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Chapitre III


Je voulus savoir jusqu'à quel point Jane était accessible au fluide magnétique. Je pris un œillet dans un bouquet qu'on venait de m'apporter, je le magnétisai et je lui donnai à respirer.
Elle s'endormit aussitôt.
Dès qu'elle m'eut assuré qu'elle dormait profondément et qu'elle croyait être bien disposée à voir, je l'invitai à suivre sa sœur, sortant la veille au soir de la maison.
Elle la suivit en effet jusqu'au coin du boulevard, mais arrivée là :
- Attendez, me dit-elle, elle s'arrête pour parler à une de ces amies.
- Comment s'appelle-t-elle ? demandai-je.
- Elle s'appelle Honorine.
- Peux-tu entendre ce qu'elles se disent ?
- Je l'espère.
- écoute, alors.
- Elle invite ma sœur à venir avec elle au Château-Rouge. Ma sœur lui dit qu'elle n'y a jamais été et résiste, mais Honorine insiste et l'entraîne.
Ma pauvre sœur avait dit vrai, jamais elle n'était entrée dans une salle de bal. La musique, le bruit, les cris, tout ce mouvement, suivis d'un verre de punch, suffisent pour la griser. Je la vois, dansant le galop avec un homme qu'elle ne connaît pas, et qui est venu parler à Honorine. Puis, comme elle veut s'en aller, parce qu'il est minuit, et qu'elle a peur que papa ne la gronde, Honorine l'invite à venir souper avec elle chez sa mère et promet qu'elle la ramènera à la maison. Ma sœur, qui ne sait plus ce qu'elle fait, cède à cette promesse. Je les vois sortir du Château-Rouge et entrer dans un mauvais petit hôtel garni du haut de la rue Rochechouart. Les deux hommes les suivent. L'un est l'amant d'Honorine, et elle a promis à l'autre de lui livrer ma sœur. Oh ! la malheureuse, ce n'est pas vrai, ce n'est pas chez sa mère qu'elle demeure...
Et alors, s'animant à la vue de tout ce qui se passait et du danger que sa sœur courait, Jane eut une espèce d'attaque de nerfs, au fond de laquelle ma volonté seule l'empêcha de tomber.
Je n'ai jamais vu sur la figure d'aucun artiste une pareille expression de désespoir et de dégoût. Cependant elle finit par se calmer.
Stéphanie, c'est le nom de sa sœur, était parvenue à s'enfermer dans une chambre, avait mis la clef en dedans, et son persécuteur promettait à travers la porte de la laisser tranquille, si le lendemain elle s'engageait à dîner avec lui.
Stéphanie, pour gagner du temps, promit tout ce qu'il voulut.
- Et maintenant que je sais où elle est, dit Jane, éveillez-moi, que je l'aille chercher.
- Auparavant, lui dis-je, et pour ne pas te tromper, regarde avec attention la maison, et retiens le numéro.
- Je ne puis pas voir le numéro, me dit-elle, il a été effacé avec intention. Mais si à mon réveil vous me répétez exactement les détails que je vais vous dire, je le reconnaîtrai.
Et alors, elle me dépeignit la maison : à trois étages, percée de trois fenêtres sur la rue, au rez-de-chaussée, contre les vitres, étaient exposées des photographies. Elle était à gauche, en montant, et vers le haut de la rue.
Je la réveillai ; je lui racontait tout, car, éveillée, elle ne se souvint absolument de rien, de qu'elle a dit ou vu pendant son sommeil.
Puis je lui donnai le signalement exact de la maison, lui offrant de l'y conduire.
Mais elle me refusa obstinément.
- Il y a deux hommes mêlés à tout cela, me dit-elle. Des Anglais, autant que j'ai pu le comprendre à leur baraguoin ; je ne veux pas que vous vous exposiez. Seule, je ne courrai aucun risque, on me respectera, et si on ne me respectait pas, je saurais me faire respecter. Dites-moi seulement où je pourrais vous retrouver, si j'avais besoin de vous.
Je dînais rue Pigalle, 10, chez un de mes amis nommé Lagrave ; je lui donnai son nom et son adresse ; elle partit.
Vers huit heures, on vint m'annoncer à table qu'une jeune fille me demandait au salon.
C'était Jane. Elle était consignée à la porte de l'hôtel garni de la rue de Rochechouart, où on avait refusé de la laisser entrer. Elle était alors allée chercher son frère, qui était militaire, et s'était présentée avec lui à l'hôtel.
Cette fois, on lui avait répondu que les deux dames étaient sorties.
Il s'agissait de savoir où elles étaient allées. Le père de Stéphanie, ignorant encore que sa fille n'était pas rentrée la nuit précédente, on pouvait tout lui cacher, mais si une seconde nuit se passait sans qu'elle rentrât, tout était perdu.
Jane venait me prier de l'endormir, afin qu'elle pût voir où était sa sœur.
Je m'excusai auprès de Lagrave et de ses convives, et je descendis chez M. Bénédict Révoil, qui demeure dans la même maison que Lagrave, et je l'y endormis.
M. Révoil, fort incrédule au magnétisme, voulut suivre l'expérience.
Il assista donc à ce qui va suivre.
Une fois endormie, Jane me dit que sa sœur était chez une fille nommée Augusta, demeurant au quatrième étage de la maison 96 du boulevard de Clichy.
J'envoyai chercher une voiture, et, rencontrant un sergent de ville, je le priai de venir avec nous. Comme tous les sergents de ville me connaissent, celui-ci ne fit aucune difficulté.
J'emmenai donc Jane endormie, et Révoil et le sergent de ville, parfaitement éveillés.
Révoil alla s'informer si Mlle Augusta demeurait bien au 96.
Elle y demeurait ; mais, vers les sept heures, elle était sortie avec deux de ses amies.
Ces deux amies, c'étaient évidemment Honorine et Stéphanie. On ne savait pas où elles étaient allées.
Je le demandai à Jane, toujours endormie.
- Elles ont été, me dit-elle, boire de la bière au café Coquet, où elles ont rencontré les deux Anglais qu'elles ont déjà vus hier.
Nous étions à deux pas du café Coquet. M. Révoil descendit et alla aux informations.
Mlle Augusta était connue au café ; elle y était venue, avec deux amies, à l'heure indiquée, et y avait rencontré les Anglais de la veille. Puis ils étaient partis tous ensemble pour aller dîner, mais on ne savait pas où.
Cette fois, Jane refusa de donner de nouvelles indications. Le dîner avait lieu, disait-elle, dans le jardin d'un restaurant où il y avait beaucoup de monde. La réclamation ferait scandale. C'était ce qu'il fallait éviter.
- Le moyen ? demandai-je.
Nous étions en face du café Coquet.
- Attendons ici, en restant cachés, me dit-elle. Entre une et deux heures du matin, elles reviendront.
Il était huit heures et demi du soir. C'était cinq heures à attendre.
Je réveillai Jean, et je l'invitai à vaquer à ses affaires pendant ce temps-là ; tandis que nous vaquerions aux nôtres, quitte à nous retrouvez à minuit.
De minuit à une heure, nous nous donnâmes rendez-vous chez Révoil. Quant au sergent de ville, il promit de nous attendre en faisant son service sur le boulevard.
à minuit, nous étions chez Révoil.
Le sergent de ville était à son poste. Nous nous assîmes sur un banc, dans l'ombre, assez éloignés du café Coquet pour voir ce qui s'y passait, sans qu'on pût nous découvrir.
à une heure et demi précise, nous vîmes arriver trois femmes et deux hommes. Jane reconnut sa sœur dans l'une de ces trois femmes.
Elle nous défendit alors positivement de nous mêler à ce qui allait se passer. Cela la regardait spécialement, nous dit-elle.
En effet, elle suivit sa sœur, entra derrière elle, et, au bout de dix minutes, sortit avec elle.
Les Anglais, car c'étaient en effet des Anglais, avaient voulu faire quelque résistance ; mais du moment où Stéphanie avait appris que son père ignorait son escapade, elle s'était jetée dans les bras de sa sœur en criant :
- Emmène-moi.
à deux heures du matin, elle rentrait chez elle saine et sauve, et la famille était rassurée.
Explique ces faits qui pourra, mon devoir d'historien est de les constater, et je les constate.

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