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Chapitre LIV
La confession

Trois jours après les événements dont on vient de lire le récit, vers les sept heures du soir, une voiture couverte de poussière et attelée de deux chevaux de poste blancs d'écume, s'arrêtait à la grille du château des Noires-Fontaines.

Au grand étonnement de celui qui paraissait si pressé d'arriver, la grille était toute grande ouverte, des pauvres encombraient la cour, et le perron était couvert d'hommes et de femmes agenouillés.

Puis, le sens de l'ouïe s'éveillant au fur et à mesure que l'étonnement donnait plus d'acuité à celui de la vue, le voyageur crut entendre le tintement d'une sonnette.

Il ouvrit vivement la portière, sauta à bas de la chaise, traversa la cour d'un pas rapide, monta le perron et vit l'escalier qui menait au premier étage couvert de monde.

Il franchit cet escalier comme il avait franchi le perron, et entendit un murmure religieux qui lui parut venir de la chambre d'Amélie.

Il s'avança vers cette chambre ; elle était ouverte.

Au chevet étaient agenouillés madame de Montrevel et le petit édouard, un peu plus loin Charlotte, Michel et son fils.

Le curé de Sainte-Claire administrait les derniers sacrements à Amélie ; cette scène lugubre n'était éclairée que par la lueur des cierges.

On avait reconnu Roland dans le voyageur dont la voiture venait de s'arrêter devant la grille ; on s'écarta sur son passage, il entra la tête découverte, et alla s'agenouiller près de sa mère.

La mourante, couchée sur le dos, les mains jointes, la tête soulevée par son oreiller, les yeux fixés au ciel dans une espèce d'extase, ne parut point s'apercevoir de l'arrivée de Roland.

On eût dit que le corps était encore de ce monde, mais que l'âme était déjà flottante entre la terre et le ciel.

La main de madame de Montrevel chercha celle de Roland, et la pauvre mère, l'ayant trouvée, laissa tomber en sanglotant sa tête sur l'épaule de son fils.

Ces sanglots maternels ne furent sans doute pas plus entendus d'Amélie que la présence de Roland n'en avait été remarquée ; car la jeune fille garda l'immobilité la plus complète. Seulement, lorsque le viatique lui eut été administré, lorsque la béatitude éternelle lui eut été promise par la bouche consolatrice du prêtre, ses lèvres de marbre parurent s'animer, et elle murmura, d'une voix faible, mais intelligible :

– Ainsi soit-il.

Alors, la sonnette tinta de nouveau ; l'enfant de chœur qui la portait sortit le premier, puis les deux clercs qui portaient les cierges, puis celui qui portait la croix, puis enfin le prêtre, qui portait Dieu.

Tous les étrangers suivirent le cortège ; les personnes de la maison et les membres de la famille restèrent seuls.

La maison, un instant auparavant pleine de bruit et de monde, resta silencieuse et presque déserte.

La mourante n'avait pas bougé : ses lèvres s'étaient refermées, ses mains étaient restées jointes, ses yeux levés au ciel.

Au bout de quelques minutes, Roland se pencha à l'oreille de madame de Montrevel, et lui dit à voix basse :

– Venez, ma mère, j'ai à vous parler.

Madame de Montrevel se leva ; elle poussa le petit édouard vers le lit de sa sœur ; l'enfant se dressa sur la pointe des pieds, et baisa Amélie au front.

Puis madame de Montrevel vint après lui, s'inclina sur sa fille, et, tout en sanglotant, déposa un baiser à la même place.

Roland vint à son tour, le cœur brisé, mais les yeux secs ; il eût donné bien des choses pour verser les larmes qui noyaient son cœur.

Il embrassa Amélie comme avaient fait son frère et sa mère.

Amélie parut aussi insensible à ce baiser qu'elle l'avait été aux deux précédents.

L'enfant marchant le premier, madame de Montrevel et Roland, suivant édouard, s'avancèrent donc vers la porte.

Au moment d'en franchir le seuil, tous trois s'arrêtèrent en tressaillant.

Ils avaient entendu le nom de Roland distinctement prononcé.

Roland se retourna.

Amélie une seconde fois prononça le nom de son frère.

– M'appelles-tu, Amélie ? demanda Roland.

– Oui, répondit la voix de la mourante.

– Seul, ou avec ma mère ?

– Seul.

Cette voix, sans accentuation, mais cependant parfaitement intelligible, avait quelque chose de glacé ; elle semblait un écho d'un autre monde.

– Allez, ma mère, dit Roland ; vous voyez que c'est à moi seul que veut parler Amélie.

– Oh ! mon Dieu ! murmura madame de Montrevel, resterait-il un dernier espoir ?

Si bas que ces mots eussent été prononcés, la mourante les entendit.

– Non, ma mère, dit-elle ; Dieu a permis que je revisse mon frère ; mais, cette nuit, je serai près de Dieu.

Madame de Montrevel poussa un gémissement profond.

– Roland ! Roland ! fit-elle, ne dirait-on point qu'elle y est déjà ?

Roland lui fit signe de le laisser seul ; madame de Montrevel s'éloigna avec le petit édouard.

Roland rentra, referma la porte, et, avec une indicible émotion, revint au chevet du lit d'Amélie.

Tout le corps était déjà en proie à ce qu'on appelle la roideur cadavérique, le souffle eût à peine terni une glace, tant il était faible ; les yeux seuls, démesurément ouverts, étaient fixes et brillants, comme si tout ce qui restait d'existence dans ce corps condamné avant l'âge s'était concentré en eux.

Roland avait entendu parler de cet état étrange que l'on nomme l'extase, et qui n'est rien autre chose que la catalepsie.

Il comprit qu'Amélie était en proie à cette mort anticipée.

– Me voilà, ma sœur, dit-il ; que me veux-tu ?

– Je savais que tu allais arriver, répondit la jeune fille toujours immobile, et j'attendais.

– Comment savais-tu que j'allais arriver ? demanda Roland.

– Je te voyais venir.

Roland frissonna.

– Et, demanda-t-il, savais-tu pourquoi je venais ?

– Oui ; aussi j'ai tant prié Dieu du fond de mon cœur, qu'il a permis que je me levasse et que j'écrivisse.

– Quand cela ?

– La nuit dernière.

– Et la lettre ?

– Elle est sous mon oreiller, prends-la et lis.

Roland hésita un instant ; sa sœur n'était-elle point en proie au délire ?

– Pauvre Amélie ! murmura Roland.

– Il ne faut pas me plaindre, dit la jeune fille, je vais le rejoindre.

– Qui cela ? demanda Roland.

– Celui que j'aimais et que tu as tué.

Roland poussa un cri : c'était bien du délire, de qui sa sœur voulait-elle parler ?

– Amélie, dit-il, j'étais venu pour t'interroger.

– Sur lord Tanlay, je le sais, répondit la jeune fille.

– Tu le sais ! et comment cela ?

– Ne t'ai-je pas dit que je t'avais vu venir et que je savais pourquoi tu venais ?

– Alors, réponds-moi.

– Ne me détourne pas de Dieu et de lui, Roland ; je t'ai écrit, lis ma lettre.

Roland passa sa main sous l'oreiller, convaincu que sa sœur était en délire.

à son grand étonnement, il sentit un papier qu'il tira à lui.

C'était une lettre sous enveloppe ; sur l'enveloppe étaient écrits ces quelques mots :

« Pour Roland, qui arrive demain. »

Il s'approcha de la veilleuse, afin de lire plus facilement.

La lettre était datée de la veille à onze heures du soir.

Roland lut :

« Mon frère, nous avons chacun une chose terrible à nous pardonner... »

Roland regarda sa sœur, elle était toujours immobile.

Il continua :

« J'aimais Charles de Sainte-Hermine ; je faisais plus que de l'aimer : il était mon amant... »

– Oh ! murmura le jeune homme entre ses dents, il mourra !

– Il est mort, dit Amélie.

Roland jeta un cri d'étonnement ; il avait dit si bas les paroles auxquelles répondait Amélie, qu'à peine les avait-il entendues lui-même.

Ses yeux se reportèrent sur la lettre :

« Il n'y avait aucune union possible entre la sœur de Roland de Montrevel et le chef des compagnons de Jéhu ; là était le secret terrible que je ne pouvais pas dire et qui me dévorait.

« Une seule personne devait le savoir et l'a su ; cette personne, c'est sir John Tanlay.

« Dieu bénisse l'homme au cœur loyal qui m'avait promis de rompre un mariage impossible et qui a tenu parole.

« Que la vie de lord Tanlay te soit sacrée, ô Roland ! c'est le seul ami que j'aie eu dans ma douleur, le seul homme dont les larmes se soient mêlées aux miennes.

« J'aimais Charles de Sainte-Hermine, j'étais la maîtresse de Charles : voilà la chose terrible que tu as à me pardonner.

« Mais en échange, c'est toi qui es cause de sa mort : voilà la chose terrible que je te pardonne.

« Et maintenant arrive vite, ô Roland, puisque je ne dois mourir que quand tu seras arrivé.

« Mourir, c'est le revoir ; mourir, c'est le rejoindre pour ne le quitter jamais ; je suis heureuse de mourir. »

Tout était clair et précis, il était évident qu'il n'y avait pas dans cette lettre trace de délire.

Roland la relut deux fois et resta un instant immobile, muet, haletant, plein d'anxiété ; mais, enfin, la pitié l'emporta sur la colère.

Il s'approcha d'Amélie, étendit la main sur elle, et d'une voix douce :

– Ma sœur, dit-il, je te pardonne.

Un léger tressaillement agita le corps de la mourante.

– Et maintenant, dit-elle, appelle notre mère ; c'est dans ses bras que je dois mourir.

Roland alla à la porte et appela madame de Montrevel.

Sa chambre était ouverte ; elle attendait évidemment, et accourut.

– Qu'y a-t-il de nouveau ? s'informa-t-elle vivement.

– Rien, répondit Roland, sinon qu'Amélie demande à mourir dans vos bras.

Madame de Montrevel entra et alla tomber à genoux devant le lit de sa fille.

Elle, alors, comme si un bras invisible avait détaché les liens qui semblaient la retenir sur sa couche d'agonie, se souleva lentement, détachant les mains de dessus sa poitrine et laissant glisser une de ses mains dans celle de sa mère :

– Ma mère, dit-elle, vous m'avez donné la vie, vous me l'avez ôtée, soyez bénie ; c'était ce que vous pouviez faire de plus maternel pour moi, puisqu'il n'y avait plus pour votre fille de bonheur possible en ce monde.

Puis, comme Roland était allé s'agenouiller de l'autre côté du lit ; laissant, comme elle avait fait pour sa mère, tomber sa seconde main dans la sienne :

– Nous nous sommes pardonnés tous deux, frère, dit-elle.

– Oui, pauvre Amélie, répondit Roland, et, je l'espère, du plus profond de notre cœur.

– Je n'ai plus qu'une dernière recommandation à te faire.

– Laquelle ?

– N'oublie pas que lord Tanlay a été mon meilleur ami.

– Sois tranquille, dit Roland, la vie de lord Tanlay m'est sacrée.

Amélie respira.

Puis, d'une voix dans laquelle il était impossible de reconnaître une autre altération qu'une faiblesse croissante :

– Adieu, Roland ! dit-elle, adieu, ma mère ! vous embrasserez édouard pour moi.

Puis, avec un cri sorti du cœur et dans lequel il y avait plus de joie que de tristesse :

– Me voilà, Charles ; dit-elle, me voilà.

Et elle retomba sur son lit, retirant à elle, dans le mouvement qu'elle faisait, ses deux mains, qui allèrent se rejoindre sur sa poitrine.

Roland et madame de Montrevel se relevèrent et s'inclinèrent sur elle chacun de son côté.

Elle avait repris sa position première ; seulement, ses paupières s'étaient refermées, et le faible souffle qui sortait de sa poitrine s'était éteint.

Le martyre était consommé, Amélie était morte.

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