Robin Hood, le prince des voleurs Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XVIII


Le lendemain, aux premières heures du jour, Robin et Petit-Jean entraient dans une auberge de la petite ville de Nottingham, afin d'y prendre leur premier repas. La salle de cette auberge était remplie pour le moment d'une quantité de soldats appartenant, ainsi que l'indiquait leur costume, au baron Fitz-Alwine.

Tout en déjeunant, les deux amis prêtaient une oreille attentive à la conversation des soldats.

– Nous ne savons pas encore, disait un des hommes du baron, à quel genre d'ennemis les croisés ont eu affaire. Sa Seigneurie suppose que ce sont des outlaws qui les ont attaqués, ou bien encore des vassaux guidés par un de ses ennemis. Fort heureusement pour monseigneur, son arrivée au château avait été retardée de quelques heures.

– Les croisés feront-ils un long séjour au château, Geoffroy ? demanda le maître du logis à celui qui parlait.

– Non, ils partent demain pour Londres, où ils vont conduire les prisonniers.

Robin et Petit-Jean échangèrent un éloquent regard.

Quelques paroles indifférentes pour nos deux amis suivirent cette réponse ; puis les soldats continuèrent à boire et à jouer.

– William est au château, murmura Robin d'une voix presque insaisissable ; il faut ou aller l'y chercher ou attendre sa sortie, il faut enfin user de force, de ruse, d'adresse, en un mot le rendre libre.

– Je suis prêt à tout, dit Petit-Jean du même ton.

Les deux jeunes gens quittèrent leur siège, et Robin paya l'hôte.

Au moment où les deux amis traversaient le cercle formé par les soldats, afin de gagner la porte, l'individu désigné sous le nom de Geoffroy dit à Petit-Jean :

– Par saint Paul ! mon ami, ton crâne me paraît avoir une singulière sympathie pour les solives du plafond, et si ta mère peut te baiser les joues sans te faire agenouiller à ses pieds, elle mérite un grade dans le corps des croisés.

– Ma haute stature offense-t-elle tes regards, sir soldat ? répondit Petit-Jean d'un ton de condescendance.

– Elle ne m'offense nullement, superbe étranger ; mais je dois te dire en toute franchise qu'elle me surprend beaucoup. Jusqu'à présent je m'étais cru l'homme le mieux découplé et le plus vigoureux du comté de Nottingham.

– Je suis heureux de pouvoir te donner une visible preuve du contraire, répondit gracieusement Petit-Jean.

– Je parie un pot d'ale, reprit Geoffroy en s'adressant à l'assemblée, que, en dépit de cette apparence de vigueur, l'étranger serait incapable de me toucher avec un bâton.

– Je tiens le pari, cria un des assistants.

– Bravo ! riposta Geoffroy.

– Mais, en vérité, s'écria à son tour Petit-Jean, tu ne me demandes même pas si j'accepte le défi ?

– Tu ne saurais refuser un quart d'heure de plaisir à celui qui, sans te connaître, a parlé pour toi, dit l'homme qui avait agréé la demande de Geoffroy.

– Avant de répondre à l'amicale proposition qui m'est faite, répliqua Petit-Jean, je voudrais donner à mon adversaire le léger avertissement que voici : Je ne suis point orgueilleux de ma force, cependant je dois dire que rien ne lui résiste ; je dois dire encore que vouloir lutter avec moi, c'est vouloir chercher une défaire, quelquefois un malheur, souvent une blessure d'amour-propre. Je n'ai jamais été vaincu.

Le soldat se mit bruyamment à rire.

– Tu es à mes yeux le plus grand fanfaron de la terre, sir étranger, cria-t-il d'un ton narquois, et si tu ne veux pas que j'ajoute la qualification de lâche à celle d'orgueilleux, tu vas consentir à te battre avec moi.

– Puisque vous le voulez absolument, ce sera de tout mon cœur, maître Geoffroy. Mais avant de vous donner les preuves de ma force, permettez-moi de dire quelques mots à mon compagnon. Une fois libre de mon temps, je vous promets de l'utiliser de manière à vous corriger sagement de votre défaut d'impudence.

– Tu ne vas pas t'éloigner au moins ! demanda Geoffroy d'une voix railleuse.

Les assistants éclatèrent de rire.

Blessé au vif par cette insolente supposition, Petit-Jean s'élança vers le soldat.

– Si j'étais normand, dit le jeune homme d'une voix pleine de colère, je pourrais agis ainsi : mais je suis saxon. Si je n'ai pas accepté sur-le-champ ton offre belliqueuse, c'est par bonté. Eh bien ! puisque tu te moques de mes scrupules, stupide bavard, puisque tu me dégages de toute commisération pour toi, appelle l'hôte, paye ton ale et demande des bandages ; car, aussi vrai que tu donnes le nom de tête à la vilaine bosse qui se balance entre tes deux épaules, tu en auras tout à l'heure grandement besoin. Mon cher Robin, dit Petit-Jean en rejoignant son ami, arrêté à quelques pas de l'auberge, rendez-vous dans la maison de Grâce May, où sans nul doute vous rencontrerez Hal. Il serait dangereux pour vous et surtout très compromettant pour le salut de Will que vous fussiez reconnu par un serviteur du château. Je suis obligé de répondre à l'intempestive bravade de ce soldat ; la réponse sera courte et bonne, soyez-en bien certain, et allez vous mettre à l'abri de toute fâcheuse rencontre.

Robin obéit à contrecœur aux sages conseils de Petit-Jean, car il va sans dire qu'il eût trouvé un véritable plaisir au spectacle d'une lutte dans laquelle son ami devait facilement triompher.

Lorsque Robin eut disparu, Jean rentra dans l'auberge. La réunion des buveurs s'était considérablement augmentée, car la nouvelle d'une bataille entre Geoffroy le Fort et un étranger qui ne lui cédait en rien comme vigueur et comme audace, avait déjà traversé la petite ville et appelé les amateurs de ce genre de combat.

Après avoir parcouru la foule d'un regard indifférent et tranquille, Petit-Jean s'approcha de son adversaire.

– Je suis à ta disposition, sir Normand, dit-il.

– Et moi à la tienne, répondit Geoffroy.

– Avant de commencer la lutte, ajouta Petit-Jean, je désire connaître la politesse de l'ami généreux qui, sur une habileté inconnue, s'est exposé à perdre un pari. Je veux donc, en réponse à la courtoisie de sa confiance, mettre cinq schellings en jeu et parier que non seulement je te ferai mesurer la terre de toute la longueur de ton corps, mais encore que je te frapperai à la tête avec mon bâton. Celui qui gagnera les cinq schellings offrira des liqueurs à l'aimable assemblée.

– J'y consens, répondit Geoffroy avec gaieté, et même j'offre à mon tour de doubler la somme si tu parviens à me blesser ou à me renverser.

– Hourra ! crièrent les spectateurs, qui dans cet arrangement des choses gagnaient encore et n'avaient rien à perdre.

Tumultueusement accompagnés par la foule, les deux adversaires sortirent de la salle et allèrent se placer en face l'un de l'autre, au centre d'une vaste pelouse dont l'épais tapis convenait admirablement à la circonstance.

Les spectateurs formèrent un large cercle autour des combattants, et un profond silence succéda au bruit.

Petit-Jean n'avait fait aucun changement dans son costume ; il s'était contenté d'enlever ses armes et d'ôter ses gants ; mais Geoffroy avait mis plus de soin dans ses dispositions. Débarrassé de la plus lourde partie de ses vêtements, il se montrait la taille étroitement serrée dans un pourpoint de couleur sombre.

Les deux hommes s'examinèrent un instant avec une persistante fixité. La figure de Petit-Jean présentait une expression calme et souriante ; celle de Geoffroy révélait en dépit de lui-même une vague inquiétude.

– J'attends, dit le jeune homme en saluant le soldat.

– Je suis à vos ordres, répondit Geoffroy avec non moins de politesse.

Par un mouvement simultané, les deux hommes se tendirent la main, et une étreinte cordiale les réunit pendant une seconde.

La lutte commença. Nous n'entreprendrons pas de la décrire, nous dirons seulement qu'elle ne fut pas de longue durée. En dépit des vigoureux efforts d'une énergique résistance, Geoffroy perdit l'équilibre, et, par un mouvement d'une force inouïe et d'une adresse jusqu'alors restée sans exemple, Petit-Jean lança son adversaire par-dessus sa tête, et l'envoya rouler à vingt pas de lui.

Le soldat, exaspéré de cette honteuse défaite, se releva au bruit des clameurs joyeuses de tous les assistants, qui criaient en jetant leurs bonnets en l'air :

– Hourra ! hourra pour le beau forestier !

– J'ai gagné honnêtement la première partie de notre enjeu, sir soldat, dit Petit-Jean, et je suis tout disposé à commencer la seconde.

Pourpre de colère, Geoffroy répondit à cette demande par un signe affirmatif.

Les bâtons respectifs des deux hommes furent mesurés, et la lutte se continua, plus vive, plus acharnée, plus ardente.

Geoffroy fut encore une fois vaincu.

Les bravos enthousiastes de la foule célébrèrent les triomphantes prouesses de Jean, et un flot d'ale ruissela dans les verres en l'honneur du beau forestier.

– Sans rancune, vaillant soldat, dit Jean en tendant la main à son adversaire.

Geoffroy refusa l'offre amicale qui lui était faite, et dit d'un ton amer :

– Je n'ai besoin ni du secours de votre bras ni des offres de votre amitié, sir forestier, et je vous engage à mettre moins d'orgueil dans vos manières. Je ne suis pas homme à supporter tranquillement la honte d'un échec, et si les devoirs de mon service ne me rappelaient au château de Nottingham, je vous rendrais coup pour coup les horions reçus.

– Voyons, mon brave ami, repartit Jean qui appréciait à sa valeur le courage réel du soldat, ne te montre ni mécontent ni jaloux. Tu as succombé devant une force supérieure à la tienne : le mal n'est pas grand, et tu trouveras, j'en suis sûr, les moyens de relever ta réputation de vigueur, de sang-froid et d'adresse. Je me fais un plaisir de reconnaître, et permets-moi de le proclamer, que tu es non seulement très fort dans l'art de manier le bâton, mais encore l'athlète le plus difficile à terrasser que puisse désirer un cœur ferme et un bras vaillant. Ainsi accueille sans arrière-pensée l'offre de ma main, elle t'est tendue avec une loyauté pleine de franchise.

Ces paroles, prononcées avec une expression de réelle bienveillance, parurent émouvoir le rancunier Normand.

– Voici ma main, dit-il en la présentant au jeune homme ; elle demande à la tienne une étreinte d'ami. Maintenant, bon jeune homme, ajouta Geoffroy d'une voix doucereuse, accorde-moi la grâce de connaître le nom de mon vainqueur.

– Je ne puis pour le moment accorder ce que tu me demandes, maître Geoffroy ; plus tard je me ferai mieux connaître.

– J'attendrai ton bon plaisir, étranger ; mais, avant de te laisser sortir de cette auberge, je crois qu'il est de mon devoir de te confier qu'en me qualifiant de normand, tu commets une erreur : je suis saxon.

– Ma foi ! répondit gaiement Petit-Jean, je suis très-enchanté d'apprendre que tu appartiens à la plus noble race du sol anglais ; ceci redouble l'estime et la sympathie que tu m'inspires. Nous nous reverrons bientôt, et je serai avec toi plus communicatif et plus confiant. Maintenant au revoir, les affaires qui m'ont appelé à Nottingham exigent mon départ.

– Comment ! tu songes déjà à me quitter, noble forestier ? Je ne le souffrirai pas, je vais t'accompagner là où tu as besoin de te rendre.

– Je vous en prie, sir soldat, laissez-moi la liberté d'aller rejoindre mon compagnon, j'ai déjà perdu un temps précieux.

La nouvelle du départ de Petit-Jean courut de bouche en bouche, et elle souleva un véritable tumulte.

Vingt voix prièrent :

– étranger, nous allons te suivre, nous voulons proclamer partout ta grandeur d'âme et ta vaillance.

Fort peu désireux de recevoir les témoignages menaçants de cette soudaine popularité, Petit-Jean, qui voyait approcher avec une réelle crainte l'heure fixée pour son rendez-vous avec Robin, dit vivement à Geoffroy :

– Veux-tu me rendre un service ?

– De tout mon cœur.

– Eh bien ! aide-moi à me débarrasser honnêtement de ces braillards d'ivrognes. Je désire pouvoir m'éloigner sans attirer l'attention.

– Très-volontiers, répondit Geoffroy ; puis il ajouta après un instant de réflexion : Il n'y a, pour réussir, qu'un seul moyen à employer.

– Lequel ?

– Voici : accompagne-moi au château de Nottingham, ils n'oseront pas nous suivre au-delà du pont-levis. De l'intérieur du château je te conduirai à un chemin désert qui, par une voie détournée, te ramènera à l'entrée de la ville.

– Comment ! s'écria Petit-Jean, il n'est pas possible de trouver un autre moyen pour le délivrer de la compagnie de ces imbéciles ?

– Je n'en vois pas d'autre. Tu ne connais pas, mon homme, la sotte vanité de ces bavards ; ils te feraient cortège, non pour toi-même, mais pour être vus en ta compagnie, et afin de pouvoir dire à leurs voisins, à leurs parents, à leurs connaissances : « J'ai passé deux heures avec le vaillant garçon qui a battu Geoffroy le Fort ; il est de mes amis, nous sommes entrés en ville ensemble il y a quelques instants ; d'ailleurs vous avez dû me voir, j'étais à sa droite, ou à sa gauche, etc..., etc... »

Petit-Jean se vit, bien à contrecœur, obligé de suivre le conseil que lui donnait Geoffroy.

– J'accepte ta proposition, lui dit-il ; éloignons-nous sans retard.

– Je suis à vous dans une seconde. Mes amis, cria Geoffroy, il faut que je rentre au château ; ce digne forestier m'y accompagne. Je vous prie donc de nous laisser tranquillement sortir ; s'il arrive que l'un de vous se permette de nous suivre, même à une distance de vingt pas, je regarderai sa démarche comme une insolente bravade, et, par saint Paul ! je l'en ferai cruellement repentir.

– Mais, hasarda une voix, ma maison se trouve sur le chemin que vous allez suivre, et je suis obligé de rentrer chez moi.

– Tu n'y seras obligé que dans dix minutes, repartit Geoffroy. Ainsi, bonjour à tous, et amitié à chacun.

Cela dit, Geoffroy sortit de la salle, et un formidable hourra accompagna Petit-Jean jusqu'au seuil de la porte.

Ce fut ainsi que Petit-Jean pénétra dans la seigneuriale demeure du baron Fitz-Alwine.

Après avoir quitté Petit-Jean, Robin s'était dirigé vers la demeure de Grâce May. La jolie fiancée de Hal était une inconnue pour Robin en ce sens qu'il n'avait jamais autrement que par les yeux de son jeune ami admiré les charmes de la belle enfant, et si nous devons parler avec le cœur de Robin, il est nécessaire d'ajouter qu'un sentiment de vive curiosité l'attirait vers la maison de Grâce May.

Il frappa longtemps à la porte sans attirer la moindre attention ; puis, fatigué d'attendre, il se prit à chantonner à mi-voix le refrain d'une romance qui lui avait été apprise par son père.

Aux premiers murmures de ce chant mélancolique, un pas vif et précipité réveilla l'écho endormi de la vieille maison, et la porte brusquement ouverte donna passage à une jeune demoiselle qui, sans prendre le temps de regarder le visiteur, s'écria d'un ton joyeux :

– Je savais bien, mon cher Hal, que vous viendriez ce matin ; j'ai dit à ma mère... Ah ! pardon, messire, ajouta la vive jeune fille, qui n'était autre que Grâce May, pardon mille fois.

Tout en adressant ces excuses à Robin, Grâce rougissait jusqu'au blanc des yeux, et la vivacité irréfléchie de ses mouvements motivait cette rougeur, car elle s'était jetée dans les bras de Robin.

– C'est à moi, mademoiselle, répondit le jeune homme d'une voix très-douce, de vous demander pardon de n'être pas celui que vous attendez.

Confuse et embarrassée, Grâce May ajouta :

– Puis-je savoir, messire, à quelle cause je dois attribuer l'honneur de votre visite ?

– Mademoiselle, répondit Robin, je suis un ami d'Halbert Lindsay, et je désire le voir. Un motif sérieux et qu'il serait trop long de vous expliquer ne me permet pas d'aller chercher Hal au château ; je vous serais donc fort obligé si vous vouliez m'accorder la permission d'attendre ici sa venue.

– Très-volontiers, messire ; les amis de Hal sont toujours des hôtes choyés dans la maison de ma mère ; entrez, je vous prie.

Robin s'inclina courtoisement devant Grâce et pénétra avec elle dans une vaste salle du rez-de-chaussée.

– Avez-vous déjeuné, messire ? demanda la jeune fille.

– Oui, mademoiselle, je vous remercie.

– Permettez-moi de vous offrir un verre d'ale, nous en avons d'excellente.

– J'accepte afin d'avoir le plaisir de boire au bonheur de Hal, mon heureux ami, dit galamment Robin.

Les yeux de la jolie Grâce étincelèrent de gaieté.

– Vous êtes courtois, messire, dit-elle.

– Je suis un sincère admirateur de la beauté, miss, rien de plus.

La jeune fille rougit.

– Venez-vous de loin ? demanda-t-elle comme pour donner un cours à la conversation.

– Oui, mademoiselle, j'arrive d'un petit village qui est situé dans les environs de Mansfeld.

– Du village de Gamwell ? ajouta vivement Grâce.

– Précisément. Vous connaissez ce village ? interrogea Robin.

– Oui, messire, répondit la jeune fille en souriant, je le connais parfaitement bien, et cependant je n'y suis jamais allée.

– Comment se fait-il alors... ?

– Oh ! c'est bien simple : la sœur de lait d'Halbert, miss Maude Lindsay, habite le château de sir Guy. Halbert va très-souvent rendre visite à sa sœur, et au retour il me parle d'elle, il me raconte les nouvelles du pays ; il m'apprend ainsi, ajouta gracieusement la jeune fille, à connaître et à aimer les hôtes de sir Guy. Parmi ces hôtes, il y en a un dont Halbert me parle avec beaucoup d'amitié.

– Lequel ? demanda le jeune homme en riant.

– Vous-même, messire ; car, si ma mémoire est fidèle, je puis en toute confiance vous saluer du nom de Robin Hood. Hal m'a fait de vous un portrait si ressemblant qu'il est impossible de s'y tromper. Il m'a dit, continua avec volubilité la vive jeune fille, Robin Hood est grand, bien fait, il a de grands yeux noirs, des cheveux magnifiques, un air noble.

Un sourire de Robin arrêta l'expansive description de Grâce May ; elle se tut et baissa les yeux.

– Le bon cœur de Hal lui a donné relativement à moi une grande indulgence d'appréciation, mademoiselle ; mais il a été plus sévère à votre égard, et je m'aperçois que tout ce qu'il m'a dit de vous manque de vérité.

– Il n'a cependant rien dit qui puisse me blesser, j'en suis certaine, repartit Grâce avec cette admirable confiance de l'amour partagé.

– Non, il m'a dit que vous étiez une des plus charmantes personnes de tout le comté de Nottingham.

– Et vous n'avez pas ajouté foi à sa parole ?

– Pardonnez-moi, mais je viens de m'apercevoir que j'avais eu le grand tort d'y croire.

– Eh bien ! s'écria gaiement la jeune fille, je suis enchantée de vous entendre parler sincèrement.

– Très-sincèrement. Je vous disais tout à l'heure que Hal s'était montré sévère à votre égard, j'ai ajouté qu'en vous nommant une des plus charmantes femmes de tout le comté Hal était dans son tort.

– Oui, messire ; mais il faut pardonner l'exagération à un cœur favorablement prévenu.

– Il n'y a pas exagération, mademoiselle, il y a aveuglement, car vous n'êtes pas une des plus jolies femmes de tout le comté, mais bien la plus jolie.

Grâce se mit à rire.

– Permettez-moi, repartit-elle, de ne voir dans vos paroles qu'une bienveillante galanterie, et je suis sûre que si j'avais la folie de les croire sincères, vous penseriez que je suis une petite sotte. Maude Lindsay est d'une beauté accomplie, au-dessus de Maude il y a au château de Gamwell une jeune dame que bien certainement vous trouvez cent fois plus jolie que Maude, mille fois plus jolie que moi ; seulement, messire, vous êtes aussi discret que vous êtes galant, et vous n'osez dire ouvertement ce que vous pensez.

– Je ne redoute jamais de parler avec franchise, mademoiselle, répondit Robin, et je dis la vérité en vous assurant que vous êtes, dans votre genre de beauté, supérieure à toutes les jeunes filles de Nottingham. La jeune dame à qui vous faites allusion a comme vous droit au premier rang dans le type de son gracieux visage. Mais il me semble que notre conversation aborde la flatterie, ajouta Robin, et je ne veux pas que mon ami Hal puisse m'accuser de vous faire des compliments.

– Vous avez raison, messire, causons en amis.

– C'est cela. Eh bien ! miss Grâce, répondez franchement à la question que je vais vous adresser. Comment se fait-il que, sans prendre même le temps de regarder mon visage vous vous soyez jetée dans mes bras ?

– Votre question est tout à fait embarrassante, sir Robin, dit Grâce, je vais cependant y répondre. Vous fredonniez un air qui est toujours dans la bouche de Hal, et naturellement, j'ai cru reconnaître sa voix. Hal est un ami d'enfance, nous avons pour ainsi dire été élevés ensemble sur les genoux de ma mère ; j'ai avec Hal des familiarités de sœur, nous nous voyons tous les jours. Cela vous explique pourquoi je me suis montrée si vive. Excusez-moi, je vous prie.

– Comment donc, miss Grâce, vous n'avez nullement besoin de vous excuser. Maintenant que j'ai eu le plaisir de vous voir, je suis prêt à envier le bonheur de Hal, et je ne m'étonnerai plus désormais de l'entendre s'écrier qu'il est le plus heureux garçon de la terre.

– Sir Robin, repartit gaiement la jeune fille, je vous prends une fois encore en flagrant délit de mensonge. Ce bonheur que vous êtes si près d'envier, vous ne l'échangeriez pas pour celui qui est le mobile de toutes vos espérances.

– Ma charmante Grâce, répondit tranquillement Robin, lorsqu'il arrive à un homme ou à une femme de placer son affection dans un cœur honnête, il ne l'y reprend jamais, et je suis certain que, s'il me venait à l'esprit de chercher à supplanter Halbert dans votre cœur, vous ne voudriez pas de moi.

– Oh ! non, riposta naïvement Grâce ; mais, ajouta-t-elle en riant, je ne voudrais pas révéler à Halbert le fond réel de ma pensée, il en serait trop fier.

La conversation aussi joyeusement commencée se prolongea encore pendant une heure.

– Il me semble, dit tout à coup Robin, que Hal se fait attendre ; les amoureux sont toujours impatients et précèdent d'ordinaire l'heure du rendez-vous.

– Et c'est bien naturel, n'est-ce pas, messire ? dit Grâce.

– Très-naturel.

Enfin un coup de marteau retentit à la porte ; l'air chanté par Robin se fit entendre, et Grâce, après avoir jeté au jeune homme un regard qui semblait lui dire : « Vous le voyez, mon erreur était bien pardonnable », s'élança rapidement à la rencontre du nouveau venu.

La présence de Robin n'empêcha point la pétulante demoiselle de gronder Hal sur l'heure tardive de son arrivée, et de l'embrasser en boudant un peu.

– Comment ! vous ici, Robin ! s'écria Hal. Et Maude, ma chère sœur Maude ? donnez-moi des nouvelles de sa santé.

– Maude est un peu souffrante.

– J'irai la voir. Son mal n'a rien de grave ?

– Rien absolument.

– J'espérais vous rencontrer ici, reprit Halbert. J'ai su, ou plutôt j'ai deviné que vous étiez venu à Nottingham, et voici de quelle manière. En allant faire à la ville une commission pour le château, j'ai appris qu'un combat au bâton allait avoir lieu entre Geoffroy le Fort, vous le connaissez, Grâce ? et un forestier. Aussitôt la pensée m'est venue d'aller prendre ma part de plaisir à cette petite fête.

– Tandis que je vous attendais, monsieur, dit Grâce en allongeant d'un air boudeur ses jolies lèvres roses.

– Je n'avais pas l'intention de rester plus d'une minute au nombre des spectateurs. Je suis arrivé sur le terrain au moment où Petit-Jean lançait Geoffroy par-dessus sa tête, Geoffroy le Fort, Geoffroy le Géant, ainsi que nous le nommons au château, songez donc, Grâce, quel magnifique coup de main ! Je voulais demander de vos nouvelles à Jean ; impossible de l'aborder. Alors j'ai parcouru la ville, et, à bout de ressources pour ma recherche mystérieuse, je suis allé vous demander au château.

– Au château ! s'écria Robin, vous m'y avez demandé par mon nom ?

– Non, non, rassurez-vous. Le baron est revenu hier, et si j'avais eu la sottise de révéler votre présence sur ses terres, vous seriez traqué comme une bête fauve.

– Mon cher Hal, ma crainte était un véritable enfantillage ; je sais que vous êtes prudent et que vous savez garder un secret. Le but de mon voyage était d'abord de me rencontrer avec vous, puis ensuite de vous demander des renseignements sur les prisonniers qui se trouvent au château. Vous savez sans doute ce qui s'est passé cette nuit dans la forêt de Sherwood.

– Oui, je le sais ; le baron est furieux.

– Tant pis pour lui. Revenons aux prisonniers ; parmi eux se trouve un garçon que je veux sauver à tout prix, William l'écarlate.

– William ! s'écria le jeune homme, et comment se trouvait-il mêlé à la bande de proscrits qui a attaqué les croisés ?

– Mon cher Hal, répondit Robin, il n'y a pas eu rencontre avec des proscrits, mais bien avec de braves garçons qui ont eu le tort d'agir sans discernement et de croire s'attaquer, non à des croisés, mais bien au baron Fitz-Alwine et à ses soldats.

– C'était vous ! s'écria le pauvre Hal péniblement surpris.

Robin fit un signe affirmatif.

– Alors je comprends tout : c'est de votre adresse dont parlent les croisés en disant qu'un homme de la bande envoyait la mort au bout de chacune de ses flèches. Ah ! mon pauvre Robin, le résultat de cette bataille est bien malheureux pour vous.

– Oui, Hal, bien malheureux, répéta Robin avec tristesse ; car mon pauvre père a été tué.

– Mort, le digne Gilbert ! dit Hal d'une voix pleine de larmes ; ah ! mon Dieu !

Un instant de silence laissa les jeunes gens absorbés dans une commune douleur. Grâce ne souriait plus ; elle était navrée du chagrin de Hal et du désespoir de Robin.

– Et ce cher Will est tombé entre les mains des soldats du baron ? reprit Halbert afin de ramener l'esprit de Robin sur le sort de son ami.

– Oui, répondit Robin, et je suis venu vous trouver, mon cher Hal, dans l'espoir que vous voudriez bien me prêter votre aide pour entrer au château. Je ne m'éloignerai de Nottingham qu'après avoir rendu la liberté à Will.

– Comptez sur moi, Robin, répondit vivement le jeune homme, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous être d'un bon secours dans cette douloureuse circonstance. Nous allons nous rendre au château ; il me sera facile de vous y faire entrer ; mais une fois dans l'intérieur, il faudra veiller sur vous-même, prendre patience et vous montrer prudent. Depuis que le baron est revenu, l'existence est un véritable enfer pour nous tous ; il crie, il jure, il va, il vient, et nous accable de sa présence.

– Lady Christabel est-elle revenue avec lui ?

– Non, il n'a amené que son confesseur ; les soldats qui l'ont accompagné sont des étrangers.

– Vous n'avez rien appris sur le sort d'Allan Clare ?

– Pas un mot ; il n'y a personne au château à qui on puisse demander des nouvelles. Quant à lady Christabel, elle est en Normandie, et selon toute probabilité dans une maison religieuse. Il est donc fort à présumer que messire Allan se tient aux environs de ce couvent.

– C'est à peu près une chose certaine, répondit Robin, pauvre Allan ! son fidèle amour sera récompensé, je l'espère.

– Oui, ajouta Grâce, il est une Providence pour les amoureux.

– Je me confie à la bonté de cette douce Providence, s'écria Halbert en jetant un tendre regard à sa fiancée.

– Et moi aussi, dit Robin, le cœur ému au souvenir de Marianne.

– Cher Robin, reprit Hal, s'il nous est possible de faire quelque chose pour sauver William il faut le tenter ce soir même ; les prisonniers doivent partir pour Londres au milieu de la nuit afin d'y être jugés et condamnés selon le bon plaisir du roi.

– Alors hâtons-nous, hâtons-nous ; j'ai promis à Petit-Jean d'aller l'attendre à l'entrée du pont-levis du château.

– Grâce, ma très chère, dit Hal d'un air craintif, vous ne me gronderez pas demain de vous avoir si promptement quittée aujourd'hui.

– Non, non, Hal, vous pouvez être tranquille. Allez avec courage au secours de votre ami, et ne pensez pas à moi ; je vais prier le ciel de vous venir en aide.

– Vous êtes la meilleure et la plus aimée des femmes, très chère Grâce, dit Hal en baisant les joues vermeilles de sa fiancée.

Robin salua gracieusement la jeune fille, et les deux amis s'élancèrent d'un pas rapide dans la direction du château.

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– En effet, répondit Robin, c'est bien Petit-Jean. Que veut dire cette apparente intimité ?

– Je parie ma tête, répondit Hal, que Geoffroy s'est pris pour Petit-Jean d'une soudaine amitié, et qu'il l'emmène au château dans l'intention de lui offrir à boire. Geoffroy est un excellent garçon ; mais il est très imprudent. Il n'est au service du baron que depuis fort peu de temps, et il y aura du tapage s'il se livre trop légèrement au plaisir de vider des bouteilles.

– Nous pouvons avoir toute confiance en la sobriété habituelle de Petit-Jean, répondit Robin ; il maintiendra son compagnon dans les limites raisonnables.

– Faites attention, Robin, dit vivement Hal ; Petit-Jean nous a aperçus, il vient de vous adresser un signal.

Robin dirigea ses yeux du côté de son ami.

– Il me conseille de l'attendre, répondit Robin ; il va au château ; mais je vais lui faire comprendre que je vous accompagne, et que nous nous rencontrerons dans l'intérieur de quelque cour.

– Très bien. Vous allez me suivre à l'office, je dirai que vous êtes un de mes amis. Là, nous tâcherons de découvrir, par le bavardage des soldats, dans quelle partie du donjon sont enfermés les prisonniers et le nom de celui qui a mission de veiller sur eux ; s'il nous arrive de pouvoir dérober les clefs du château, nous mettrons William en liberté ; mais pour sortir il sera absolument nécessaire de traverser une fois encore les souterrains. Arrivés dans la forêt...

– Je leur permets de nous poursuivre et même de nous atteindre s'ils peuvent réussir ! s'écria gaiement Robin.

Le pont-levis s'abaissa à l'appel de Hal, et Robin se trouva bientôt dans l'intérieur du château de Nottingham.

En se voyant obligé de suivre Geoffroy, Petit-Jean résolut de mettre à profit, dans l'intérêt de son cousin, la subite amitié qui lui était témoignée par le soldat normand.

Il fut facile au forestier de ramener la conversation sur l'événement de la nuit : Geoffroy se prêta de la meilleure grâce du monde au curieux désir de son nouvel ami, et lui confia qu'il avait sous sa garde la surveillance de trois prisonniers.

– Parmi eux, ajouta-t-il, se trouve un fort beau garçon, et qui a vraiment une figure remarquable.

– Ah ! dit Petit-Jean d'un ton d'indifférence.

– Oui ; jamais de la vie peut-être vous ne verrez des cheveux d'une couleur aussi étrange, ils sont presque rouges ; malgré cela il est très beau, ses yeux sont magnifiques, et on dirait maintenant qu'ils contiennent un tison de l'enfer, tant la colère les a rendus lumineux. Monseigneur a fait une visite à ce pauvre jeune homme pendant que j'étais de faction : il n'a pu lui arracher un mot, et il est sorti en jurant de le faire pendre dans les vingt-quatre heures.

– Pauvre Will ! se dit Petit-Jean. Pensez-vous que ce malheureux soit blessé ? demanda le jeune homme.

– Il se porte aussi bien que vous et moi, répondit Geoffroy. Il est de mauvaise humeur, voilà tout.

– Vous avez donc des cachots sur les remparts ? reprit Petit-Jean ; c'est une chose assez rare.

– Vous êtes dans l'erreur, sir étranger ; en Angleterre, il s'en trouve dans plusieurs châteaux.

– à quel endroit sont-ils situés. Aux angles ?

– Le plus souvent, mais ils ne sont pas tous habitables ; par exemple, celui dans lequel est enfermé le jeune garçon dont je vous parle, et qui se trouve à l'ouest, est assez bien ; il est possible d'y vivre sans souffrir. Tenez, ajouta Geoffroy, vous pouvez apercevoir d'ici l'endroit où il est situé : regardez auprès de cette barbacane ; y êtes-vous ?

– Oui.

– Eh bien ! il y a au-dessus une ouverture assez large pour laisser pénétrer l'air et la lumière, au-dessous une porte basse.

– Je vois. Et ce garçon à cheveux rouges est là-dedans ?

– Oui, pour son malheur.

– Pauvre diable, c'est triste, n'est-il pas vrai, maître Geoffroy ?

– Très-triste, sir étranger.

– Et quand on pense, reprit Petit-Jean de l'air d'un homme qui fait une simple réflexion, qu'il se trouve là, entre quatre murs, derrière une porte barrée, un jeune homme vigoureux et bien portant, qui après tout n'a pas fait grand mal, et qui sans doute épuise ses forces dans de vains efforts ! Il est gardé à vue par des sentinelles ?

– Non, il est là tout seul, et s'il avait des amis il lui serait très facile de s'évader. Le verrou de la porte est en dehors ; il n'y aurait qu'à tirer, et crac ! la porte roulerait sur ses gonds ; seulement il serait impossible de traverser le rempart du côté de l'ouest.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu'il est à tout instant parcouru par les soldats tandis que le côté de l'est, étant abandonné, serait un chemin sûr.

– Il n'y a pas de gardien ?

– Non, cette partie du château est complètement vide ; on la dit hantée par des esprits, de sorte qu'un sentiment de terreur en éloigne tout le monde.

– Ma foi ! dit Petit-Jean, je n'engagerais pas le prisonnier à tenter les hasards d'un sauvetage aussi incertain ; car, une fois hors du cachot, comment s'y prendre pour s'évader au-delà des murs d'une pareille forteresse ?

– Une personne étrangère et qui évidemment ignore les passages secrets, serait arrêtée avant d'avoir fait dix pas ; mais moi, par exemple, si je cherchais à fuir, je me dirigerais à l'est des remparts vers une chambre inhabitée dont la fenêtre s'ouvre au-dessus des fossés ; tout près de cette fenêtre, à la longueur du bras, se trouve un vieil arc-boutant ; il pourrait servir de marchepied. De là on descendrait sur une pièce de bois qui surnage au-dessus de l'eau ; ce pont volant a dû servir, je n'en doute pas, aux hommes du baron alors qu'ils rentraient au château après l'heure du couvre-feu. Une fois de l'autre côté, il faut nécessairement demander son salut à l'agilité de ses propres jambes.

– Il faudrait un intelligent ami au pauvre prisonnier, dit Petit-Jean.

– Oui, mais il n'en a pas.

– Bon forestier, reprit Geoffroy, permettez-moi de vous laisser seul pendant quelques instants, j'ai des devoirs à remplir ; si vous désirez parcourir le château, vous en avez la permission, et si par hasard on vous interroge, donnez le mot de passe, qui est volontiers et honnêtement, on saura que vous êtes un ami.

– Je vous remercie, maître Geoffroy, dit Petit-Jean avec reconnaissance.

– Bientôt, tu auras à me remercier mieux encore, chien saxon ! grommela Geoffroy en sortant de la chambre. En vérité, ce paysan me prend pour un de ses pareils ; je suis normand, un véritable Normand ; et je vais lui donner la preuve que Geoffroy le Fort n'est pas impunément battu. Ah ! maudit forestier, tu as fait plier devant toi un homme qui n'a jamais senti sur ses épaules le bâton d'un adversaire ; tu te repentiras de ton impudence, sois tranquille. Ah ! ah ! ah ! s'écria Geoffroy au milieu d'un bruyant éclat de rire, tu es pris dans le piège, mon robuste forestier ; tu es venu bien certainement pour sauver tes amis, car ce sont des coquins de ton espèce qui ont attaqué les croisés. Bien, bien, tu feras un voyage au service de Sa Majesté, si mon couteau ne t'atteint pas au cœur. Comme il a lestement mordu à l'hameçon ! je gagerais ma vie que je le trouverai tout à l'heure sur le rempart de l'est ; ce sera l'occasion de lui payer d'un seul coup tout ce que je lui dois.

Tout en grommelant ainsi, Geoffroy songeait à se faire un mérite de sa vigilance auprès du baron, et en même temps à se venger de Petit-Jean.

Resté seul, notre ami Jean se prit à réfléchir.

– Ce Geoffroy est peut-être un homme, se disait le neveu de sir Guy, il peut avoir de bonnes intentions ; mais je ne crois ni à son honnêteté ni à sa bienveillance. Il n'est pas donné à un personnage aussi infime d'avoir la grandeur d'âme de pardonner, mieux encore de ressentir un sentiment d'intérêt pour un adversaire triomphant ; donc Geoffroy me trompe, je suis évidemment pris dans un filet ; il faut en sortir et veiller au salut de William.

Petit-Jean sortit de la chambre, et, sans autre guide que le hasard, il se dirigea vers une large galerie dont l'extrémité devait probablement le conduire à l'est des remparts.

Après avoir parcouru pendant une bonne demi-heure une enfilade de couloirs et de passages complètement déserts, il se trouva en face d'une porte. Petit-Jean l'ouvrit et aperçut un vieillard, le front penché au-dessus d'un coffre-fort dans lequel il entassait avec soin de petites sacoches remplies de pièces d'or. Absorbé dans les calculs de son opération, il ne s'aperçut pas de l'insolite présence du forestier.

Petit-Jean se demandait en lui-même quelle réponse il devait faire à l'inévitable question du vieillard, lorsque celui-ci, levant la tête, aperçut devant lui son gigantesque visiteur. Une expression de visible épouvante se peignit sur ses traits ; il laissa tomber un des sacs, et l'or, se heurtant contre le plancher, rendit un son qui fit trembler son propriétaire.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il d'une voix tremblante. J'avais donné l'ordre d'interdire l'entrée de mes appartements ; que me voulez-vous ?

– Je suis un ami de Geoffroy ; je désirerais me rendre sur le rempart de l'ouest, et je me suis égaré en chemin.

– Ah ! ah ! s'écria le vieillard, et un étrange sourire entr'ouvrit ses lèvres ; vous êtes un ami de Geoffroy le Fort, du brave Geoffroy ? écoutez-moi, beau forestier, car en vérité vous êtes le plus beau garçon que j'aie jamais vu de ma vie ; voulez-vous échanger votre habit de paysan contre l'uniforme d'un soldat ? Je suis le baron de Fitz-Alwine.

– Ah ! vous êtes le baron de Fitz-Alwine ? s'écria Petit-Jean.

– Oui, et vous vous féliciterez un jour, si vous avez le bon esprit d'accepter ma proposition, d'avoir eu la chance de me rencontrer.

– Quelle proposition ? demanda Petit-Jean.

– Celle d'entrer à mon service.

– Avant de répondre, permettez-moi de vous adresser quelques questions, reprit Petit-Jean tout en allant d'un air fort tranquille fermer à double tour l'entrée de la chambre.

– Que faites-vous, beau forestier ? interrogea le baron saisi d'une soudaine frayeur.

– Je préviens les interruptions discrètes, je mets un obstacle à des visites qui pourraient être gênantes, répondit le jeune homme d'un ton parfaitement calme.

Un éclair de fureur traversa les petits yeux gris du baron.

– Voyez-vous ceci ? demanda le forestier en mettant sous les yeux de Sa Seigneurie une large bande de peau de cerf.

Le vieillard, suffoqué de colère, se contenta de répondre à cette inquiétante demande par un signe affirmatif.

– écoutez-moi avec attention, reprit le jeune homme : j'ai une grâce à vous demander, et, s'il arrive que sous un prétexte quelconque vous refusiez de me l'accorder, je vous pendrai sans miséricorde à la corniche du grand meuble que j'aperçois là-bas. Personne ne viendra à l'appel de vos cris, par la meilleure des raisons : je vous empêcherai de crier. J'ai des armes, une volonté de fer, un courage égal à ma volonté, et je me sens de force à défendre contre vingt soldats l'entrée de cette chambre. De toute manière, comprenez-le bien, vous êtes un homme mort si vous refusez de m'obéir.

– Misérable coquin ! pensait le baron, je te ferai sûrement rouer de coups si je parviens à échapper à ton infernale domination. Que désirez-vous, brave forestier ? demanda Sa Seigneurie d'une voix doucereuse.

– Je veux la liberté...

En ce moment un pas rapide se fit entendre le long du couloir, et un coup violent ébranla le chambranle de la porte. Petit-Jean saisit à sa ceinture un couteau à lame effilée, s'empara du débile vieillard, et lui dit à voix basse et d'un ton menaçant :

– Si vous jetez un cri, si vous dites une parole qui soit dangereuse pour ma sécurité, je vous tue. Demandez quelle est la personne qui frappe.

Le baron épouvanté obéit prestement :

– Qui est là ?

– Monseigneur, c'est moi.

– Qui, toi, imbécile ? souffla Petit-Jean.

– Qui, toi, imbécile ? répéta le baron.

– Geoffroy.

– Que me voulez-vous, Geoffroy ?

– Monseigneur, j'ai à vous annoncer une nouvelle importante.

– Quelle nouvelle ?

– Je tiens en mon pouvoir le chef des coquins qui ont attaqué les vassaux de Votre Seigneurie.

– Ah ! vraiment ! murmura Petit-Jean d'un ton narquois.

– Ah ! vraiment ! murmura le pauvre baron.

– Oui, milord, et si Votre Seigneurie veut bien me le permettre je lui apprendrai à l'aide de quelle ruse je suis parvenu à m'emparer de ce brigand.

– Je suis occupé en ce moment-ci, je ne puis donc vous recevoir ; revenez dans une demi-heure.

Le baron mâcha pour ainsi dire les paroles de cette réponse, qui lui était soufflée par Petit-Jean.

– Dans une demi-heure il sera trop tard, répondit Geoffroy d'un ton de visible mauvaise humeur.

– Obéissez, coquin ! allez-vous-en ; je vous le répète encore, je suis très occupé.

Le baron, anéanti de fureur, eût donné avec joie les sacs d'or enfermés dans son coffre-fort pour avoir la possibilité de retenir Geoffroy et de l'appeler à son aide. Malheureusement ce dernier, forcé d'obéir à l'ordre péremptoire qui venait de lui être donné, s'éloignait aussi rapidement qu'il était venu, et le baron se retrouva seul avec son gigantesque ennemi.

Lorsque le bruit de la marche du soldat se fut perdu dans la profondeur des couloirs, Petit-Jean remit son couteau à sa ceinture et dit à lord Fitz-Alwine :

– Maintenant, sir baron, je vais vous apprendre ce que je désire. La nuit dernière, un combat a eu lieu dans la forêt de Sherwood entre vos soldats revenant de la terre sainte et une compagnie de braves Saxons. Six hommes ont été faits prisonniers : je veux la liberté de ces six hommes, je veux encore que personne ne les accompagne ni les suive ; je redoute l'espionnage, et je vous l'interdis.

– Je consentirais de grand cœur à vous être agréable sur ce point, beau forestier, mais...

–Mais vous ne voulez pas. écoutez, seigneur baron, je n'ai ni le temps de prêter l'oreille à vos fausses paroles ni la patience d'en subir la fatigue. Donnez-moi la liberté de ces pauvres garçons, ou je ne réponds pas de votre vie, même pour un quart d'heure.

– Vous êtes vif, jeune homme. Eh bien ! je vais vous obéir. Voici mon sceau : allez trouver une des sentinelles du rempart, montrez-lui ce cachet, et dites-lui que je vous ai accordé la grâce des coquins... des prisonniers. La sentinelle vous enverra auprès de celui qui a la charge de vos protégés, et aussitôt on vous ouvrira les portes de la salle où je les tiens enfermés ; car ils ne sont point dans les cachots, les vaillants garçons.

– Vos paroles me semblent assez sincères, sir baron, répondit Petit-Jean ; néanmoins je ne me sens pas d'humeur à y ajouter une grande confiance. Ce cachet, cette sentinelle, ce va-et-vient d'un endroit à l'autre, tout cela me paraît si bien embrouillé qu'il me serait impossible d'en sortir avec honneur. En conséquence, vous allez, de gré ou de force, m'accompagner auprès de l'homme qui a la charge de mes amis ; vous lui donnerez l'ordre de les mettre en liberté, puis vous nous laisserez sortir tranquillement de l'enceinte du château.

– Vous doutez de ma parole ? dit le baron d'un air scandalisé.

– Complètement, et j'ajoute que si, par un mot, par un geste, par un signe, vous tentez de me faire tomber dans un piège, je vous plante à l'instant même, et sans crier gare, mon couteau dans le cœur.

Les menaces de Petit-Jean étaient prononcées d'un ton si ferme, sa figure exprimait une résolution si immuable, qu'il n'y avait pas à douter un instant que des paroles au fait il n'y eût que le geste.

Le baron se trouvait dans une situation fort dangereuse, et cela par sa faute. D'habitude, une compagnie d'hommes veillait à sa sécurité, soit auprès de son appartement, soit à portée d'un facile appel. Mais ce jour-là, désireux de rester seul afin de pouvoir ranger secrètement la prodigieuse quantité d'or entassée dans ses coffres (à cette époque il n'existait pas de banquiers), il avait éloigné ses gardes et défendu que, sous aucun prétexte on se permît de pénétrer auprès de lui. Désespérément convaincu de sa solitude, le baron n'osait enfreindre la défense formelle de Petit-Jean, et, la gorge pleine de clameurs épouvantées, il gardait un profond silence. Lord Fitz-Alwine tenait singulièrement à l'existence, et le désir d'aller rejoindre ses ancêtres ne lui était pas encore venu. Cependant il était bien près d'accomplir ce triste voyage, car la lutte qu'il allait entreprendre avec Petit-Jean était pour lui d'un difficile succès : la liberté promise et si impérieusement exigée des jeunes Saxons était un fait irréalisable par la raison que, aux premières heures du jour, enchaînés les uns aux autres, et confiés à la garde d'une vingtaine de soldats, les prisonniers étaient partis pour Londres.

Décimée par les guerres désastreuses de la Normandie, l'armée de Henri II était fort appauvrie, et quoique le royaume fût en pleine paix, Henri II faisait recruter, autant que cela lui était possible, les jeunes gens d'une santé robuste et d'une taille élevée.

Afin de complaire au bon plaisir du roi, les seigneurs suzerains envoyaient à Londres bon nombre de leurs vassaux, et lord Fitz-Alwine n'était revenu à Nottingham que pour y faire choix, parmi ses hommes, d'une troupe digne de prendre rang dans le corps de l'armée. La haute prestance de Petit-Jean, sa mine fière et la vigueur herculéenne de toute sa personne, avaient soudainement inspiré au baron le désir de l'envoyer à Londres. C'était donc avec cette secrète intention qu'il avait proposé au jeune homme d'entrer à son service et d'endosser la cape militaire.

Contraint d'obéir à une nouvelle injonction de Petit-Jean, le baron résolut de lui cacher la vérité, et de l'amener, sous le prétexte d'une visite aux prisonniers, dans un quartier du château où il serait possible d'obtenir de prompts secours.

– Je suis tout disposé à répondre à votre demande, dit-il en quittant son siège.

– Vous avez, je vous l'assure, grandement raison, repartit le jeune homme, et si vous désirez remettre à une époque encore lointaine la visite que vous devez à Satan, hâtons-nous de quitter cette chambre. Ah ! un mot encore, ajouta Petit-Jean.

– Dites, gémit le baron.

– Où est votre fille ?

– Ma fille ! s'exclama Fitz-Alwine au comble de l'étonnement ; ma fille !

– Oui, votre fille, lady Christabel ?

– En vérité, sir forestier, vous m'adressez là une étrange question.

– Qu'importe ! répondez-y franchement.

– Lady Christabel est en Normandie.

– Dans quelle partie de la Normandie ?

– à Rouen.

– Est-ce bien vrai ?

– Parfaitement vrai ; elle habite un couvent de cette ville.

– Qu'est devenu Allan Clare ?

Le visage du baron s'empourpra d'une subite rougeur, ses dents, pressées sous ses lèvres frémissantes, étouffèrent un cri de rage, et il attacha sur le jeune homme un regard d'indicible colère. Jean, qui dominait de toute sa taille son faible ennemi, répéta lentement sa question :

– Qu'est devenu Allan Clare ?

– Je ne sais pas.

– Mensonge ! s'écria Petit-Jean, mensonge ! Il nous a quittés depuis six ans pour suivre lady Christabel et je suis certain que vous savez ce qu'est devenu ce malheureux jeune homme. Où est-il ?

– Je ne le sais pas.

– Ne l'avez-vous donc pas vu pendant le cours de ces six années ?

– Je l'ai vu, l'obstiné misérable !...

– Pas d'injures, s'il vous plaît, seigneur baron. Où l'avez-vous vu ?

– La première rencontre qui a eu lieu entre nous, reprit lord Fitz-Alwine d'un ton amer, s'est passée dans un endroit qui devait être interdit à ce vagabond sans pudeur. Je l'ai trouvé dans l'appartement de ma fille, je l'ai trouvé aux genoux de lady Christabel. Le soir même, ma fille entrait dans un couvent ; le lendemain il eut l'audace de se présenter devant moi et de me demander la main de ma fille. Je le fis mettre dehors par mes hommes ; depuis cette époque je ne l'ai pas revu, mais j'ai appris dernièrement qu'il était entré au service du roi de France.

– De son propre gré ? demanda Jean.

– Oui, afin de remplir les conditions d'un traité fait entre nous.

– Quel traité ? à quoi s'est engagé Allan ? que lui avez-vous promis ?

– Il s'est engagé à rétablir sa fortune, à rentrer en possession de ses terres, mises sous le séquestre à cause du dévouement de son père pour Thomas Becket. Je lui ai promis la main de ma fille si pendant sept ans il reste éloigné d'elle et ne cherche pas à la voir. S'il manque à sa parole, je disposerai de lady Christabel comme bon me semblera.

– à quelle date remonte cet engagement ?

– Il existe depuis trois ans.

– C'est bien. Maintenant occupons-nous des prisonniers. Allons les mettre en liberté.

La poitrine du baron renfermait un véritable volcan ; elle brûlait, néanmoins son pâle visage ne révélait rien des sinistres projets qui occupaient son esprit. Avant de suivre Petit-Jean, il ferma à double tour sa précieuse caisse, s'assura qu'il ne laissait aucune trace révélatrice de ses riches trésors, et dit au jeune homme d'un ton bénin :

– Venez, vaillant Saxon.

Petit-Jean n'était pas homme à suivre aveuglément l'itinéraire que choisirait le baron, et il lui fut facile de s'apercevoir que lord Fitz-Alwine s'engageait dans une direction opposée à celle qu'il fallait prendre pour gagner les remparts.

– Sir baron, dit-il, en mettant sa robuste main sur l'épaule du vieillard, vous choisissez un chemin qui nous éloigne de notre but.

– Comment le savez-vous ? demanda le baron.

– Parce que les prisonniers sont enfermés dans les cachots du rempart.

– Qui vous a donné ce renseignement ?

– Geoffroy.

– Ah ! le coquin !

– Oui, c'est un coquin ; car, non content de me dire dans quelle partie du château se trouvent mes amis, il m'a encore indiqué un moyen pour les faire évader.

– En vérité ! s'écria le baron. Je n'oublierai pas de lui donner la récompense de ses bons offices. Mais, tout en me trahissant, il se jouait de votre crédulité : les prisonniers ne sont pas dans cette partie du château.

– C'est possible, mais je désire m'en assurer en votre compagnie.

Au-dessous de la galerie dans laquelle se trouvaient nos deux personnages se fit tout à coup entendre le bruit d'une marche qui révélait le pas de plusieurs hommes. Un escalier seulement séparait lord Fitz-Alwine de ce secours providentiel ; aussitôt, profitant de l'inattention du forestier, occupé à se rendre compte de l'endroit où allaient aboutir les profondeurs de cette galerie, il s'élança avec une agilité extraordinaire pour son âge vers la porte dont l'ouverture plongeait sur l'escalier. Arrivé là, et au moment où il allait descendre les marches quatre à quatre, il sentit une main de fer se cramponner à son épaule. Le malheureux vieillard jeta un cri strident et se précipita le long des degrés. Impassible, et se contentant d'allonger le pas, Petit-Jean suivit le baron dont la course insensée devenait de minute en minute plus vive et plus rapide. Entraîné par l'espoir de rencontrer du secours, le baron poursuivait follement sa course, jetant des cris, appelant à l'aide. Mais ces cris entrecoupés restaient sans écho et se perdaient dans l'immense solitude des galeries. Enfin, après un quart d'heure de cette fuite étrange, le baron atteignit une porte ; il la repoussa avec une si grande vigueur que les deux battants s'ouvrirent, et il alla tomber éperdu dans les bras d'un homme qui s'était élancé au-devant de lui.

– Sauvez-moi ! sauvez-moi ! au meurtre ! s'écriait le baron ; saisissez-le ! tuez-le ! Et, en achevant de vociférer ces clameurs furieuses, lord Fitz-Alwine, à bout de forces, glissa des mains qui essayaient de le soutenir, et tomba de tout son long sur le plancher.

– Arrière ! cria Petit-Jean qui cherchait à repousser le protecteur du baron ; arrière !

– Eh bien ! Petit-Jean, dit une voix connue, est-ce que la colère vous aveugle à ce point que vous méconnaissiez vos amis ?

Petit-Jean jeta un cri de surprise.

– Comment ! c'est vous, Robin ? Vive Dieu ! voilà un hasard dont ce traître aura grandement à se féliciter ; car sans vous, je le jure, il était arrivé à sa dernière heure.

– Qui est donc ce malheureux que vous poursuivez ainsi, mon brave Jean ?

– Le baron Fitz-Alwine ! souffla Halbert à l'oreille de Robin, tout en cherchant à se dissimuler derrière le jeune homme.

– Le baron Fitz-Alwine ! s'écria Robin ; je suis vraiment enchanté de cette rencontre, elle va me permettre de lui adresser quelques questions de la plus haute importance pour des personnes que j'aime.

– Vous pouvez vous épargner la peine d'interroger Sa Seigneurie, répondit Petit-Jean ; j'ai appris d'elle tout ce que je désirais savoir, d'abord sur le sort d'Allan Clare, ensuite sur la situation de nos amis ; ils sont enfermés ici, et il me conduisait à leur cachot afin de les mettre en liberté ; ou, pour mieux dire, le traître faisait semblant de m'y conduire, car il a profité d'une minute d'inattention pour chercher à fuir.

Le regret de n'avoir pu réussir arracha au baron un gémissement lugubre.

– En vous promettant la mise en liberté de nos amis, il vous trompait, mon brave Jean : les chers garçons s'acheminaient vers Londres tandis que nous déjeunions à l'auberge.

– C'est impossible ! s'exclama Petit-Jean.

– C'est parfaitement vrai, répondit Robin Hood ; Hal vient de l'apprendre, et nous étions à votre recherche afin de vous faire sortir de l'antre du lion.

En entendant prononcer le nom d'Halbert, le baron releva la tête, jeta un regard furtif vers le jeune homme, et, entièrement édifié sur la fidélité de son guide, il reprit sa position de vaincu, grommelant en lui-même mille imprécations contre le pauvre Hal.

Le mouvement du baron n'avait pas échappé à l'attention inquiète d'Halbert.

– Robin, dit-il, Sa Seigneurie vient de me jeter un coup d'œil qui ne me promet pas de grandes récompenses pour l'amitié que je vous porte.

– Non, en vérité, murmura sourdement lord Fitz-Alwine et je n'oublierai pas ta traîtrise.

– Eh bien, mon cher Hal, répondit Robin, puisque votre séjour ici est devenu impossible, puisque notre présence au château est devenue inutile, allons-nous-en de compagnie.

– Attendez, ajouta Petit-Jean, je crois rendre un très grand service à tout le comté en le débarrassant à jamais de l'impérieuse domination de ce Normand maudit. Je vais l'expédier à Satan.

Cette menace fit bondir le baron, qui en un instant se dressa sur ses maigres jambes.

Hal et Robin allèrent fermer les portes.

– Bon forestier, murmura le vieillard, honnête archer, mon cher petit Hal, ne vous montrez pas sans pitié ! je suis innocent du malheur qui est arrivé à vos amis : ils ont attaqué mes hommes, mes hommes se sont défendus ; n'est-ce pas bien naturel ? Les braves garçons tombés entre mes mains, au lieu d'être pendus comme ils dev... comme ils méri... je veux dire comme ils auraient dû s'y attendre, ont été épargnés et envoyés à Londres. Je ne savais pas que vous dussiez venir aujourd'hui me demander leur liberté ; si j'en avais été prévenu, bien certainement les bons garçons... n'auraient à l'heure présente plus rien à désirer. Réfléchissez ; au lieu de vous mettre en colère, soyez des juges et non des bourreaux. Je vous jure de demander la grâce de vos amis. Je vous jure encore de pardonner à Halbert l'indi... la légèreté de sa conduite, et de lui conserver la bonne place qu'il occupe près de moi.

Tout en parlant, le baron prêtait l'oreille au moindre bruit, espérant, mais en vain, un secours qui ne lui venait pas.

– Baron Fitz-Alwine, dit gravement Petit-Jean, je dois agir selon les lois qui régissent nos forêts : vous allez mourir.

– Non ! non ! sanglota Sa Seigneurie.

– écoutez, je vous prie, sir baron. Je parle sans colère. Il y a six ans, vous avez fait brûler la maison de ce jeune homme ; sa mère a été tuée par un de vos soldats, sur le corps de cette pauvre femme nous avons juré de punir son meurtrier.

– Ayez pitié de moi ! gémit le vieillard.

– Petit-Jean, dit Robin, épargnez cet homme en faveur de l'angélique créature qui lui donne le nom de père. Milord, ajouta Robin en se tournant vers le baron, promettez-moi d'accorder à Allan Clare la main de celle qu'il aime, et vous aurez la vie sauve.

– Je vous le promets, sir forestier.

– Tiendrez-vous votre parole ? demanda Petit-Jean.

– Oui.

– Laissez-le vivre, Jean ; le serment qu'il vient de vous faire est enregistré au ciel ; s'il y manque, il vouera son âme à une damnation éternelle.

– Je crois que c'est déjà fait, mon ami, répondit Jean, et je ne puis me résigner à lui voir accorder ainsi grâce entière.

– Ne vous apercevez-vous donc pas qu'il est déjà à moitié mort de peur ?

– Oui, oui ; mais à peine serons-nous à cent pas d'ici qu'il nous fera poursuivre par toute sa troupe. Il nous faut mettre un obstacle à ce dangereux dénouement.

– Enfermons-le dans cette chambre, dit Hal.

Lord Fitz-Alwine lança au jeune homme un regard chargé de haine.

– C'est cela, repartit Robin.

– Et les cris qu'il poussera une fois seul ? et le tapage qu'il fera ? y songez-vous.

– Alors, dit Robin, attachez-le sur un siège, avec la bande de peau de cerf qui entoure votre ceinture, et bâillonnez-le avec le manche de son propre poignard.

Petit-Jean s'empara du baron, qui n'osa point se défendre, et le lia fortement au dossier du fauteuil.

Cette précaution prise, les trois jeunes gens gagnèrent en toute hâte la cour du pont-levis, et le gardien, qui était un ami de Hal, ne fit aucune difficulté pour le laisser passer.

Tandis que nos amis se dirigeaient rapidement vers la demeure de Grâce May, Geoffroy, exaspéré par l'impatience, montait à l'appartement du baron.

Arrivé devant la porte, il frappa d'abord un coup très léger ; puis, ne recevant pas de réponse, il heurta plus fortement ; personne ne répondit. Effrayé de ce silence, Geoffroy appela le baron ; mais l'écho de sa propre voix lui répondit seul. Alors, à l'aide de sa puissante épaule, il enfonça la porte.

La chambre était vide.

Geoffroy parcourut les salles, les couloirs, les passages, les galeries, criant de toutes ses forces :

– Monseigneur ! monseigneur ! où donc êtes-vous ?

Enfin, après une longue recherche, Geoffroy eut le plaisir de se trouver en présence de son maître.

– Milord ! seigneur ! qu'est-il arrivé ? s'exclama Geoffroy tout en déliant le baron.

Celui-ci, pâle de rage, répondit d'un ton furieux :

– Faites lever le pont-levis, ne laissez sortir personne, fouillez le château, trouvez un grand coquin de forestier qui s'y cache, liez-le, apportez-le moi ; faites pendre Hal. Allez donc, imbécile ! mais allez donc !

Le baron, épuisé de fatigue, se traîna vers sa chambre, et Geoffroy, le cœur gonflé du séduisant espoir de s'emparer de Petit-Jean, alla donner les ordres multiples qu'il venait de recevoir.

Une heure après, et tandis qu'on bouleversait le château pour y découvrir Petit-Jean, Hal, qui avait fait ses adieux à la jolie Grâce May, traversait avec ses amis la forêt de Sherwood, dans la direction de Gamwell.

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