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Chapitre III
Les deux tempêtes

Nil-Paulovitch, en arrivant sur le pont, trouva le lieutenant qui le remplaçait, faisait tous ses efforts pour maintenir la frégate dans sa direction. Il jeta un coup d'œil expérimenté sur le rivage et sur le ciel ; il était clair qu'il n'y avait à plaisanter ni avec la tempête, ni avec la situation. Les vagues, rudes et fréquentes, venaient, les unes après les autres, se briser violemment contre la proue de la frégate, et la frégate, heurtée par elles, frissonnait comme un malade atteint de la fièvre. La force du vent était telle, qu'il ne permettait pas aux flots de s'élever, mais les chassait les uns sur les autres, les enfonçait dans la mer, les déchirait et en éparpillait les lambeaux. Le ciel était noir, et, quand les éclairs faisaient momentanément disparaître les ténèbres, on voyait les nuages s'abaissant sans cesse en masse compacte, comme si, sous cette masse, ils voulaient écraser la mer. Chaque apparition d'éclair ouvrait, dans le ciel, un cratère de feu. Il semblait que des serpents de flamme couraient sur le sommet écumeux des vagues. Puis les ténèbres devenaient encore plus profondes, et l'ouragan soufflait plus furieux dans les mâts dépouillés de leurs voiles, tordant les cordages et sifflant à travers les poulies.

– Marche aux bras de vergue, à la balancine ! cours vite, et tire ferme les vergues le long du vaisseau ! cria Nil.

Puis, se retournant vers l'avant :

– L'ancre a-t-elle pris ? demanda-t-il.

– L'ancre a pris, répondirent les matelots.

– Dieu merci !... Master, est-ce que la chaîne de la seconde ancre est prête ? Il faudrait affourcher peut-être. Doublez les bosses à l'ancre de la fourche, apprêtez les roues du câble, envoyez la hache au bossoir de droite, et, si je vous dis : « Hachez ! » à l'instant coupez la bosse de bout.

Puis, à l'enseigne :

– Monsieur, lui dit-il, vous répondrez sur vos épaulettes si on lâche le serre-bosse avant le temps. N'oubliez pas le sort de la frégate Falk... Tirez, tirez les galhaubans au plus près ! Courage, enfants ! vite ! vite ! ou, sans cela, nous allons avant demain à tous les diables ! – Et vous, là-haut, qui êtes sur les hunes, est-ce que tout est bien chez vous ? Ah ! ah ! les petits huniers craquent et se brisent à leur aise. Nous en ferons des cure-dents. – Monsieur le quartier-maître, examinez les parquets à boulets, afin que les boulets n'en sortent pas ; ce n'est pas le moment de jouer aux quilles. – Les mantelets des sabords sont-ils bien fermés ? – Pilote, combien de pieds nous donne la sonde ?

– Cent vingt, capitaine.

– Allons, tout va bien ; il y a encore loin de la quille à l'hivernage des écrevisses.

Ainsi criait Nil-Paulovitch, en accompagnant chacun de ses ordres de cette série de jurons que Nicolas-Ivanovitch a comparés à la mousse qui sort d'une bouteille de vin de Champagne.

Il semblait qu'au milieu de la tempête le jeune officier était dans son véritable élément ; il examinait tout, était partout ; et les matelots, rassurés par son sang-froid, travaillaient à la lumière des lanternes, prompts, hardis et muets. Lorsque éclatait un coup de tonnerre, lorsque l'éclair fendait les ténèbres, sa lueur illuminait rapidement leurs groupes pittoresques, qu'on eût pu croire des créations de Salvator Rosa, si ce n'eût été le bruit mesuré de leurs pas et les éclats des porte-voix se mêlant aux clameurs de la tempête et aux craquements terribles de la frégate.

– Merci, enfants ! dit Nil-Paulovitch en se frottant les mains. Le capitaine donnera double ration de vodka... Les précautions sont prises, et nous sommes prêts à affronter la plus violente tempête, qu'elle vienne d'où elle voudra. – Bien m'en a pris de ne pas vous écouter, continua-t-il en s'adressant au lieutenant qui était de quart sous lui et avec lui, et d'abaisser au plus vite les mâts de perroquet ; sans cela, ils eussent été brisés comme des espars. Je l'avais bien dit hier au soir, que nous aurions une tempête : le soleil, en se couchant, était rouge comme les joues d'un brasseur anglais, et les nuages, sombres et floconneux, montaient sournoisement à l'horizon ; mais, franchement, je ne l'aurais pas crue de cette taille ; il faut que tous les vents du ciel et tous les diables de l'enfer soient déchaînés à la fois. Nous devions nous attendre à chasser sur nos ancres, et à être jetés sur les rivages de la Finlande pour y chercher des canneberges.

– Une chaloupe qui s'approche ! crièrent les matelots du gaillard d'avant.

– Dites mieux, fit Nil-Paulovitch : une chaloupe qui s'enfonce ! Qui diable peut chercher un pareil danger ? Hélez-moi ces gaillards-là.

– Holà ! qui rame là-bas ? crièrent cinq ou six voix.

– Un matelot ! répondit une seule.

– De quel bâtiment ? Est-ce qu'il y a un officier ? demanda Nil-Paulovitch.

Le bruit de la tempête empêcha d'entendre la réponse.

– Il me semble, lieutenant, avoir entendu le nom Espérance ! dit un matelot du gaillard d'avant.

– Vous êtes des ânes ! cria Nil-Paulovitch en sautant sur les haubans et en montant rapidement cinq ou six échelons pour mieux voir la chaloupe ; est-ce que vous ne distinguez pas deux lanternes sur le taille-mer ? C'est le capitaine, mon Dieu ! Apprêtez les cordages, et envoyez à bâbord les matelots d'honneur avec les lanternes.

Un fulgurant éclair avait dissipé les ténèbres et montrait la chaloupe chassée par la tempête avec son mât cassé, avec ses voiles déchirées. Une vague énorme la portait sur la frégate en menaçant de l'y briser, et, tout à coup, la vague s'était écroulée avec un bruit énorme et les ténèbres avaient tout dévoré.

– Jette des cordages ! cria Nil-Paulovitch. Manqué, manqué, encore une fois manqué ! encore, encore !

Un nouvel éclair fendit le ciel, et, à sa lueur, on vit les braves rameurs s'accrocher avec les grappins aux flancs de la frégate.

– Attrape ! attrape ! cria-t-on de tous côtés.

Et plusieurs cordes tombèrent subitement ; mais le vent les emportait et elles tombaient loin du but où elles étaient envoyées.

– Mon Dieu ! s'écria Nil-Paulovitch en levant les mains au ciel, mon Dieu, ils sont perdus !

Non, ils n'étaient pas perdus ; non, ils n'étaient pas emportés vers la pleine mer. Un croc avait saisi aussi adroitement que vigoureusement le palan du gouvernail, et, par l'échelle de tempête, nos rameurs montaient sur la dunette ; la chaloupe vide se brisa à l'instant, et, un quart d'heure après, il ne restait que les débris de son étrave.

– Tu vis encore, tu es sauvé, mon ami, mon frère ! cria le bon Nil-Paulovitch en étouffant le capitaine entre ses bras.

Mais, tout à coup, il se rappela l'infériorité de son grade et son devoir d'obéissance. Il fit deux pas en arrière et commença son rapport sur l'état du bâtiment et sur les manœuvres qu'il avait exécutées.

Il y avait un côté étrange et curieux dans cette scène. En regardant en ce moment, vous eussiez dit cette grande vérité : « Voici à la fois un excellent homme et un brave marin. » Et vous eussiez ajouté que cet homme était à la fois incapable de trahir un noble sentiment et de manquer à son service.

– Je te remercie de tout mon cœur, mon cher Nil ; je vous remercie tous, messieurs, dit le capitaine aux officiers. Je pourrais dormir tranquillement si vous pouviez conduire le vent et la mer comme vous conduisez votre quart ; j'ai vu la tempête et j'ai voulu partager le danger avec vous. Je puis donner des nouvelles du temps, attendu que j'arrive de là où vos regards n'ont pas pu atteindre ; la rafale va venir dans un instant ; la seconde ancre est-elle prête ?

– Oui, capitaine, répondit Nil.

– Tant mieux ! Hé ! là-haut ! cria le capitaine avec son porte-voix, descendez des hunes !

Puis aux matelots prêts à la manœuvre :

– Laissez tomber l'ancre, cria-t-il.

Quoique les clameurs des flots et le sifflement du vent fussent terribles, on entendit le bruit d'une ancre pesante qui tombait à la mer, et le déroulement du câble.

– La rafale approche, capitaine ! crièrent les matelots du gaillard d'avant.

Vous est-il arrivé de voir un jour le passage d'une violente rafale courant à la surface de l'Océan ? Avant cette rafale règne un silence de mort ; la mer gronde, les flots se pressent en s'abattant les uns sur les autres, la poussière enlevée à la cime des vagues roule comme une écume ; et voilà que, dans le lointain, sous les épaisses ténèbres déchirées par les éclairs, roule une montagne d'eau pareille à une blanche muraille. Il n'y a pas de mots, pas de sons pour rendre le bruit de l'ouragan qui rencontre un obstacle ; il semble que tous les démons de l'enfer rient alors du rire de Satan, leur dieu.

Eh bien, c'était une semblable rafale qui fondait, furieuse et grondante, sur la frégate l'Espérance et qui enveloppait son gaillard d'avant dans un typhon, de sorte que la vague roula de la proue au tillac. La pesanteur de la masse d'eau, la violence du coup, la rage du vent étaient si formidables, que la bosse de la première ancre se cassa avant que la chaîne de la seconde ancre se fût tendue. La frégate tremblait comme une feuille ; et, tout à coup, avec une rapidité incroyable, elle passa sous le vent.

La seconde ancre n'avait pas eu le temps de mordre, et la première était insuffisante à retenir le bâtiment dans sa course. La frégate chassait.

Il y a peu de marins qui n'aient vu, pendant le cours de leur service sur mer, se tordre les chaînes de leurs ancres. C'est à la fois bizarre et terrible. Imaginez-vous des câbles gros comme la cuisse, qui, avec un bruit effroyable, s'échappent du faux pont et du tillac, leur place ordinaire ; qui s'enroulent comme des serpents en immenses anneaux, grondent à l'égal des flots, jetant en l'air tout ce qu'ils rencontrent sur leur chemin, les coffres, les hamacs, les boulets et les hommes, et enfin, se serrant en nœuds autour de la grosse poutre de la bitte, l'enflamment par le frottement ; c'est un typhon qui broie tout, et devant lequel tout fuit avec un lugubre gémissement.

C'est inutilement qu'on jette dans l'écubier les hamacs et les barres du cabestan pour serrer et retenir le câble qui fuit : le gigantesque serpent continue de glisser et de disparaître. Par bonheur, les deux câbles de la frégate étaient parfaitement assujettis au grand mât. Les coups de vague faisaient frémir tout le corps du bâtiment.

Tout à coup, il s'arrêta ; les ancres avaient mordu au moment où le capitaine, ne comptant plus sur elles, s'attendait à être jeté sur les bords inhospitaliers, sur les bancs de sable et les récifs de la Finlande.

On fit une revue rapide des hommes et des choses. Les marins étaient tous à leur poste et les avaries n'étaient pas grandes. L'orage augmentait, la pluie tombait à torrents, et, dans le lointain du terrible tableau, grandissait une trombe. Elle s'avançait, formidable, au milieu des ténèbres blanchies, semblable à l'esprit des tempêtes décrit par Camoens. Son sommet touchait aux nuages et ses flancs étaient illuminés par d'incessants éclairs. La mer étincelait et fumait autour de la frégate, comme une immense chaudière en ébullition.

D'autres trombes s'élevaient comme la première et s'écroulaient avec un bruit énorme, semant de flammes phosphoriques les vagues sur lesquelles elles s'abattaient. Les matelots regardaient avec terreur le spectacle qui les entourait.

– N'ordonnerez-vous pas, capitaine, demande Nil-Paulovitch, de régaler ces trombes de quelques boulets de canon ?

– Faites approcher seulement deux batteries, une à bâbord et l'autre à tribord, et ne tirez qu'au moment où la trombe curieuse viendra nous regarder de trop près. Je ne veux pas faire révolution à Cronstadt. On croirait que nous sommes pris de peur et que la frégate est en perdition.

Le danger passa, mais point la tempête ; le vent souffla plus calme, mais toujours avec violence, et la frégate, fouettée çà et là dans toute la longueur de ses câbles, plongeait dans la mer tantôt sa poupe tantôt son gaillard d'avant. On envoya coucher la moitié des matelots, tandis que l'autre moitié restait sur le pont. Nil-Paulovitch, le porte-voix en main, marchait sur le gaillard d'arrière en regardant tour à tour la mer et le capitaine. Mais le capitaine, appuyé à la roue du gouvernail, était immobile et silencieux comme une statue. La lumière de la lampe de l'habitacle tombait précisément sur son visage pâle mais expressif ; son regard suivait les masses de nuages et les éclairs qui les déchiraient. Il ne paraissait sentir ni le vent ni la pluie. Il n'entendait point la voix de son ami ; son âme était loin.

Enfin, Nil-Paulovitch alla à lui et le prit par la main.

– à quoi penses-tu, élie ? lui demanda-t-il avec un accent fraternel.

Pravdine sembla sortir d'un songe.

– C'est facile à demander, Nil ; mais il est difficile de répondre. Une trombe de pensées, pareille à celle qui nous donnait la chasse tout à l'heure, tourbillonne dans mon cerveau. J'ai un abîme dans le cœur. Si j'étais forcé de te dire toutes mes pensées, j'aurais les cheveux blancs avant de finir. Pourtant, comme il n'y a pas d'effet sans cause, quand même je ne serais pas en état de te raconter mes pensées, je ne t'en cacherai pas la cause. Cette cause, la voici : on nous a séparés de l'escadre qui est en rade de Cronstadt ; notre frégate a reçu l'ordre d'entrer dans la Méditerranée et de porter des ordres aux amiraux alliés et au président de la Grèce.

– Et sans doute que nous emporterons avec nous un certain nombre de boulets pour régaler les Turcs. Dût la grande vergue me tomber sur la tête, je veux absolument avoir affaire à un des bâtiments du pacha.

– Mais, moi, mon cher Nil, je rougis devant moi. Mon âme se partage en deux parts : l'une désire rester à Pétersbourg, l'autre aspire aux voyages, à la tempête aux combats. C'est aujourd'hui, à l'instant, le plus tôt possible, que je veux sortir de ma position ; j'attends avec impatience le moment où je pourrai lever l'ancre et aller à terre.

– Il est bien facile de commander aux drisses de la grande vergue ; mais déployer nos voiles dans une nuit si sombre, par une telle tempête...

– Par une telle tempête ? répéta le capitaine. Qu'est-ce qu'une tempête, près de celle qui est dans mon cœur ?

Nil-Paulovitch regarda longtemps son ami ; enfin, il lui serra la main, ne prononçant que ces deux mots :

– Pauvre élie !

Pauvre Pravdine ! répéterons-nous aussi.

La tempête calmée, le capitaine, rassuré sur le sort de son bâtiment, partit aussitôt pour Peterhoff, d'où, le lendemain, il écrivit la lettre suivante :

Le capitaine-lieutenant élie Pravdine au lieutenant Nil-Paulovitch.

Qu'aurais-tu dit, qu'aurais-tu pensé, mon bon ami, si tu m'avais vu hier à la soirée de la princesse ? Moi ! moi à qui, aussi bien qu'à toi, jusqu'à présent, tous les habits étaient faits par le voilier, j'ai mis un uniforme fait par le meilleur, c'est-à-dire par le plus cher tailleur de Saint-Pétersbourg, et, malgré tout son talent, ce grand artiste m'a encore laissé à désirer. Tantôt il me semblait que les boutons n'étaient pas également espacés ; tantôt se montraient par-ci par-là des plis coupables de ne pas faire valoir toute l'élégance de ma taille. Enfin, je n'eusse jamais été à cette soirée si la montre inexorable n'en avait sonné l'heure. Mes cheveux étaient luisants de pommade, mon linge était parfumé ; j'ai essayé vingt cravates et dix paires de gants, sans trouver une cravate qui allât à mon visage, sans trouver une paire de gants qui allât à mes mains. Je me tournai et me retournai devant mon miroir, et finis par m'y trouver ; ayant essayé dix fois mon salut, autant de fois mon entrée, autant de fois mon ordre de bataille, pour naviguer avec bon vent, et, après avoir coupé la ligne des chaises ennemies, mettre en panne et commencer mon feu ; enfin, le manteau sur les épaules et la voiture lancée, je suis parti.

Mon cœur battait à rompre ma poitrine, quand le pont de Kamenostrov trembla sous ma voiture. Et me voilà à la maison de campagne du prince, splendidement éclairée et à travers les vitres de laquelle je voyais, au delà d'une haie de fleurs, les ombres d'une quantité de convives !

Tout à coup, ma bravoure m'abandonna.

Cependant, en comprimant mon cœur avec ma main, je traversai l'antichambre aussi adroitement que si je doublais l'entrée du port de Sveaborg. Mon nom, sorti de la bouche d'un valet de pied, retentit comme un coup de canon. La respiration me manqua, un brouillard voila mes yeux, et je fus tout près de faire le signal d'un navire en perdition. Mais j'avais traversé la ligne, il était trop tard pour retourner en arrière. J'entre, je fais mon salut ; – je devais avoir l'air d'un boulet rouge ! – je me tourne à droite, plus maladroitement qu'un vaisseau perdu. En un mot, je me sens aussi parfaitement à mon aise qu'une baleine échouée sur le sable. Alors ma confusion augmente. Les lorgnons des hommes me brûlaient comme le miroir d'Archimède ; les regards des femmes m'incendiaient comme des fusées à la Congreve ; les tapis, eux-mêmes, dansaient sous mes pieds ; et les maudites glaces répétaient vingt fois ma gaucherie et ma confusion. Ah ! si la princesse avait su ce qu'il en coûtait à mon amour-propre de passer par une telle exposition, elle m'eût plaint, et peut-être récompensé. La situation, qui, pour le premier fat venu, eût été un sujet de triomphe, était devenue pour moi une véritable angoisse.

J'étais parti dans l'espoir de faire ma cour à la princesse, et je frémissais à cette idée toute simple que j'allais lui paraître profondément ridicule. La honte me suffoquait. Par bonheur, la scène fut courte. Le gros maître de la maison vint à ma rencontre, et la maîtresse elle-même, ayant quitté le divan sur lequel elle était assise, me fit tant de gracieusetés, que mon âme avait repris son équilibre. Je levai orgueilleusement la tête, et je toisai tous les invités d'un regard superbe. Que me faisaient maintenant ces ennuyeux bavards quand, devant eux, j'étais l'objet des prévenances de la maîtresse du salon, dont les attentions m'étaient si chères ? Les convives avaient compris mon triomphe et les murmures railleurs avaient cessé. Chacun me souriait, comme s'il avait reçu l'ordre de me sourire. Pourquoi donc l'opinion publique va-t-elle toujours à celui qui la méprise ? On me fit asseoir au cercle, entre un monsieur de l'ambassade, qui regardait tout le monde du haut de sa cravate, et un officier qui m'était tout à fait inconnu, mais que je reconnaîtrai partout où je le rencontrerai, non pas à son visage, non pas à sa physionomie, non pas à sa voix, mais à l'odeur d'essence de rose qu'il répandait autour de lui. Le premier lançait force bulles de savon, le second jurait par les houris de Mahomet ni plus ni moins qu'un renégat. Les autres invités étaient tout simplement une multiplication de zéros. Après les inévitables questions à l'aide desquelles on entame une conversation qui meurt aussitôt, je m'enfonçai dans mon fauteuil et donnai toute liberté à mes yeux et à mes pensées. Quoique tu n'aies pas un diplôme de prophète, tu devineras, cher ami, vers quel astre tournait ma boussole. C'était elle le vrai pôle, véritable pôle arctique, entouré d'un cercle de glaces, sans lumière et sans vie, et ce sont ces atomes poussés par le vent de la mode et non par la brise de leur intelligence et de leur libre arbitre, que l'on nomme les ornements de la société.

Mais revenons à elle, encore à elle, à elle toujours.

Je buvais avec avidité le doux poison de ses regards ; j'étais si heureux ! Elle riait, et, moi, de mon côté, je répondais aussi en riant. Où prenais-je les mots sans pensées qui jaillissaient de mes lèvres ? L'amour, dit-on, rend les hommes insensés et leur donne de l'esprit. à peine eus-je entamé la conversation avec elle, que la timidité m'abandonna. Mais, chose étrange ! si une autre femme qu'elle m'adressait la parole, je rougissais, je pâlissais, je m'agitais sur ma chaise comme si cette chaise était rembourrée d'aiguilles, et il me semblait que mon chapeau horriblement tourmenté par moi, criait entre mes mains. Tu sais que je parle la langue française ni mieux ni plus mal qu'un perroquet ; tu sais aussi que, soit entêtement, soit fierté, je n'aime pas à changer ma langue nationale contre une autre langue ; il en résulta qu'ayant appris de moi que je ne parlais que russe, tous les beaux messieurs qui m'entouraient furent obligés de me parler russe, tout en regrettant que je n'eusse pas pris un interprète, ce qui leur eût permis de me parler français. à ma grande joie et à mon grand étonnement, la personne qui parlait le mieux le russe était la princesse. Honneur soit rendu à la ville de Moscou ! Si tu savais comme j'étais heureux !

Maintenant, que tu en sois satisfait ou non, je vais te transcrire un petit morceau de notre dialogue, quoique je sache parfaitement que les gâteaux et les conversations ont besoin d'être servis chauds et arrosés de vin de Champagne.

Une discussion s'était engagée.

La princesse ne voulait pas croire à la constance des marins ; elle nous nommait des hirondelles de mer, cherchant deux printemps dans la même année, des désireux de découvertes, qui ne font des découvertes que pour y laisser un écriteau conçu en ces termes : ICI A PASSé UN TEL.

– Mais est-ce que le mot être signifie vivre ? est-ce que le mot voir signifie sentir ? est-ce que le changement éternel des lieux laisse place à une passion ou à un souvenir ? Mais vous-même, continua-t-elle, vous qui, depuis votre enfance, sillonnez toutes les mers, vous devez avouer qu'après avoir respiré l'air parfumé des forêts du Brésil, après avoir visité les îles splendides de l'océan Pacifique, après avoir exploré les rivages de l'Australie, après avoir vu les glaces flottantes du pôle du sud, et les volcans qui chauffent le ciel de leur haleine, vous devez avouer que votre patrie vous a paru une terre de marais, de steppes et de brouillards.

– Elle m'a paru beaucoup plus magnifique qu'avant de la quitter, princesse. Vous me croyez donc des sentiments plus volages qu'une femme qui, après avoir dépouillé sa parure, l'oublie aussitôt, et, si elle retombe sous ses yeux, la méprise. Les sentiments ne sont pas une mode, madame, et les plus beaux pays, les plus délicieux climats ne remplacent pas la patrie. Ces brouillards ont été mes langes, ces pluies, mon lait nourricier ; ces âpres sapins ont été les joujoux de mon enfance. Je suis devenu homme en respirant l'air où flottaient les atomes de mes aïeux, et je les ai respirés dans les plantes : mon cœur et mes os sont pétris avec la terre russe. Oh ! croyez-moi, madame, la patrie, ce n'est pas seulement l'habitude prise de demeurer à la même place. Ce n'est pas un mot vague, ce n'est point une pensée frivole. La patrie, c'est la vivante portion de nous-mêmes ; nous sommes son inaliénable propriété, nous lui appartenons moralement et matériellement ! Comment voulez-vous donc que nous ne soyons pas tristes, que nous ne soyons pas affligés en quittant notre patrie ? Non, princesse, non, dans le cœur vraiment russe, existe une volonté de fer qui, comme l'aiguille aimantée, tourne obstinément au nord.

– Et cette volonté existe dans votre cœur, capitaine ? demanda la princesse.

– Je suis Russe, je suis un vrai Slave, comme dit Pouchkine.

– Tant pis ! répondit la princesse ; moi, je déteste les cœurs de fer ; on ne peut faire aucune impression sur eux.

– Pourquoi pas, princesse ? Chauffez le métal et il fondra, et la main des siècles n'effacera plus jamais l'empreinte que vous y aurez laissée.

– Mais, pour y imprimer quelque chose, il faut user du marteau, et le marteau va mal à la main d'une femme.

– La patience fait plus que la force, princesse.

– Mais croyez-vous, capitaine, qu'on fasse manœuvrer la patience comme vous faites manœuvrer votre frégate ? Et, à propos de votre frégate, comment se porte-t-elle ?

– Mal, princesse, mal ; du moment où vous l'avez quittée, les tempêtes l'ont assaillie.

– J'espère pourtant, continua l'aimable femme en jouant sur le nom de ma frégate, j'espère que l'Espérance n'est pas perdue ?

– Peu m'importe, répondis-je ; je suis si loin d'elle ou plutôt, ajoutai-je avec un soupir, elle est si loin de moi !

– Mais, comme un fidèle chevalier, vous portez toujours sa devise, et, sur votre collet, je vois briller symboliquement deux ancres.

– Oui, princesse ; mais regardez-les de près, vous verrez que leurs câbles sont brisés.

En ce moment, l'officier, mon voisin, se penchant derrière moi, du côté du diplomate, lui dit à demi-voix, en français :

– Mais, écoutez donc, je crois que notre lion désire faire de l'esprit.

– Oui-da, répondit le diplomate dans la même langue.

– Eh bien, décidément, il n'est pas si bête qu'il en a l'air, fit dédaigneusement l'officier en reprenant son centre de gravité.

Une flamme me brûla les joues et me monta au cerveau. Un pareil oubli des convenances me blessa au cœur. Je jetai un regard terrible à ce drôle, et, me penchant vers lui, je lui dis à mon tour, à demi-voix et dans la même langue :

– Si bon vous semble, monsieur, nous ferons assaut d'esprit demain, à dix heures du matin. Libre à vous de choisir la langue qu'il vous plaira. Je les parle toutes, langues de fer ou langues de plomb. Vous me saurez gré, je l'espère, de m'entendre dire dans les cinq langues européennes que je parle : « Monsieur, vous êtes un lâche ! »

Tu ne saurais te faire une idée, mon cher, du trouble de mon voisin. Il devint beaucoup plus rouge que les revers de son uniforme, et il contemplait tous les assistants, comme s'il cherchait parmi eux un soutien et un défenseur.

Mais chacun se détourna, faisant semblant de n'avoir rien entendu.

– Très volontiers, répondit-il cependant, en jouant avec la chaîne de sa montre. Seulement, je vous préviens que j'abats les hirondelles au vol.

– Je ne saurais en dire autant, monsieur ; cependant, il m'est arrivé parfois de tuer un corbeau perché sur un arbre.

La position de mon adversaire était mauvaise ; mais la mienne était exécrable. Je tremblais de colère. Je me mordais les lèvres jusqu'au sang. Je pâlissais comme un fer chauffé à blanc. Des mots sans suite se pressaient sur mes lèvres comme les lambeaux d'une voile déchirée par la tempête. La présence de ces hommes, aux yeux desquels j'étais insulté sans être vengé m'étouffait. Enfin, je repris assez d'assurance pour reporter mes regards sur la princesse. Je dis assez d'assurance, car je tremblais de rencontrer dans ses yeux de la pitié pour mon adversaire, et cette pitié m'eût été beaucoup plus amère que la plus amère raillerie ; mais, au contraire, j'y rencontrai une expression de bonté, d'inquiétude, presque d'amour. Son regard se répandit sur mon âme ; il reflétait, comme une glace, et la colère qu'elle ressentait contre mon officier et la crainte qu'elle éprouvait pour ma vie ; il reprochait et priait tout à la fois. Je fus calme. La société, en continuant ses conversations, semblait ne pas remarquer notre aparté. La parole passait de main en main. Je sentis que j'étais de trop. Je me levai, saluai et sortis sans regarder ce qui se passait derrière moi.

Ma fierté blessée doublait mon amour-propre.

– Nous espérons vous voir plus souvent, me dit le maître de la maison en courant après moi.

Une fois dehors, je me retournai.

Oh ! mon ami, mon ami ! je suis peu au courant du livre des signaux des femmes ; mais, pour le regard que la princesse m'a jeté, je suis prêt à supporter mille offenses et à braver mille morts.

Le lendemain, cette injure, ce défi, ce duel, tout avait disparu ; je rêvai toute la nuit de la princesse.

Son regard d'adieu me troublait au delà de toute expression.

Peterhoff, juillet 1829.

Le même au même, un jour après.

Jette au feu l'Histoire des naufrages, mon bien cher Nil ; mon naufrage de terre est bien autrement curieux que tous les naufrages de mer !

Je m'imagine avec quel étonnement tu te frottes les yeux en lisant ma dernière lettre : « élie est amoureux ! élie est élégant ! élie fait le beau dans un salon ! élie se bat demain ! »

Tu crois, n'est-ce pas ? que cela est aussi impossible à un marin que la promenade sur roulettes de la flotte d'Igor, fils de Rurik, et pourtant tout cela est plus historique que le plus historique des romans de Walter Scott. Tu es heureux, Nilouska, de ne pas savoir jusqu'où la passion peut pousser un cœur. J'ai honte devant mon prochain ; je me gourmande moi-même, et, cependant, je passe d'une folie à l'autre ; mon pauvre esprit se perd dans le trouble ; il est couché, il se tait et ne voit goutte, quoiqu'il regarde de tous ses yeux.

Enfin, j'ai beau raisonner ou déraisonner, je n'ai pu échapper aux suites du passé ; l'affaire était faite. Le duel a dû avoir lieu ; tu me manquais seulement comme témoin.

C'était ce matin que nous devions nous rencontrer. à dix heures du matin, nous sommes arrivés au lieu du rendez-vous ; nous nous sommes salués avec une exquise courtoisie, et, tandis que nos témoins s'éloignaient de nous pour mesurer les pas, mon adversaire, en vertu de l'axiome russe que « le matin est plus difficile que le soir, » s'est approché de moi d'un air caressant, plus calme que l'eau et plus humble que l'herbe.

– Il me semble, capitaine, me dit-il avec son plus aimable sourire, que nous n'avons aucun motif de nous quereller.

– Sans doute, répondis-je, nous n'avons pas de motif pour nous quereller ; mais nous avons un motif pour nous battre, et un motif très suffisant ; vous m'avez triplement offensé : comme Russe, comme homme et comme officier. Une balle décidera notre affaire, et, dans un instant, tout sera fini.

– Mais comment la balle pourra-t-elle décider, capitaine ? me répondit-il. Celui qui sera tué sera toujours coupable ; et si c'est vous qui êtes tué ?

– Que voulez-vous que j'y fasse, monsieur ? Est-ce ma faute si les lois du monde ont décidé que le hasard devait régler le droit ? Si vous ajustez bien, je serai tué ; on me portera en grande cérémonie au cimetière ; et vous, le soir, au théâtre, vous irez raconter aux curieux les détails de notre affaire.

– Vous en parlez bien à votre aise, capitaine ; mais notre empereur ne peut pas souffrir les duels, et, si l'un de nous tue l'autre, on donnera au vainqueur une cellule un peu plus grande que celle où sera couché son adversaire. Songez-y, capitaine.

– C'était à vous d'y songer, monsieur, lorsqu'il vous a pris la mauvaise idée de m'offenser ; maintenant, il est trop tard. Pourquoi diable vous amusez-vous à railler les autres ?

– Mais je ne supposais pas que vous comprissiez le français ; vous veniez de dire que vous ne le parliez pas.

– Vous ne savez donc pas le russe, monsieur, que vous preniez les mots je ne parle pas, pour les mots je ne comprends pas ?

– Oh ! quant à la langue russe, monsieur, je ne nie pas que vous ne la sachiez infiniment mieux que moi ; je ne briserai jamais une lance pour madame la grammaire ; mais, comme je vois, capitaine, que vous êtes un digne et honorable gentilhomme, je serais heureux que cette affaire se terminât par un traité de paix.

– Merci, monsieur, pour votre amicale proposition ; je n'ai pas l'habitude de traiter de la paix sur le terrain de la guerre. Nous nous battrons, s'il vous plaît.

– Soit, si vous le voulez absolument, mais comme des philosophes, comme des hommes au-dessus des préjugés. Arrangeons-nous de manière que les loups soient repus sans que les moutons soient tués. écoutez-moi, me dit-il à mi-voix, et en me conduisant à l'écart : j'ai eu tort, je le sais ; mais, vous, vous aussi avez eu tort ; vous pouvez penser que je parlais de vous derrière votre dos, mais on ne parle pas autrement des rois. Moi, de mon côté, je ferai comme si vous ne m'aviez rien dit d'insultant ; finissons donc cette affaire comme on en a fini tant d'autres : tirons l'un sur l'autre, mais à côté l'un de l'autre. Vous comprenez, qui le saura ? pas même les témoins ; et, le feu essuyé de part et d'autre, eh bien, je vous ferai mes excuses, et l'affaire sera dans nos chapeaux et nos chapeaux seront sur nos têtes. Tout le monde criera : « Voilà de vrais braves ! voilà de vrais gentilshommes ! le premier a su avouer sa faute, et le second pardonner ! » Sans doute, je pourrais vous faire mes excuses plus tôt, mais cela n'est pas convenable de s'excuser devant le canon d'un pistolet ; dans ce cas-là, il y aurait des gens qui ne manqueraient pas de dire que j'ai lâché pied, – et, avant tout, l'honneur ! – Ainsi, tout est arrangé, n'est-ce pas, mon cher capitaine ?

Tu ne saurais t'imaginer quel profond mépris j'éprouvai pour cette impudente vanité recouvrant un si profond abaissement ; et chez qui ? chez un homme qui, sinon par caractère, du moins par habitude, doit être brave, – ou qui doit paraître, pour son uniforme, sinon pour lui-même. « Je ne puis pas croire, disait le marquis de Gramont, que Dieu aime les imbéciles. » Je ne veux pas croire, moi, qu'une femme puisse aimer ou estimer un poltron. Je lui jetai un tel regard, qu'il baissa les yeux et rougit jusqu'aux oreilles, et, sans lui répondre un seul mot, je lui montrai les témoins.

Ils s'approchaient avec les pistolets tout chargés ; nous jetâmes nos manteaux et nous nous plaçâmes à trente pas l'un de l'autre. Chacun de nous avait le droit de faire douze pas en avant et de tirer.

Mon témoin était un officier de la garde, brave et charmant jeune homme. C'était un classique en matière de duel. Il avait, comme ami et comme ennemi, vu passer pas mal de gens dans les cliniques et dans les Champs élysées. Il me donna de bons conseils, et je fis tout mon possible pour les suivre.

J'avais rapidement fait mes douze pas, n'ayant pas même armé mon pistolet. Je pris ma place, que mon adversaire n'était encore qu'à mi-chemin : tous les avantages étaient donc à moi. Je le visai très tranquillement, car lui devait tirer en marchant. Il comprit la chose et se troubla. Sa physionomie indiquait que la bouche de mon pistolet lui paraissait beaucoup plus large que celle des canons du Kremlin, et lui semblait prête à l'avaler tout entier. Pourtant le tireur d'hirondelles voulut être le premier à faire feu ; il se pressa, appuya sur la détente, et la balle passa en sifflant à trois pieds de mon oreille.

Il fallait voir alors la physionomie de mon héros ; elle s'était tellement allongée, qu'elle semblait descendre jusqu'au cinquième bouton de son habit.

– Je vous prie de venir jusqu'à votre limite, monsieur, lui dis-je.

Mais il ne m'entendit pas et resta comme une statue de marbre ; enfin, ses témoins le conduisirent à la limite, et le préjugé est si puissant, même chez les faibles, qu'il trouva une certaine force dans sa honte, et qu'un sourire effleura ses lèvres au moment où, les larmes aux yeux, il eût voulu se fourrer dans un terrier de renard.

Le témoin, avec l'exactitude d'un diplomate, le plaça un peu de côté, en lui levant le bras de manière qu'il se garantît, autant que possible, la tête avec son pistolet ; mais, à mon avis, il était aussi bien garanti de mon feu derrière son pistolet que l'on est garanti de la pluie sous une herse. C'est une triste consolation pour l'homme qui se voit visé à six pas. Je levai deux fois mon pistolet et deux fois l'abaissai, en me donnant la cruelle satisfaction de sa terreur ; enfin, j'eus pitié de lui, ou, pour mieux dire, j'en étais arrivé à un tel mépris pour sa personne, que je jugeai que ce n'était pas pour de pareils misérables que Berthold Schwartz avait inventé la poudre, et Lepage confectionné les pistolets. Je levai une troisième fois mon arme, mais, cette fois, vers le ciel, et lâchai le coup en l'air. Mon adversaire fut prêt à bondir de joie et il eût saisi ma main si je ne l'eusse mise dans ma poche.

– Messieurs, dit-il en s'adressant aux témoins, maintenant, après avoir essuyé le feu (il eût dû dire après avoir entendu le coup), je crois de mon devoir de faire mes excuses à mon adversaire, et même de lui demander pardon, ajouta-t-il en voyant que mon témoin recommençait à charger une seconde paire de pistolets ; en effet, j'étais coupable ; êtes-vous content ? Quant à moi, je dirai partout et à tout le monde que M. Pravdine est un noble gentilhomme et un brave officier.

– Je regrette de ne pouvoir en dire autant de vous, monsieur, répondis-je à mon adversaire.

Puis, me tournant vers mes témoins :

– Messieurs, ajoutai-je, mille remerciements ; au revoir !

– Bravo ! me dit mon témoin en montant dans ma voiture.

Et nous partîmes pour la ville.

Saint-Pétersbourg.

Du même au même, deux jours après.

Chante le De Profundis pour mon esprit, cher ami, et dis à ceux qui pourront prendre quelque intérêt à l'état dans lequel je me trouve, que je suis tout à fait mort. Ma raison doit être jetée à la mer comme une bouteille vide. Mais quel cœur ne serait atteint de cette batterie électrique qu'on appelle la princesse Flora ? Jusqu'à présent, il me semblait que mon amour pour elle était une folie ; maintenant, je sens qu'elle est le sort de ma vie, plus encore, ma vie elle-même. Auparavant, les liens amoureux se mêlaient, dans mon imagination, avec les agrès de mon bâtiment. Ma frégate voilait de temps en temps cette charmante image avec ses bonnettes, et l'orageuse mer se partageait mon cœur avec l'amour. Mais, maintenant, tout s'est réuni et tout a disparu dans la princesse. Je ne peux rien faire, je ne peux rien imaginer qui n'aboutisse à elle. Toutes mes passions, tous mes désirs se réunissent dans quatre lettres magiques : Elle ! C'est toute mon existence ; c'est toute mon histoire.

Mais que raconté-je, et à qui ? Est-ce qu'un homme qui n'aime pas peut me comprendre, moi qui ne suis plus en état de me comprendre moi-même ? Est-ce que tu peux, avec ton sextant de cuivre, avec tes calculs des plus petits atomes, saisir ce nouveau ciel que devine seulement mon cœur, et comprendre la rapidité de la voie de la comète qui glisse sur ce ciel ? Mais pourtant tu peux me plaindre. Plains ton ami, lui qui n'envia jamais rien, ni dans ce monde ni dans l'autre, ni la couronne du génie sur la terre, ni les ailes des séraphins au ciel ; qui n'envia rien, excepté l'amour de Flora.

Ah ! si tu pouvais lire dans mon cœur et si tu étais poète, tu l'aurais comparé au paradis de Milton, qui était assourdi par les combats des démons et des anges. Mon cœur... Non, je ne trouve pas de mots pour expliquer ce qui le trouble et le remplit. Est-ce qu'un voyageur dandy, en fermant sa bonbonnière, faite de lave du Vésuve, sait de quels éléments est composée cette lave ? Voilà ma lettre ; voilà mon cœur.

Non, ne traduisons pas le sublime en ridicule, et n'allumons pas notre cigare à des éclairs ; mais je dois toujours te parler d'elle, car ce n'est qu'à elle que je pense.

Je sais parfaitement que mes bavardages sont plus ennuyeux pour toi qu'un calme sous les tropiques, plus ennuyeux même que le registre de comptes d'un officier, registre dont toutes les pages répètent éternellement : « Eau-de-vie, harengs, saindoux, vinaigre du Rhin, etc. » Mais, si tu ne veux pas que ton ami étouffe, un jour, à la fumée de son propre cœur, tu dois, bon gré mal gré, lire ce que je t'écris.

Le même jour de mon ridicule duel, j'allai chez la princesse, oubliant toutes les convenances. Je voulais lui prouver deux choses : la première, que je n'étais pas mort ; la seconde, que je n'étais pas poltron ; car, si l'idée qu'une femme peut me supposer capable d'une lâcheté m'est insupportable, l'idée que cette supposition peut venir à la princesse est pire que la mort. La sonnette a retenti : la princesse est au jardin ; la princesse se promène.

– Avec qui ? demandai-je vivement.

– Toute seule.

Je me précipite. Mon cœur pique midi. Je la vois venant de côté, et je saute, pour lui couper le chemin, par-dessus une plate-bande de fleurs. Je la rencontre, et je reste devant elle, sans parole, sans respiration. Il me sembla qu'un gouffre de flammes tourbillonnait devant mes yeux. Ma langue était paralysée ; un danger sans conséquence avait passé entre nous, et, comme si ce danger avait amené une longue séparation, nous avions une foule de choses à nous dire ; j'étais si joyeux et si troublé tout à la fois, que j'avais oublié d'ôter ma casquette ; mais, si j'étais troublé, moi, elle aussi était troublée ; elle rougissait et pâlissait en même temps ; elle me tendit ses deux petites mains ; elle était prête à crier d'étonnement, à pleurer de joie ; oui, oui, de joie, ce n'était pas un rêve d'amour-propre !

Cette scène muette fut pour moi ravissante. Cette physionomie, toute brûlante d'amour, m'enivrait, et, dans un instant, tout disparut comme ces brouillards que nous autres marins prenons si souvent pour des rivages.

La princesse reprit un peu de sang-froid. Sa physionomie redevint calme. – Mon Dieu ! mon Dieu ! il n'est donc pas une femme au monde qui ne soit un caméléon !

– Que je suis contente de vous revoir, et de vous revoir bien portant, capitaine ! Dites-moi comment s'est terminée votre querelle avec N... Où est-il ? que lui est-il arrivé ?

– Je l'ai laissé sur la place, répondis-je en riant.

J'étais piqué de ce que je croyais chez la princesse un sentiment d'inquiétude pour mon adversaire.

– Eh quoi ! vous l'avez tué ? s'écria la princesse.

– Ne vous tourmentez pas, princesse ; il vivra encore un bon nombre d'années, si la prudence est un gage de longue vie. Il est infiniment mieux portant qu'avant notre duel.

– Vous êtes donc devenu méchant depuis hier ? Pourquoi m'avez-vous effrayée ? Combien ne vous seriez-vous pas repenti, et combien n'eussiez-vous pas plaint sa pauvre mère, si vous l'aviez tué ? Croiriez-vous que, n'étant cependant pas le moins du monde ni sa parente, ni son ami, je n'ai pas dormi un instant ? Je m'imaginais toujours cette scène sanglante de votre duel, et les suites terribles qu'elle pouvait avoir pour vous.

– Au prix de votre compassion, princesse, je suis prêt à acheter le plus grand malheur du monde, et cela sans murmurer ; non seulement votre compassion, mais même votre opinion, princesse. Je l'apprécie tant, que je me suis hâté de venir chez vous pour vous raconter notre affaire. Je connais peu le monde ; cependant je suis convaincu qu'il traite fort impitoyablement ceux qui ont le malheur d'entrer dans son cercle intime. Je veux donc écarter toute calomnie. Que les autres disent de moi tout ce qu'ils voudront, peu m'importe ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous voir, vous, princesse, prendre de moi une fausse opinion.

Alors je lui racontai toute notre affaire.

J'avais fini depuis quelque temps déjà, qu'elle continuait à rester muette. Dans ses yeux, levés au ciel, brillaient deux larmes. Sa physionomie s'illuminait de douceur. Un baume suave était descendu dans mon cœur, et semblait se répandre dans toutes mes veines. J'étais prêt à pleurer moi-même, et Dieu sait de quoi.

J'aurais voulu tomber à ses petits pieds charmants et mourir, tant j'étais certain de ne plus retrouver un pareil instant pendant tout le reste de ma vie.

Mais je n'osais pas même songer à y poser mes lèvres. Il me suffisait de baiser en pensée la trace de ses pas et le bas de sa robe : j'étais à la fois heureux de sa présence et malheureux de mes désirs. Enfin, cher ami, j'étais ce que, dans toutes les langues possibles, on appelle un niais ; mais, pour cet accès de folie, j'eusse donné, outre ma propre sagesse, toute la sagesse des siècles.

Quelqu'un s'approcha de nous ; la princesse se leva, couvrit ses yeux de sa main, et, en rougissant, les releva.

– Vous ne risquerez plus jamais maintenant votre vie, n'est-ce pas ? me dit-elle. J'exige cela de vous ; vous m'en donnez votre parole d'honneur.

– Vous allez me forcer d'aimer la vie, madame, lui répondis-je ; vous...

Je ne pouvais ni n'osais dire un mot de plus.

– Imbécile ! dira un Lovelace, de perdre un moment si propice à une déclaration d'amour.

Soit, ce moment fut peut-être perdu pour l'amour ; mais, à coup sûr, il ne le fut pas pour le cœur.

Nos yeux se rencontrèrent. Oh ! elle m'aime ! elle m'aime !

Saint-Pétersbourg.

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