au vieux monde, et il ombrageait la jeune Amérique avec les palmes de Thèbes et de Memphis !

Au jour fixé pour la cérémonie, six mille hommes de cavalerie étaient échelonnés du Luxembourg aux Invalides.

à huit heures, Bonaparte monta à cheval dans la grande cour du palais consulaire, et, par la rue de Tournon, se dirigea vers les quais, accompagné d'un état-major de généraux dont le plus vieux n'avait pas trente-cinq ans.

Lannes marchait en tête ; derrière lui, soixante guides portaient les soixante drapeaux conquis ; puis venait Bonaparte, de deux longueurs de cheval en avant de son état-major.

Le ministre de la guerre, Berthier, attendait le cortège sous le dôme du temple ; il était appuyé à une statue de Mars au repos ; tous les ministres et conseillers d'état se groupaient autour de lui. Aux colonnes soutenant la voûte étaient suspendus déjà les drapeaux de Denain et de Fontenoy et ceux de la première campagne d'Italie ; deux invalides centenaires, qui avaient combattu aux côtés du maréchal de Saxe, se tenaient, l'un à la gauche, l'autre à la droite de Berthier, comme ces cariatides des anciens jours regardant pardessus la cime des siècles ; enfin, à droite, sur une estrade, était posé le buste de Washington que l'on devait ombrager avec les drapeaux d'Aboukir. Sur une autre estrade, en face de celle-là, était le fauteuil de Bonaparte.

Le long des bas-côtés du temple s'élevaient des amphithéâtres où toute la société élégante de Paris – celle du moins qui se ralliait à l'ordre d'idées que l'on fêtait dans ce grand jour – était venue prendre place.

à l'apparition des drapeaux, des fanfares militaires firent éclater leurs notes cuivrées sous les voûtes du temple.

Lannes entra le premier, et fit un signe aux guides, qui, montant deux à deux les degrés de l'estrade, passèrent les hampes des drapeaux dans les tenons préparés d'avance.

Pendant ce temps, Bonaparte avait, au milieu des applaudissements, pris place dans son fauteuil.

Alors, Lannes s'avança vers le ministre de la guerre, et, de cette voix puissante qui savait si bien crier : « En avant ! » sur les champs de bataille :

– Citoyen ministre, dit-il, voici tous les drapeaux de l'armée ottomane, détruite sous vos yeux à Aboukir. L'armée d'égypte, après avoir traversé des déserts brûlants, triomphé de la faim et de la soif, se trouve devant un ennemi fier de son nombre et de ses succès, et qui croit voir une proie facile dans nos troupes exténuées par la fatigue et par des combats sans cesse renaissants ; il ignore que le soldat français est plus grand parce qu'il sait souffrir, parce qu'il sait vaincre, et que son courage s'irrite et s'accroît avec le danger. Trois mille Français, vous le savez, fondent alors sur dix-huit mille barbares, les enfoncent, les renversent, les serrent entre leurs rangs et la mer, et la terreur que nos baïonnettes inspirent est telle, que les musulmans, forcés à choisir leur mort, se précipitent dans les abîmes de la Méditerranée.

« Dans cette journée mémorable furent pesés les destins de l'égypte, de la France et de l'Europe, sauvés par votre courage.

« Puissances coalisées, si vous osiez violer le territoire de la France et que le général qui nous fut rendu par la victoire d'Aboukir fît un appel à la nation, puissances coalisées, vos succès vous seraient plus funestes que vos revers ! Quel Français ne voudrait encore vaincre sous les drapeaux du premier consul, ou faire sous lui l'apprentissage de la gloire ? »

Puis, s'adressant aux invalides, auxquels la tribune du fond avait été réservée tout entière :

« Et vous, continua-t-il d'une voix plus forte, vous braves vétérans, honorables victimes du sort des combats, vous ne seriez pas les derniers à voler sous les ordres de celui qui console vos malheurs et votre gloire, et qui place au milieu de vous et sous votre garde ces trophées conquis par votre valeur ! Ah ! je le sais, braves vétérans, vous brûlez de sacrifier la moitié de la vie qui vous reste pour votre patrie et votre liberté ! »

Cet échantillon de l'éloquence militaire du vainqueur de Montebello fut criblé d'applaudissements ; trois fois le ministre de la guerre essaya de lui répondre, trois fois les bravos reconnaissants lui coupèrent la parole : enfin le silence se fit et Berthier s'exprima en ces termes :

« élever aux bords de la Seine des trophées conquis sur les rives du Nil ; suspendre aux voûtes de nos temples, à côté des drapeaux de Vienne, de Pétersbourg et de Londres, les drapeaux bénis dans les mosquées de Byzance et du Caire ; les voir ici présentés à la patrie par les mêmes guerriers ; jeunes d'années, vieux de gloire, que la victoire a si souvent couronnés, c'est ce qui n'appartient qu'à la France républicaine.

« Ce n'est là, d'ailleurs, qu'une partie de ce qu'a fait, à la fleur de son âge, ce héros qui, couvert des lauriers d'Europe, se montra vainqueur devant ces pyramides du haut desquelles quarante siècles le contemplaient, affranchissant par la victoire la terre natale des arts, et venant y reporter, entouré de savants et de guerriers, les lumières de la civilisation.

« Soldats, déposez dans ce temple des vertus guerrières ces enseignes du croissant, enlevées sur les rochers de Canope par trois mille Français à dix-huit mille guerriers aussi braves que barbares ; qu'elles y conservent le souvenir de cette expédition célèbre dont le but et le succès semblent absoudre la guerre des maux qu'elle cause ; qu'elles y attestent, non la bravoure du soldat français, l'univers entier en retentit, mais son inaltérable constance, mais son dévouement sublime ; que la vue de ces drapeaux vous réjouisse et vous console, vous, guerriers, dont les corps, glorieusement mutilés dans les champs de l'honneur, ne permettent plus à votre courage que des vœux et des souvenirs ; que, du haut de ces voûtes, ces enseignes proclament aux ennemis du peuple français l'influence du génie, la valeur des héros qui les conquirent, et leur présagent aussi tous les malheurs de la guerre s'ils restent sourds à la voix qui leur offre la paix ; oui, s'ils veulent la guerre, nous la ferons, et nous la ferons terrible !

« La patrie, satisfaite, contemple l'armée d'Orient avec un sentiment d'orgueil.

« Cette invincible armée apprendra avec joie que les braves qui vainquirent avec elle aient été son organe ; elle est certaine que le premier consul veille sur les enfants de la gloire ; elle saura qu'elle est l'objet des plus vives sollicitudes de la République ; elle saura que nous l'avons honorée dans nos temples, en attendant que nous imitions, s'il le faut, dans les champs de l'Europe, tant de vertus guerrières que nous avons vu déployer dans les déserts brûlants de l'Afrique et de l'Asie.

« Venez en son nom, intrépide général ! venez, au nom de tous ces héros au milieu desquels vous vous montrez, recevoir dans cet embrassement le gage de la reconnaissance nationale.

« Mais, au moment de ressaisir les armes protectrices de notre indépendance, si l'aveugle fureur des rois refuse au monde la paix que nous lui offrons, jetons, mes camarades, un rameau de laurier sur les cendres de Washington, de ce héros qui affranchit l'Amérique du joug des ennemis les plus implacables de notre liberté, et que son ombre illustre nous montre au-delà du tombeau la gloire qui accompagne la mémoire des libérateurs de la patrie ! »

Bonaparte descendit de son estrade, et, au nom de la France, fut embrassé par Berthier.

M. de Fontanes, chargé de prononcer l'éloge de Washington, laissa courtoisement s'écouler jusqu'à la dernière goutte le torrent d'applaudissements qui semblait tomber par cascades de l'immense amphithéâtre.

Au milieu de ces glorieuses individualités, M. de Fontanes était une curiosité, moitié politique, moitié littéraire.

Après le 18 fructidor, il avait été proscrit avec Suard et Laharpe ; mais, parfaitement caché chez un de ses amis, ne sortant que le soir, il avait trouvé moyen de ne pas quitter Paris.

Un accident impossible à prévoir l'avait dénoncé.

Renversé sur la place du Carrousel par un cabriolet dont le cheval s'était emporté, il fut reconnu par un agent de police qui était accouru à son aide. Cependant Fouché, prévenu non seulement de sa présence à Paris, mais encore de la retraite qu'il habitait, fit semblant de ne rien savoir.

Quelques jours après le 18 brumaire, Maret, qui fut depuis duc de Bassano, Laplace, qui resta tout simplement un homme de science, et Regnault de Saint-Jean d'Angély, qui mourut fou, parlèrent au premier consul de M. de Fontanes et de sa présence à Paris.

– Présentez-le-moi, répondit simplement le premier consul.

M. de Fontanes fut présenté à Bonaparte, qui, connaissant ce caractère souple et cette éloquence adroitement louangeuse, l'avait choisi pour faire l'éloge de Washington et peut-être bien un peu le sien en même temps.

Le discours de M. de Fontanes fut trop long pour que nous le rapportions ici ; mais ce que nous pouvons dire, c'est qu'il fut tel que le désirait Bonaparte.

Le soir, il y eut grande réception au Luxembourg. Pendant la cérémonie, le bruit avait couru d'une installation probable du premier consul aux Tuileries ; les plus hardis ou les plus curieux en hasardèrent quelques mots à Joséphine ; mais la pauvre femme, qui avait encore sous les yeux la charrette et l'échafaud de Marie-Antoinette, répugnait instinctivement à tout ce qui la pouvait rapprocher de la royauté ; elle hésitait donc à répondre, renvoyant les questionneurs à son mari.

Puis, il y avait une autre nouvelle qui commençait à circuler et qui faisait contrepoids à la première.

Murat avait demandé en mariage mademoiselle Caroline Bonaparte.

Or, ce mariage, s'il devait se faire, ne se faisait pas tout seul.

Bonaparte avait eu un moment de brouille, nous devrions dire une année de brouille, avec celui qui aspirait à l'honneur de devenir son beau-frère.

Le motif de cette brouille va paraître un peu bien étrange à nos lecteurs.

Murat, le lion de l'armée, Murat, dont le courage est devenu proverbial, Murat, que l'on donnerait à un sculpteur comme le modèle à prendre pour la statue du dieu de la guerre, Murat, un jour qu'il avait mal dormi ou mal déjeuné, avait eu une défaillance.

C'était devant Mantoue, dans laquelle Wurmser, après la bataille de Rivoli, avait été forcé de s'enfermer avec vingt-huit mille hommes. Le général Miollis, avec quatre mille seulement, devait maintenir le blocus de la place ; or, pendant une sortie que tentaient les Autrichiens, Murat, à la tête de cinq cents hommes, reçut l'ordre d'en charger trois mille.

Murat chargea, mais mollement.

Bonaparte, dont il était l'aide de camp, en fut tellement irrité, qu'il l'éloigna de sa personne.

Ce fut pour Murat un désespoir d'autant plus grand, que, dès cette époque, il avait le désir, sinon l'espoir, de devenir le beau-frère de son général : il était amoureux de Caroline Bonaparte.

Comment cet amour lui était-il venu ?

Nous le dirons en deux mots :

Peut-être ceux qui lisent chacun de nos livres isolément s'étonnent-ils que nous appuyions parfois sur certains détails qui semblent un peu étendus pour le livre même dans lequel ils se trouvent.

C'est que nous ne faisons pas un livre isolé ; mais, comme nous l'avons dit déjà, nous remplissons ou nous essayons de remplir un cadre immense.

Pour nous, la présence de nos personnages n'est point limitée à l'apparition qu'ils font dans un livre ; celui que vous voyez aide de camp dans cet ouvrage, vous le retrouverez roi dans un second, proscrit et fusillé dans un troisième.

Balzac a fait une grande et belle œuvre à cent faces, intitulée la Comédie humaine.

Notre œuvre, à nous, commencée en même temps que la sienne, mais que nous ne qualifions pas, bien entendu, peut s'intituler le Drame de la France.

Revenons à Murat.

Disons comment cet amour, qui influa d'une façon si glorieuse et peut-être si fatale sur sa destinée, lui était venu.

Murat, en 1796, avait été envoyé à Paris et chargé de présenter au Directoire les drapeaux pris par l'armée française aux combats de Dego et de Mondovi ; pendant ce voyage, il fit la connaissance de madame Bonaparte et de madame Tallien.

Chez madame Bonaparte, il retrouva mademoiselle Caroline Bonaparte.

Nous disons retrouva, car ce n'était point la première fois qu'il rencontrait celle avec laquelle il devait partager la couronne de Naples : il l'avait déjà vue à Rome chez son frère Joseph, et là, malgré la rivalité d'un jeune et beau prince romain, il avait été remarqué par elle.

Les trois femmes se réunirent et obtinrent du Directoire le grade de général de brigade pour Murat.

Murat retourna à l'armée d'Italie, plus amoureux que jamais de mademoiselle Bonaparte, et, malgré son grade de général de brigade, sollicita et obtint la faveur immense pour lui de rester aide de camp du général en chef.

Par malheur arriva cette fatale sortie de Mantoue, à la suite de laquelle il tomba dans la disgrâce de Bonaparte.

Cette disgrâce eut un instant tous les caractères d'une véritable inimitié.

Bonaparte le remercia de ses services comme aide de camp et le plaça dans la division de Neille, puis dans celle de Baraguey-d'Hilliers.

Il en résulta que, quand Bonaparte revint à Paris après le traité de Tolentino, Murat ne fut pas du voyage.

Ce n'était point l'affaire du triumféminat qui avait pris sous sa protection le jeune général de brigade.

Les trois belles solliciteuses se mirent en campagne, et, comme il était question de l'expédition d'égypte, elles obtinrent du ministère de la guerre que Murat fît partie de l'expédition.

Il s'embarqua sur le même bâtiment que Bonaparte, c'est-à-dire à bord de l'Orient, mais pas une seule fois pendant la traversée Bonaparte ne lui adressa la parole.

Débarqué à Alexandrie, Murat ne put d'abord rompre la barrière de glace qui le séparait de son général, lequel, pour l'éloigner de lui plutôt encore que pour lui donner l'occasion de se signaler, l'opposa à Mourad-Bey.

Mais, dans cette campagne, Murat fit de tels prodiges de valeur, il effaça, par de telles témérités, le souvenir d'un moment de mollesse, il chargea si intrépidement, si follement à Aboukir, que Bonaparte n'eut pas le courage de lui garder plus longtemps rancune.

En conséquence, Murat était revenu en France avec Bonaparte ; Murat avait puissamment coopéré au 18 et surtout au 19 brumaire ; Murat était donc rentré en pleine faveur, et, comme preuve de cette faveur, avait reçu le commandement de la garde des consuls.

Il avait cru que c'était le moment de faire l'aveu de son amour pour mademoiselle Bonaparte, amour parfaitement connu de Joséphine, qui l'avait favorisé.

Joséphine avait eu deux raisons pour cela.

D'abord, elle était femme dans toute la charmante acception du mot, c'est-à-dire que toutes les douces passions de la femme lui étaient sympathiques ; Joachim aimait Caroline, Caroline aimait Murat, c'était déjà chose suffisante pour qu'elle protégeât cet amour.

Puis Joséphine était détestée des frères de Bonaparte ; elle avait des ennemis acharnés dans Joseph et Lucien ; elle n'était pas fâchée de se faire deux amis dévoués dans Murat et Caroline.

Elle encouragea donc Murat à s'ouvrir à Bonaparte.

Trois jours avant la cérémonie que nous avons racontée plus haut, Murat était donc entré dans le cabinet de Bonaparte, et, après de longues hésitations et des détours sans fin, il en était arrivé à lui exposer sa demande.

Selon toute probabilité, cet amour des deux jeunes gens l'un pour l'autre n'était point une nouvelle pour le premier consul.

Celui-ci accueillit l'ouverture avec une gravité sévère et se contenta de répondre qu'il y songerait.

La chose méritait que l'on y songeât, en effet : Bonaparte était issu d'une famille noble, Murat était le fils d'un aubergiste. Cette alliance, dans un pareil moment, avait une grande signification.

Le premier consul, malgré la noblesse de sa famille, malgré le rang élevé qu'il avait conquis, était-il, non seulement assez républicain, mais encore assez démocrate pour mêler son sang à un sang roturier ?

Il ne réfléchit pas longtemps : son sens si profondément droit, son esprit si parfaitement logique lui dirent qu'il avait tout intérêt à le faire, et, le jour même, il donna son consentement au mariage de Murat et de Caroline.

Les deux nouvelles de ce mariage et du déménagement pour les Tuileries furent donc lancées en même temps dans le public ; l'une devait servir de contrepoids à l'autre.

Le premier consul allait occuper la résidence des anciens rois, coucher dans le lit des Bourbons, comme on disait à cette époque ; mais il donnait sa sœur au fils d'un aubergiste.

Maintenant, quelle dot apportait au héros d'Aboukir la future reine de Naples ?

Trente mille francs en argent et un collier de diamants que le premier consul prenait à sa femme, étant trop pauvre pour en acheter un. Cela faisait un peu grimacer Joséphine, qui tenait fort à son collier de diamants, mais cela répondait victorieusement à ceux qui disaient que Bonaparte avait fait sa fortune en Italie ; et puis pourquoi Joséphine avait-elle pris si fort à cœur les intérêts des futurs époux ! Elle avait voulu le mariage, elle devait contribuer à la dot.

Il résulta de cette habile combinaison que, le jour où les consuls quittèrent le Luxembourg (30 pluviôse an VIII) pour se rendre au palais du gouvernement, escortés par le fils d'un aubergiste devenu beau-frère de Bonaparte, ceux qui virent passer le cortège ne songèrent qu'à l'admirer et à l'applaudir.

Et, en effet, c'étaient des cortèges admirables et dignes d'applaudissements que ceux qui avaient à leur tête un homme comme Bonaparte et dans leurs rangs des hommes comme Murat, comme Moreau, comme Brune, comme Lannes, comme Junot, comme Duroc, comme Augereau, et comme Masséna.

Une grande revue était commandée pour ce jour-là, dans la cour du Carrousel ; madame Bonaparte devait y assister, non pas du balcon de l'horloge, le balcon de l'horloge était trop royal, mais des appartements occupés par Lebrun, c'est-à-dire du pavillon de Flore.

Bonaparte partit à une heure précise du palais du Luxembourg, escorté de trois mille hommes d'élite, au nombre desquels le superbe régiment des guides, créé depuis trois ans, à propos d'un danger couru par Bonaparte dans ses campagnes d'Italie : après le passage du Mincio, il se reposait, harassé de fatigue, dans un petit château, et se disposait à y prendre un bain, quand un détachement autrichien, en fuite et se trompant de direction, envahit le château, gardé par les sentinelles seulement ; Bonaparte n'avait eu que le temps de s'enfuir en chemise !

Un embarras qui mérite la peine d'être rapporté s'était présenté le matin de cette journée du 30 pluviôse.

Les généraux avaient bien leurs chevaux, les ministres leurs voitures ; mais les autres fonctionnaires n'avaient point encore jugé opportun de faire une pareille dépense.

Les voitures manquaient donc.

On y suppléa en louant des fiacres dont on couvrit les numéros avec du papier de la même couleur que la caisse.

La voiture seule du premier consul était attelée de six chevaux blancs ; mais, comme les trois consuls étaient dans la même voiture, Bonaparte et Cambacérès au fond, Lebrun sur le devant, ce n'était, à tout prendre, que deux chevaux par consul.

D'ailleurs, ces six chevaux blancs, donnés par l'empereur François au général en chef Bonaparte après le traité de Campo-Formio, n'étaient-ils pas eux-mêmes un trophée ?

La voiture traversa une partie de Paris en suivant la rue de Thionville, le quai Voltaire et le pont Royal.

à partir du guichet du Carrousel jusqu'à la grande porte des Tuileries, la garde des consuls formait la haie.

En passant sous la porte du guichet, Bonaparte leva la tête et lut l'inscription qui s'y trouvait.

Cette inscription était conçue en ces termes :

10 AOûT 1792
LA ROYAUTé EST ABOLIE EN FRANCE
ET NE SE RELèVERA JAMAIS

Un imperceptible sourire contracta les lèvres du premier consul.

à la porte des Tuileries, Bonaparte descendit de voiture et sauta en selle pour passer la troupe en revue.

Lorsqu'on le vit sur son cheval de bataille, les applaudissements éclatèrent de tous les côtés.

La revue terminée, il vint se placer en avant du pavillon de l'horloge, ayant Murat à sa droite, Lannes à sa gauche, et derrière lui tout le glorieux état-major de l'armée d'Italie.

Alors le défilé commença.

Là, il trouva une de ces inspirations qui se gravaient profondément dans le cœur du soldat.

Quand passèrent devant lui les drapeaux de la 96e, de la 30e et de la 33e demi-brigades, voyant ces drapeaux qui ne présentaient plus qu'un bâton surmonté de quelques lambeaux criblés de balles et noircis par la poudre, il ôta son chapeau et s'inclina.

Puis, le défilé achevé, il descendit de cheval et monta d'un pied hardi l'escalier des Valois et des Bourbons.

Le soir, quand il se retrouva seul avec Bourrienne :

– Eh bien, général, lui demanda celui-ci, êtes-vous content ?

– Oui, répondit vaguement Bonaparte ; tout s'est bien passé, n'est-ce pas ?

– à merveille !

– Je vous ai vu près de madame Bonaparte à la fenêtre du rez-de-chaussée du pavillon de Flore.

– Moi aussi, je vous ai vu, général : vous lisiez l'inscription du guichet du Carrousel.

– Oui, dit Bonaparte : 10 août 1792. La royauté est abolie en France, et ne se relèvera jamais.

– Faut-il la faire enlever, général ? demanda Bourrienne.

– Inutile, répondit le premier consul, elle tombera bien toute seule.

Puis, avec un soupir :

– Savez-vous, Bourrienne, l'homme qui m'a manqué aujourd'hui ? demanda-t-il.

– Non général.

– Roland... Que diable peut-il faire, qu'il ne nous donne pas de ses nouvelles ?

Ce que faisait Roland, nous allons le savoir.

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