Robin Hood le proscrit Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XIII


Avant de s'éloigner, peut-être pour toujours, de l'antique forêt qui lui avait servi d'asile, Robin Hood éprouva un regret si vif du passé, une appréhension de l'avenir si peu en harmonie avec la perspective que lui avaient fait entrevoir les généreuses promesses de Richard, qu'il résolut d'attendre sous l'abri protecteur de sa demeure de feuillage le résultat définitif des engagements contractés par le roi d'Angleterre.

Ce fut pour Robin une heureuse détermination que celle qui le retint à Sherwood, car le sacre de Richard, qui eut lieu à Winchester peu de temps après son retour à Londres, absorba si bien les esprits, qu'il rendit inopportune toute démarche tendant à rappeler les droits reconnus, mais non proclamés, du jeune comte de Huntingdon.

Les fêtes du couronnement terminées, Richard partit pour le continent, où l'appelait un vif désir de vengeance contre Philippe de France, et confiant en la parole donnée par ses conseillers, il leur laissa le soin de rétablir la fortune du brave Robin Hood.

Le baron de Broughton (l'abbé de Ramsey), qui jouissait toujours des biens de la famille de Huntingdon, mit en œuvre tout son crédit et les ressources de son immense fortune, pour retarder l'exécution du décret rendu par Richard en faveur du véritable héritier des titres et du domaine de ce riche comté ; mais, tout en se ménageant des protecteurs et des amis, le prudent baron ne tentait pas de s'opposer ouvertement aux actes émis par la volonté de Richard, il se contentait de demander du temps, de combler le chancelier des plus riches cadeaux, et d'en arriver ainsi à se maintenir dans la tranquille possession du patrimoine qu'il avait usurpé.

Pendant que Richard se battait en Normandie, pendant que l'abbé de Ramsey gagnait à sa cause la chancellerie tout entière, Robin Hood attendait avec confiance le message qui devait lui apprendre son entrée en possession de la fortune de son père.

Onze mois de passive attente affaiblirent la robuste patience du jeune homme ; il s'arma de courage et, fort de la bienveillance que lui avait témoignée le roi à son passage à Nottingham, il adressa une requête à Hubert Walter, archevêque de Cantorbéry, gardien des sceaux d'Angleterre et grand justicier du royaume. La demande de Robin Hood parvint à sa destination, l'archevêque en prit connaissance ; mais si cette demande si juste ne fut pas ouvertement repoussée, elle resta sans réponse et fut considérée comme non avenue.

Le mauvais vouloir de ceux qui s'étaient fait fort de rendre à Robin Hood les biens de sa maison se manifestait par cette inertie, et le jeune homme devina sans peine qu'une lutte s'engageait sourdement contre lui. Par malheur, l'abbé de Ramsey, devenu baron de Broughton, comte de Huntingdon, était un adversaire trop redoutable pour qu'il fût possible, en l'absence de Richard, de tenter contre lui la moindre représaille. Aussi Robin résolut-il de fermer les yeux sur les injustices dont il était la victime, et d'attendre sagement le retour du roi d'Angleterre.

Cette décision prise, Robin Hood envoya un second message au grand justicier. Il lui témoigna un vif mécontentement de la visible protection qu'il accordait à l'abbé de Ramsey, et lui déclara que, tout en espérant une prompte justice de Richard à sa rentrée en Angleterre, il se remettait à la tête de sa bande et continuerait de vivre, comme par le passé, dans la forêt de Sherwood.

Hubert Walter n'accorda aucune attention apparente à la seconde missive de Robin ; mais, tout en prenant de sévères mesures pour rétablir l'ordre et la tranquillité par toute l'Angleterre, tout en détruisant les nombreuses bandes d'hommes rassemblées dans les différentes parties du royaume, l'archevêque laissa en repos le protégé de Richard et ses joyeux compagnons.

Quatre années s'écoulèrent dans le calme trompeur qui précède les orages du ciel et les bouleversements révolutionnaires. Un matin, la nouvelle de la mort de Richard tomba comme la foudre sur le royaume d'Angleterre et jeta l'épouvante dans tous les cœurs. L'avènement au trône du prince Jean, qui semblait avoir pris à tâche de soulever contre lui une haine universelle, fut le signal d'une série de crimes et de honteuses violences.

Pendant le cours de cette désastreuse période, l'abbé de Ramsey traversa, accompagné d'une suite nombreuse, la forêt de Sherwood pour se rendre à York, et fut arrêté par Robin. Fait prisonnier, ainsi que son escorte, l'abbé ne put obtenir sa liberté qu'au prix d'une rançon considérable. Il paya, tout en maugréant, tout en se promettant une éclatante revanche, et cette revanche ne se fit pas attendre.

L'abbé de Ramsey s'adressa au roi et Jean, qui avait, à cette époque, grandement besoin de l'appui de la noblesse, prêta l'oreille aux plaintes du baron et envoya, séance tenante, une centaine d'hommes commandés par sir William de Gray, frère aîné de Jean Gray, favori du roi, à la poursuite de Robin Hood, avec ordre de tailler en morceaux la bande tout entière.

Le chevalier de Gray, qui était normand, exécrait les Saxons, et mû par ce sentiment de haine, il jura de déposer bientôt aux pieds de l'abbé de Ramsey la tête de son impudent adversaire.

La soudaine arrivée d'une compagnie de soldats revêtus de cottes de mailles et à l'extérieur belliqueux, jeta une panique générale dans la petite ville de Nottingham ; mais lorsque l'on apprit d'elle que le but de sa marche était la forêt de Sherwood et l'extermination de la bande de Robin, la terreur fit place au mécontentement, et quelques hommes dévoués aux proscrits coururent les avertir du malheur qui allait fondre sur eux.

Robin Hood reçut la nouvelle en homme qui se tient sur ses gardes et qui attend d'un moment à l'autre les représailles d'un ennemi cruellement offensé, et il ne mit pas un seul instant en doute la coopération que l'abbé de Ramsey avait prise à cette rapide expédition. Robin réunit ses hommes et les prépara à opposer à l'attaque des Normands une vigoureuse défense, puis il envoya sur-le-champ, à la rencontre de ses ennemis, un habile archer qui, déguisé en paysan, devait s'offrir aux soldats pour les conduire à l'arbre connu de tout le comté comme étant le point de ralliement à la bande des joyeux hommes.

Cette ruse si simple, et qui avait déjà rendu à Robin de très grands services, réussit complètement une fois encore, et le chevalier de Gray accepta sans défiance les offres de l'envoyé de Robin. Le complaisant forestier se mit donc à la tête de la troupe, et il la promena à travers les buissons, les halliers et les ronces pendant trois heures, sans paraître s'apercevoir que les cottes de mailles rendaient la marche fort difficile aux malheureux soldats. Enfin, lorsque ceux-ci furent accablés du poids écrasant de leur armure, lorsqu'ils furent anéantis de fatigue, le guide les conduisit, non à l'arbre du Rendez-Vous, mais au centre d'une vaste clairière entourée d'ormes, de hêtres et de chênes séculaires. Sur cet emplacement, dont le terrain était couvert d'un gazon aussi frais et aussi uni que l'est celui d'une pelouse devant la porte d'un château, se tenait, les uns debout, les autres couchés, la bande entière des joyeux hommes.

La vue de l'ennemi en apparence désarmé ranima les forces des soldats ; sans songer au guide, qui s'était déjà glissé dans les rangs des outlaws, ils jetèrent un cri de triomphe et s'élancèrent impétueusement à la rencontre des forestiers. à la grande surprise des Normands, les joyeux hommes quittèrent à peine la pose nonchalante qu'ils avaient prise, et presque sans changer de place, ils levèrent au-dessus de leurs têtes leurs immenses bâtons et les firent tournoyer en éclatant de rire.

Exaspérés par ce dérisoire accueil, les soldats se jetèrent confusément l'épée à la main sur les forestiers, et ceux-ci, sans manifester la moindre émotion, courbèrent les unes après les autres les armes menaçantes sous de formidables coups de bâton : puis, avec une rapidité étourdissante, ils sanglèrent de coups mortels la tête et les épaules des Normands. Le bruit sourd que rendaient les cottes de mailles et les casques se mêlait aux cris des soldats terrassés, aux clameurs des yeomen, qui semblaient non défendre leur vie, mais exercer leur adresse contre des corps inertes.

Sir William de Gray, qui dirigeait les mouvements des soldats, voyait avec rage tomber autour de lui la meilleure partie de sa troupe, et il maudissait de tout son cœur l'idée qu'il avait eue de revêtir ses soldats d'un accoutrement aussi lourd. L'adresse et l'agilité du corps étaient les premiers éléments d'une victoire déjà si incertaine dans un combat livré à des hommes d'une force prodigieuse, et les Normands pouvaient à peine se mouvoir sans la fatigue d'un grand effort.

Effrayé du résultat probable d'une déroute complète, le chevalier fit suspendre le combat et, grâce à la générosité de Robin, il put ramener à Nottingham les débris de sa troupe.

Il va sans dire que le reconnaissant chevalier se promettait in petto de recommencer l'attaque dès le lendemain avec des hommes plus légèrement vêtus que ne l'étaient les Normands amenés de Londres.

Robin Hood, qui avait deviné les intentions hostiles de sir Gray, rangea ses hommes en ordre de bataille dans le même endroit où avait eu lieu le combat de la veille, et attendit tranquillement l'apparition des soldats qui avaient été rencontrés, à deux milles de l'arbre du Rendez-Vous, par un des forestiers envoyés en batteurs d'estrade, dans les différentes parties de la forêt avoisinant Nottingham.

Cette fois-ci, les Normands avaient endossé le léger costume des archers ; ils étaient armés d'arcs, de flèches, de petites épées et de boucliers.

Robin Hood et ses hommes étaient à leur poste depuis une heure environ et les soldats attendus ne paraissaient pas. Le jeune homme commençait à croire que ses ennemis avaient changé d'avis, lorsqu'un archer accourut en toute hâte, d'un poste où il avait été placé en sentinelle, annoncer à Robin que les Normands, égarés en route, marchaient directement vers l'arbre du Rendez-Vous, où les femmes s'étaient rassemblées par ordre de Robin.

Cette nouvelle frappa Robin d'un pressentiment funeste ; il devint très pâle et dit à ses hommes :

– Courons au-devant des Normands, il faut les arrêter en chemin ; malheur à eux et à nous s'ils arrivent auprès de nos femmes !

Les forestiers s'élancèrent comme un seul homme du côté de la route suivie par les soldats, se promettant de leur barrer le chemin ou de gagner avant eux l'arbre du Rendez-Vous ; mais les soldats avaient déjà une avance trop considérable pour qu'il fût possible de les arrêter ou même d'aller assez vite pour prévenir quelque effroyable malheur. Les mœurs, ou pour mieux dire le dérèglement de cette époque de barbarie, faisaient craindre à Robin et à ses compagnons les cruelles représailles d'une réunion de femmes complètement isolées.

Les Normands atteignirent bientôt l'arbre du Rendez-Vous. à leur vue, les femmes se levèrent épouvantées, jetèrent des cris de terreur et s'enfuirent éperdues dans toutes les directions qui se trouvaient ouvertes devant elles. Sir William jugea d'un coup d'œil tout le parti que sa haine contre les Saxons pouvait tirer de l'abandon et de la faiblesse de leurs craintives compagnes ; il résolut de s'emparer d'elles et de se venger par leur mort du mauvais succès de sa première attaque contre Robin Hood.

Sur l'ordre de leur chef, les soldats firent halte, et sir William suivit de l'œil pendant une seconde les mouvements tumultueux des pauvres effrayées. Une d'elles courait en avant, et ses compagnes tentaient à la fois de la rejoindre et de protéger sa fuite, Cette visible sollicitude fit comprendre au Normand la supériorité de celle qui dirigeait la marche : il pensa aussitôt qu'il serait de bonne guerre de la frapper la première : il prit son arc ; y mit une flèche et visa froidement. Le chevalier était bon tireur ; la malheureuse femme, atteinte entre les deux épaules, tomba ensanglantée au milieu de ses compagnons, qui, sans songer à leur propre salut, s'agenouillèrent autour d'elle en poussant des cris déchirants.

Un homme avait vu le geste homicide du misérable Normand, un homme avait, espérant prévenir le coup funeste, visé le chevalier au front. La flèche de cet homme atteignit son but, mais trop tard ; car sir William avait tiré Marianne avant de mourir de la main de Robin Hood.

– Lady Marianne a été frappée ! mortellement frappée ! Cette terrible nouvelle vola de bouche en bouche ; elle fit monter les larmes aux yeux de tous ces braves Saxons qui aimaient leur jeune reine avec une tendresse sans bornes. Quant à Robin, sa douleur tenait du délire ; il ne parlait pas, il ne pleurait pas, il se battait, Petit-Jean et lui bondissaient comme des tigres altérés de carnage autour des Normands, et ils semaient la mort dans leurs rangs sans jeter un cri, sans desserrer leurs lèvres pâles ; leurs bras agiles semblaient doués d'une force surhumaine : ils vengeaient Marianne, et ils la vengeaient cruellement !

Ce sanglant combat dura deux heures ; les Normands furent taillés en pièces et n'obtinrent ni grâce ni merci ; un soldat parvint seul à fuir, et alla raconter au frère de sir William de Gray le dénouement fatal de l'expédition.

Marianne avait été transportée dans une clairière éloignée du champ de bataille, et Robin trouva Maude tout en pleurs essayant, mais en vain, d'arrêter le sang qui s'échappait à flots d'une affreuse blessure.

Robin se jeta à genoux auprès de Marianne ; le cœur du jeune homme était gonflé d'angoisse ; il ne pouvait ni parler ni faire un mouvement, et une sorte de râle soulevait sa poitrine ; il étouffait.

à l'approche de Robin, Marianne avait ouvert les yeux et avait tourné vers lui un tendre regard.

– Tu n'es pas blessé, n'est-ce pas, mon ami ? demanda la jeune femme d'une voix faible et après une seconde de muette contemplation.

– Non, non, murmura Robin, qui pouvait à peine desserrer les dents.

– Que la sainte Vierge soit bénie ! ajouta Marianne en souriant ; j'ai prié pour toi Notre chère Dame et elle a exaucé ma prière. Ce terrible combat est-il terminé, cher Robin ?

– Oui, chère Marianne ; nos ennemis ont disparu, ils ne reviendront plus... Mais parlons de toi, pensons à toi, tu es... je... sainte mère de Dieu ! s'écria Robin, cette douleur est au-dessus de mes forces !

– Allons ! du courage, mon cher, mon bien-aimé Robin ; lève la tête, regarde-moi, dit Marianne en essayant encore de sourire ; ma blessure est peu profonde, elle guérira ; la flèche a été retirée. Tu sais bien, mon ami, que si j'avais quelque chose à craindre, je serais la première à m'apercevoir que mon heure est venue... Voyons, regarde-moi, cher Robin.

En parlant ainsi, Marianne essayait d'attirer à elle la tête de Robin ; mais cet effort épuisa ses dernières forces, et, lorsque le jeune homme leva ses yeux en pleurs sur la pauvre blessée, elle était évanouie.

Marianne revint bientôt à elle, et après avoir doucement consolé son mari, elle manifesta le désir de prendre quelques instants de repos, et tomba bientôt dans un profond sommeil.

Dès que Marianne fut endormie sur le lit de mousse ombragé de feuillage, qui lui avait été arrangé par ses compagnons, Robin Hood alla s'informer de l'état de sa troupe. Il trouva Jean, Will écarlate et Much occupés à soigner les blessés et à faire enterrer les morts. Le nombre des blessés était peu considérable, car il se réduisait à une dizaine d'hommes dangereusement atteints, et il n'y avait pas une seule mort à déplorer parmi les outlaws. Quant aux Normands, comme on le sait, ils avaient vécu, et plusieurs grandes fosses creusées aux coins de la clairière devaient leur servir de sépulcre.

En se réveillant, après trois heures d'un profond sommeil, Marianne trouva son mari auprès d'elle, et l'angélique créature, voulant encore donner quelque espoir consolateur à celui qui l'aimait d'un si tendre amour, se prit doucement à dire qu'elle ne ressentait aucune faiblesse, et que sa guérison était prochaine.

Marianne souffrait, Marianne éprouvait un accablement mortel, et elle savait qu'il n'y avait plus rien à espérer ; mais l'angoisse de Robin déchirait son âme, et elle cherchait à adoucir autant qu'il était en son pouvoir de le faire, le coup funeste dont il allait bientôt être frappé.

Dès le lendemain, le mal empira, l'inflammation se mit dans la plaie, et tout espoir de guérison dut s'évanouir même dans le cœur de Robin.

– Cher Robin, dit Marianne en posant ses mains brûlantes dans les mains de son mari, ma dernière heure approche, le moment de notre séparation sera cruel, mais non impossible à supporter pour deux êtres qui ont foi en la toute-puissance d'un Dieu de miséricorde et de bonté.

– ô Marianne, ma bien-aimée Marianne ! s'écria Robin en éclatant en sanglots ; la sainte Vierge nous a-t-elle donc abandonnés à ce point qu'elle puisse permettre l'anéantissement de nos cœurs ; je mourrai de ta mort, Marianne, car il me sera impossible de vivre sans toi.

– La religion et le devoir seront les appuis de ta faiblesse, mon bien-aimé Robin, reprit tendrement la jeune femme ; tu te résigneras à subir le malheur qui nous accable, parce qu'il t'aura été imposé par un décret du ciel, et tu vivras, sinon heureux, du moins calme et fort au milieu des hommes dont le bonheur repose sur ta vie. Je vais donc te quitter, ami ; mais, avant de fermer mes regards à la lumière du jour, laisse-moi te dire combien je t'aime, combien je t'ai aimé. Si la reconnaissance qui remplit tout mon être pouvait revêtir une forme visible, tu comprendrais la force et l'étendue d'un sentiment qui n'a d'égal que mon amour. Je t'ai aimé, Robin, avec le confiant abandon d'un cœur dévoué ; je t'ai consacré ma vie en demandant à Dieu de m'accorder le don de toujours te plaire.

– Et Dieu t'a accordé ce don, chère Marianne, dit Robin en essayant de modérer l'effervescence de sa douleur ; car je puis te dire à mon tour que, seule, tu as occupé mon cœur, que, présente à mes côtés ou éloignée de moi, tu as toujours été mon unique espérance, ma plus douce consolation.

– Si le ciel nous avait permis de vieillir l'un auprès de l'autre, cher Robin, reprit Marianne ; s'il nous avait accordé une longue suite de jours heureux, la séparation serait plus cruelle encore, puisque tu aurais moins de force pour en supporter la poignante douleur. Mais nous sommes jeunes tous deux, et je te laisse seul à une époque de la vie où la solitude se comble par les souvenirs, peut-être aussi par l'espérance... Prends-moi dans tes bras, cher Robin ; c'est cela... laisse-moi appuyer maintenant ma tête contre la tienne. Je veux caresser ton oreille de mes dernières paroles ; je veux que mon âme s'envole légère et souriante ; je veux exhaler sur ton cœur mon dernier soupir...

– Ma bien-aimée Marianne, ne parle pas ainsi ! s'écria Robin d'une voix déchirante. Je ne puis entendre prononcer par tes lèvres ce mot funeste de séparation. ô sainte mère de Dieu ! sainte protectrice des affligés ! toi qui as toujours exaucé mes humbles prières ! accorde-moi la vie de celle que j'aime, accorde-moi la vie de ma femme ; je t'en prie, je t'en supplie les mains jointes et à deux genoux !

Et Robin, le visage couvert de larmes, étendait vers le ciel ses mains suppliantes.

– Tu adresses à la divine mère du Sauveur des hommes une inutile prière, cher bien-aimé, dit Marianne en appuyant son front pâli sur l'épaule de Robin. Mes jours, que dis-je, mes heures sont comptées. Dieu m'a envoyé un rêve pour m'en avertir !

– Un rêve ! Que veux-tu dire, chère enfant ?

– Oui, un rêve ; écoute-moi. Je t'ai vu, entouré de tes joyeux hommes, dans une vaste clairière de la forêt de Sherwood. Tu donnais sans doute une fête à tes braves compagnons, car les arbres du vieux bois étaient enlacés de guirlandes de roses et des banderoles de pourpre se gonflaient joyeusement sous le souffle parfumé de la brise. J'étais assise auprès de toi, je tenais une de tes mains pressée entre les miennes et je me sentais le cœur envahi par un sentiment d'indicible joie, lorsqu'un étranger au visage pâle et aux vêtements noirs se plaça devant nous, et de la main, me fit signe de le suivre. Je me levai malgré moi, malgré moi encore je répondis au singulier appel du sombre visiteur. Néanmoins, avant de m'éloigner, j'interrogeai tes yeux, car ma bouche ne pouvait laisser échapper même un soupir de ma poitrine gonflée d'angoisses : ton regard souriant et calme rencontra le mien ; je te montrai l'inconnu, tu tournas la tête vers lui et tu souris encore ; je te fis comprendre qu'il m'emmenait loin de toi ; une légère pâleur se répandit sur ton visage, mais le sourire ne quittait pas tes lèvres. J'étais désespérée, un tremblement convulsif s'empara de moi et je me pris à sangloter la tête dans mes mains.

» L'inconnu m'entraînait toujours. Lorsque nous nous trouvâmes à quelques pas de la clairière, une femme voilée se présenta devant nous ; l'inconnu se retira en arrière, et cette femme, soulevant le voile qui me cachait ses traits, me montra le doux visage de ma mère.

» Je jetai un cri, et tremblante de surprise, de bonheur et d'effroi, je tendis les bras vers ma mère.

» – Chère enfant, me dit-elle d'une voix tendre et mélodieuse, ne pleure pas, subis avec la résignation d'une âme chrétienne la destinée commune à tous les mortels. Meurs en paix et abandonne sans douleur un monde qui n'a à t'offrir que de vains plaisirs et d'éphémères joies. Il existe au-delà de la terre un séjour de béatitude, infinie, viens l'habiter avec moi ; mais avant de me suivre, regarde ! – En achevant ces mots, ma mère passa sur mon front sa main blanche et froide comme une main de marbre. à ce contact, mon regard, obscurci par les larmes, se dégagea de ses voiles, et je vis autour de moi un cercle resplendissant de jeunes filles, mais d'une beauté surhumaine, et sur leurs figures éclatantes de fraîcheur s'épanouissait un divin sourire. Elles ne parlaient pas, elles me regardaient et semblaient me faire comprendre que je devais me trouver heureuse de venir augmenter leur nombre. Tandis que j'admirais mes futures compagnes, ma mère s'inclinait vers moi et me disait tendrement :

» – Chère fille de mon cœur, regarde, regarde encore.

» J'obéis à la douce injonction de ma mère, Tout autour de moi s'étendait un immense parterre de fleurs odoriférantes, des arbres surchargés de fruits allongeaient leurs branches sur un épais gazon, et les pommes vermeilles, les poires à la teinte dorée, se cachaient ensemble sous les touffes d'une herbe fleurie de blanches pâquerettes. Un parfum suave se répandait dans l'air, et une multitude d'oiseaux aux couleurs multicolores voltigeaient en chantant dans cette atmosphère embaumée. J'étais ravie ; mon cœur si gonflé de chagrin se dilatait doucement, et ma mère, souriante de ma joie, me dit encore avec une expression de caressante tendresse :

» – Regarde, chère enfant, regarde.

» Un bruit de pas légers se fit entendre derrière moi. Ce bruit à peine perceptible, résonna à mon oreille comme une harmonie, et sans me rendre compte de la sensation qui redoublait les battements de mon cœur, je me retournai.

» Oh ! alors, Robin, mon bonheur fut au comble, car je te vis, tu traversais en courant les allées du parterre, tu venais à moi, les yeux brillants, les bras étendus.

» – Robin ! Robin ! m'écriai-je en faisant un effort pour m'élancer vers toi.

» Ma mère me retint.

» – Il va venir, me dit-elle. Il vient, le voilà.

» Et, prenant nos deux mains, elle les joignit ensemble, me baisa au front et nous dit :

» – Mes enfants, vous êtes où le bonheur est éternel, où l'amour n'a jamais de fin, vous êtes dans le séjour des élus ; soyez heureux !

» La fin de mon rêve échappe à ma mémoire, cher Robin, reprit Marianne après un court silence. Je me suis réveillée et j'ai compris que le ciel m'envoyait un avertissement et une espérance. Je dois te quitter pour de longues années, sans doute, mais non pour toujours ; Dieu nous réunira dans la bienheureuse éternité de l'autre monde. »

– Chère, chère Marianne !

– Mon bien-aimé, continua la jeune femme, je sens que mes dernières forces s'épuisent ; laisse reposer ma tête sur ton cœur, entoure-moi de tes bras, et semblable à un enfant fatigué qui s'endort sur le sein de sa mère, je m'endormirai du dernier sommeil. – Robin embrassa fiévreusement la mourante et des larmes de feu tombèrent sur le front de Marianne. – Que Dieu te bénisse, mon bien-aimé, reprit la jeune femme d'une voix de plus en plus faible ; que Dieu te bénisse, dans le présent et dans l'avenir, qu'il répande sur toi et sur ceux que tu aimes sa divine bénédiction. Tout devient obscur autour de moi, et cependant je voudrais encore te voir sourire, je voudrais encore lire dans tes yeux combien je te suis chère. Robin, j'entends la voix de ma mère ; elle m'appelle, adieu !...

– Marianne ! Marianne ! s'écria Robin en tombant à genoux auprès du lit de la jeune femme ; parle-moi ! parle-moi ! Je ne veux pas que tu meures ! non, je ne le veux pas. Dieu puissant ! venez à mon aide ! Vierge sainte, prenez pitié de nous !

– Cher Robin, murmura Marianne, je désire être enterrée sous l'arbre du Rendez-Vous... Je désire que ma tombe soit couverte de fleurs...

– Oui, ma très chère Marianne, oui, mon doux ange, tu dormiras sous un tapis de verdure embaumée, et quand ma dernière heure sera venue, je l'appelle de tous mes vœux, je demanderai une place auprès de toi à celui qui me fermera les yeux...

– Merci, mon bien-aimé ; le dernier battement de mon cœur est pour toi, et je meurs heureuse, puisque je meurs dans tes bras... Adieu, ad...

Un soupir tomba avec un baiser des lèvres de Marianne ; ses mains pressèrent faiblement le cou de Robin autour duquel elles étaient enlacées, puis elle resta immobile.

Robin demeura longtemps penché sur ce doux visage ; longtemps il espéra voir s'ouvrir les yeux qui s'étaient fermés ; longtemps il attendit une parole de ces lèvres pâles, un tressaillement de cet être si cher ; mais, hélas ! il attendit en vain, Marianne était morte !

– Sainte mère de Dieu ! s'écria Robin en reposant sur le lit le corps inerte de la pauvre jeune femme ; elle est partie ! partie pour toujours, ma bien-aimée, mon seul bonheur, ma femme !

Et, fou de douleur, le malheureux s'élança hors de la tente en criant :

– Marianne est morte ! Marianne est morte !

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