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Chapitre 17
Le comte de Mont-Gobert

Thibault entra dans la chambre de la comtesse.

Si la magnificence des meubles du bailli Magloire, pris dans le garde-meuble de monseigneur le duc d'Orléans avait émerveillé Thibault, la fraîcheur, l'harmonie et le goût de cette chambre de la comtesse le ravirent jusqu'à l'enivrement.

Jamais le pauvre enfant de la forêt n'avait même en rêve vu rien de pareil.

On ne peut rêver des choses dont on n'a jamais eu l'idée.

Les deux fenêtres de cette chambre étaient fermées par de doubles rideaux.

Les premiers, de taffetas blanc garni de dentelles.

Les seconds, de satin de Chine bleu clair, brodés de fleurs d'argent.

Le lit et la toilette étaient drapés de même étoffe que les deux fenêtres, et à peu près perdus dans des flots de valenciennes.

Les murailles étaient couvertes d'une première tenture de taffetas rose très clair, sur laquelle pendait, bouillonnée à gros plis, une mousseline des Indes, fine comme de l'air tissé, et qui, au moindre vent venant de la porte, frissonnait comme une vapeur.

Le plafond se composait d'un médaillon peint par Boucher et représentant la toilette de Vénus.

Ces Amours recevaient des mains de leur mère les différentes pièces qui composent une armure féminine ; seulement, comme toutes les pièces de l'armure étaient aux mains des Amours, Vénus était complètement désarmée, à l'exception de la ceinture.

Ce médaillon était supporté par des caissons renfermant des vues supposées de Gnide, de Paphos et d'Amathonte.

Les meubles, chaises, fauteuils, causeuses, vis-à-vis, étaient recouverts en satin de Chine pareil aux rideaux.

Le tapis, d'un fond vert d'eau très clair, était parsemé, à grande distance les uns des autres, de bouquets de bluets, de pavots roses et de marguerites blanches.

Les tables étaient en bois de rose.

Les encoignures en laque de Coromandel.

Tout cela était mollement éclairé par six bougies de cire rose posées dans deux candélabres.

Un doux parfum flottait dans l'air, vague et indéfinissable. Il eût été impossible de dire de quelle essence il était composé.

Ce n'était point un parfum, c'était une émanation.

C'est à ces effluves embaumés qu'Enée, dans l'énéïde, reconnaît la présence de sa mère.

Poussé par la chambrière, Thibault avait fait un pas dans la chambre, puis il s'était arrêté.

Il avait tout vu d'un regard, tout aspiré d'un souffle.

Tout avait passé comme une vision devant ses yeux :

La chaumière d'Agnelette, la salle de la meunière, la chambre de la baillive.

Puis tout cela avait disparu pour faire place au délicieux paradis d'amour dans lequel il venait d'être transporté comme par enchantement.

Il doutait de la vérité de ce qu'il voyait.

Il se demandait s'il existait véritablement des hommes et des femmes si privilégiés de la fortune, qu'ils habitassent dans de pareilles demeures.

N'était-il pas dans le château de quelque génie, dans le palais de quelque fée ?

Qu'avaient donc fait de bien ceux qui jouissaient d'une pareille faveur ?

Qu'avaient donc fait de mal ceux qui en étaient privés ?

Pourquoi, au lieu de souhaiter d'être Raoul de Vauparfond pendant vingt-quatre heures, n'avait-il pas souhaité d'être le petit chien de la comtesse pendant toute sa vie ?

Comment redeviendrait-il Thibault après avoir vu tout cela ?

Il en était là de ses réflexions lorsque la porte du cabinet de toilette s'ouvrit et que la comtesse parut.

C'était bien véritablement l'oiseau de ce nid charmant, la fleur de cette terre embaumée.

Ses cheveux, dénoués et soutenus seulement par trois ou quatre épingles en diamants, tombaient d'un côté derrière son épaule, tandis que, de l'autre, roulés en une seule grosse boucle, ils retombaient et se perdaient dans sa poitrine.

Son corps souple et flexible, débarrassé de ses paniers, dessinait ses lignes harmonieuses sous une robe de chambre de taffetas rose toute ruisselante de guipure.

Sa jambe était chaussée d'un bas de soie si fin et si transparent, que l'on eût dit de la chair blanche et nacrée et non d'un tissu.

Enfin, son pied d'enfant était emprisonné dans une petite mule de drap d'argent à talon cerise.

Point de parure. Pas de bracelets aux bras, pas de bagues aux doigts ; un seul fil de perles autour du cou, mais quelles perles ! une rançon de roi.

En apercevant la rayonnante apparition, Thibault tomba à genoux.

Il se courbait, écrasé sous ce luxe et sous cette beauté, qui semblaient inséparables l'un de l'autre.

– Oh ! oui, mettez-vous à genoux, bien bas, plus bas encore... Baisez mes pieds, baisez le tapis, baisez la terre... et je ne vous pardonnerai pas davantage pour cela... Vous êtes un monstre !

– Le fait est que, si je me compare à vous, madame, je suis certes encore pis que cela.

– Oh ! oui, faites semblant de vous tromper au sens de mes paroles et de croire que je parle au physique, tandis que je parle au moral ; oui, certainement, vous devriez être un monstre de laideur, si votre âme perfide transparaissait à travers votre visage ; mais non, c'est qu'il n'en est pas ainsi ; c'est que monsieur, malgré tous ses méfaits, malgré toutes ses infamies, reste le plus beau gentilhomme des environs. Allez, monsieur, vous devriez être honteux !

– D'être le plus beau gentilhomme des environs ? demanda Thibault, qui comprenait bien à l'accent de cette voix que le crime qu'il avait commis n'était point irrémissible.

– Non, monsieur, mais d'être l'âme la plus noire, le cœur le plus perfide qui se puisse cacher sous une enveloppe dorée. Allons, relevez-vous, et venez ici me rendre compte de votre conduite.

Et la comtesse tendit à Thibault une main qui tout à la fois offrait un pardon et demandait un baiser. Thibault prit la douce main et la baisa. Jamais ses lèvres n'avaient effleuré pareil satin. La comtesse indiqua au faux Raoul une place sur la causeuse et s'assit la première.

– Rendez-moi compte un peu de ce que vous avez fait depuis votre dernière visite, lui dit la comtesse.

– Dites-moi d'abord, chère comtesse, fit Thibault, de quelle époque date ma dernière visite ici ?

– Bon ! vous l'avez oublié ! Ah ! par exemple ! on n'avoue pas ces choses-là, à moins que l'on ne vienne chercher une rupture.

– Tout au contraire, chère Jane, cette visite m'est si présente, qu'il me semble que c'est hier, et que j'ai beau me rappeler tous mes souvenirs, je n'ai commis depuis hier d'autre crime que de vous aimer.

– Allons, pas mal ! mais vous ne vous tirerez point d'un mauvais pas avec un compliment.

– Chère comtesse, dit Thibault, si nous remettions à plus tard les explications ?

– Non, répondez d'abord ; il y a cinq jours que je ne vous ai vu : qu'avez-vous fait ?

– J'attends que vous me le disiez, comtesse. Comment voulez-vous que, certain de mon innocence, je m'accuse moi-même ?

– Eh bien, soit ! D'abord, je ne vous parle pas de vos retards dans les corridors.

– Oh ! si ! parlons-en ; comment supposez-vous, comtesse, qu'attendu par vous, c'est-à-dire par le diamant des diamants, j'aille m'amuser à ramasser sur la route une fausse perle ?

– Eh ! mon Dieu ! les hommes sont si capricieux, et Lisette si jolie !

– Non ; comprenez donc, chère Jane, que cette fille étant notre confidente, que cette fille sachant tous nos secrets, je ne puis point la traiter comme une servante.

– Comme c'est gracieux à se dire : « Je trompe la comtesse de Mont-Gobert et je suis le rival de M. Cramoisi ! »

– C'est bien, on ne s'arrêtera plus dans les corridors et l'on n'embrassera plus Lisette, en supposant qu'on l'ait embrassée.

– Oh ! cela n'est rien encore.

– Comment ! j'ai commis quelque chose de plus grave ?

– D'où reveniez-vous l'autre nuit, quand on vous a rencontré sur la route d'Erneville à Villers-Cotterêts ?

– Comment ! on m'a rencontré sur la route ?

– Sur la route d'Erneville ; d'où veniez-vous ?

– Je venais de la pêche.

– Comment ! de la pêche ?

– Oui, l'on pêchait dans les étangs du Berval.

– Oh ! l'on sait cela, vous êtes un grand pêcheur, monsieur. Et quelle anguille rapportiez-vous dans votre filet, monsieur, revenant de la pêche à deux heures du matin ?

– J'avais dîné chez mon ami le seigneur Jean.

– à la tour de Vez ? Je crois plutôt que vous étiez allé consoler la belle recluse que, prétend-on, le jaloux louvetier tient prisonnière. Mais enfin, cela, je vous le pardonne encore.

– Comment ! j'ai fait pis que cela ? dit Thibault, qui commençait à se rassurer en voyant avec quelle facilité le pardon suivait l'accusation, si grande qu'elle fût.

– Oui, au bal de monseigneur le duc d'Orléans.

– à quel bal ?

– à celui d'hier ! Il n'y a pas longtemps.

– à celui d'hier ? Je vous ai admirée.

– Bon ! je n'y étais pas.

– Est-il besoin que vous soyez là pour que je vous admire, Jane, et n'admire-t-on pas aussi sincèrement en souvenir qu'en réalité ? Si, absente, vous triomphez par la comparaison, la victoire n'en est que plus grande.

– Oui, et c'est pour pousser la comparaison jusqu'à ses dernières limites que vous avez dansé quatre fois avec madame de Bonneuil ? C'est donc bien joli, les brunes qui se couvrent de rouge, qui ont des sourcils comme les Chinois de mon paravent et des moustaches comme un soldat aux gardes ?

– Savez-vous de quoi nous avons parlé pendant ces quatre contredanses ?

– Mais c'est donc vrai, que vous avez dansé avec elle quatre fois ?

– C'est vrai, puisque vous le dites.

– Oh ! la bonne réponse !

– Sans doute ; qui donc voudrait démentir une si jolie bouche ? Ce n'est pas moi, moi qui la bénirais encore au moment où elle prononcerait ma sentence de mort.

Et, comme pour attendre sa sentence, Thibault tomba à genoux devant la comtesse. Au même instant, la porte s'ouvrit et Lisette parut tout effarée.

– Ah ! monsieur le baron, dit-elle, sauvez-vous ! voilà M. le comte !

– Comment ! M. le comte ? s'écria la comtesse.

– Oui, M. le comte en personne, avec son piqueur Lestocq.

– Impossible !

– Madame la comtesse, Cramoisi les a vus comme je vous vois ; le pauvre garçon en était tout pâle.

– Ah ! cette chasse au château de Thury, c'était donc un piège ?

– Qui sait, madame ? Oh ! les hommes sont si perfides !

– Que faire ? demanda la comtesse.

– Attendre le comte et le tuer, dit résolument Thibault, furieux de voir lui échapper encore cette nouvelle bonne fortune, la plus précieuse de toutes celles qu'il avait ambitionnées.

– Le tuer ? Tuer le comte ? Mais êtes-vous fou, Raoul ? Non, non, il s'agit de fuir, de vous sauver... Lisette ! Lisette ! emmène le baron par mon cabinet de toilette.

Et Lisette, poussant Thibault malgré ses efforts, disparut avec lui dans le cabinet. Il était temps !

On entendait le bruit de pas dans le grand escalier.

La comtesse jeta une dernière parole d'amour au faux Raoul et se glissa vivement dans sa chambre à coucher.

Thibault suivait Lisette.

Elle lui fit traverser rapidement le corridor, dont Cramoisi gardait l'autre extrémité.

Elle entra dans une chambre, de cette chambre dans une autre, puis dans un cabinet.

Le cabinet communiquait avec une petite tourelle.

Là, les fugitifs retrouvèrent, pour descendre, le pendant de l'escalier qu'ils avaient trouvé pour monter.

Seulement, arrivés au bas, ils trouvèrent la porte fermée.

Lisette, toujours suivie de Thibault, remonta quelques marches, entra dans une espèce de petit office dont la fenêtre donnait sur le jardin, et ouvrit la fenêtre.

Cette fenêtre était à quelques pieds seulement du sol. Thibault s'élança et toucha la terre sans s'être fait aucun mal.

– Vous savez où est votre cheval, s'écria Lisette ; sautez dessus, et ne vous arrêtez qu'à Vauparfond.

Thibault eût bien voulu remercier la soubrette de ses bons avis ; mais elle était à six pieds au-dessus de sa tête, et il n'avait pas de temps à perdre.

En deux bonds, il gagna le massif d'arbres sous lequel était abritée la petite fabrique qui servait d'écurie à son cheval.

Seulement, son cheval y était-il ?

Un hennissement le rassura sur ce point.

Cependant ce hennissement semblait un cri de douleur.

Thibault entra dans la petite fabrique, étendit les mains, toucha son cheval, rassembla les rênes, et sauta sur son dos sans mettre le pied à l'étrier.

Thibault, nous l'avons dit, était devenu tout à coup un écuyer consommé.

Mais, en recevant ce fardeau, auquel il devait cependant être accoutumé, le cheval plia.

Thibault lui mit les éperons au ventre afin de l'enlever.

Le cheval, en effet, tenta de s'élancer ; mais à peine eut-il levé les deux jambes de devant, qu'il poussa un de ces hennissements douloureux comme Thibault en avait déjà entendu, et se coucha sur le côté.

Thibault dégagea vivement sa jambe de dessous lui, ce qui lui fut assez facile, vu les efforts que l'animal faisait pour se relever, et il se trouva debout.

Il comprit alors que le comte, pour qu'il ne pût fuir, avait coupé ou fait couper les jarrets à son cheval.

– Ah ! mordieu ! dit-il, si je vous rencontre, M. le comte de Mont-Gobert, je vous jure bien que je vous couperai les jarrets comme vous les avez coupés à cette pauvre bête.

Et il s'élança hors de la fabrique. Thibault reconnut le chemin par où il était venu, et qui le ramenait à la brèche.

Il marcha rapidement vers l'ouverture de la muraille, l'atteignit, escalada les pierres et se trouva hors du parc.

Mais là il vit un homme immobile et l'épée à la main.

Cet homme lui barrait la route.

Thibault reconnut le comte de Mont-Gobert.

Le comte de Mont-Gobert crut reconnaître Raoul de Vauparfond.

– Tirez votre épée, baron ! dit le comte.

Toute explication était inutile. D'ailleurs, Thibault, à qui le comte arrachait des mains une proie sur laquelle il avait déjà mis l'ongle et la dent, Thibault ne le cédait point en colère au comte.

Il tira, non pas son épée, mais son couteau de chasse.

Les fers se croisèrent.

Thibault, qui jouait passablement de la canne et du bâton, n'avait aucune idée de l'escrime.

Il fut donc tout étonné lorsque, ayant mis l'épée à la main instinctivement, cela lui semblait ainsi du moins, il se trouva en garde et couvert selon toutes les règles de l'art.

Le comte lui porta les uns sur les autres deux ou trois coups qu'il para avec une admirable habileté.

– Oui, en effet, murmura le comte, les dents serrées, on m'a dit qu'au dernier assaut vous aviez touché Saint-Georges.

Thibault ne savait pas ce que c'était que Saint-Georges. Mais il se sentait une fermeté et une élasticité de poignet, grâce auxquelles il lui semblait qu'il eût touché le diable en personne.

Jusque-là, il s'était borné à la défense ; mais, tout à coup, à la suite d'un un-deux mal attaqué par le comte, il vit un jour, se fendit et lui traversa l'épaule d'un coup droit.

Le comte laissa échapper son épée, plia sur la jambe gauche, et tomba un genou en terre en criant :

– à moi, Lestocq !

Thibault eût dû remettre son couteau de chasse au fourreau et fuir. Par malheur, il se rappela le serment qu'il avait fait, s'il rencontrait le comte, de lui couper les jarrets comme celui-ci avait fait à son cheval.

Il glissa la lame tranchante sous le genou plié et tira à lui.

Le comte jeta un cri.

Mais, en se relevant, Thibault sentit à son tour une vive douleur entre les deux épaules, puis une sensation glacée qui lui traversait la poitrine.

Puis, enfin, au-dessus de la mamelle droite, il vit sortir la pointe d'un fer.

Puis il ne vit plus rien qu'un nuage de sang.

Lestocq, que son maître avait, en tombant, appelé à son aide, y était venu et avait profité du moment où Thibault se relevait, après avoir coupé les jarrets du comte, pour lui enfoncer son couteau de chasse entre les deux épaules.

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