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Chapitre XII


Nous étions retombés dans le tête-à-tête ; mais, hâtons-nous de le dire, depuis le moment du départ, notre tête-à-tête avait fait un pas immense. De mon côté, il était passé du désir amoureux à la plus tendre, mais à la plus pieuse amitié ; du coté de ma compagne, de la crainte pudibonde au plus confiant abandon. Il s'était créé quelque chose entre nous qui avait pris sa place entre l'amour de deux amants et l'amour d'un frère et d'une soeur ; sentiment plein de charme, et encore inclassé dans la gamme de la tendresse humaine.
Et j'avouerai une chose, c'est que j'étais enchanté d'avoir fait connaissance avec ce nouveau sentiment.
Il reposait sur un fond calme et doux comme un de ces gazons des maîtres italiens recouverts de tapis et de coussins soyeux, éclairé par un ciel d'azur, dont rien ne pouvait ternir la pureté. Pas d'orage possible, puisqu'il n'y avait pas de passion ; liberté d'esprit entière, complet exercice des sens ; en somme, fraîcheur et calme, grande facilité de vivre, intuition de la félicité d'un monde supérieur.
Lilla, comme toutes ses compatriotes distinguées, était d'un esprit très droit ; elle avait reçu une éducation qui côtoyait la science ; avec elle, on pouvait parler de toute chose, et elle comprenait encore, lors même qu'elle ne pouvait pas discuter.
Quelqu'un qui l'eût vue appuyée à mon épaule, regardant avec son doux sourire les lièvres gambader dans la plaine, nous eût pris, j'allais dire pour deux amants si je ne me rappelais pas que j'ai le double de son âge ; nous étions mieux que cela, nous étions deux tendres amis, près de nous séparer, mais certains de garder la mémoire l'un de l'autre.
Nous arrivâmes vers le soir à Mannheim : c'était la troisième fois que je repassais par cette mélancolique petite ville d'Allemagne, que Goethe a choisie pour le théâtre des amours de Charlotte et de Werther. La scène, il faut l'avouer, est admirablement choisie pour le drame : château massif, parc solitaire, arbres gigantesques, rues tirées au cordeau, fontaines mythologiques, tout est en harmonie avec la terrible élégie du poète allemand.
La dernière fois que j'y étais venu, j'y étais venu préoccupé par une recherche : celle des documents relatifs à l'assassinat de Kotzebue par Sand ; je m'étais fait montrer la maison de l'auteur de Misanthropie et Repentir ; je m'étais fait montrer la prison de Sand. J'avais rencontré sur le lieu même où Sand a été exécuté, et qui s'appelle, depuis ce jour, la prairie de l'Ascension de Sand au ciel Sands Himmelfahrtswiese ; le directeur de la maison de force où il avait été enfermé. Enfin j'avais été faire une visite au docteur Wideman, qui n'était autre que le fils du bourreau de Mannhein, bourreau lui-même aujourd'hui, en vertu de la loi de succession encore en vigueur en Allemagne.
Au reste, en Allemagne, les bourreaux ne sont point traités en parias et exclus de la société ; cela tient, sans doute à ce que l'exécution, se faisant au glaive, conserve quelque chose de guerrier. Le bourreau allemand est même classé : c'est le dernier des nobles et le premier des bourgeois. Dans les fêtes publiques, il marche entre la noblesse et la bourgeoisie.
J'ai raconté quelque part, je ne me rappelle plus où, la cause de cette faveur : un soir de bal masqué, le bourreau s'introduisit, sous un magnifique costume, dans le palais impérial, et, dans un quadrille, toucha la main de l'impératrice.
Reconnu pour ce qu'il était, l'empereur voulait que, pour expier le crime de lèse-majesté, le tranche-tête eût à son tour la tête tranchée. Mais lui alors, conservant toute sa présence d'esprit :
- Majesté sacrée, dit-il, quand tu me feras trancher la tête, tu n'empêcheras point que la main de l'impératrice n'ait touché celle du bourreau, c'est-à-dire de l'être que le mépris public place au dernier degré de l'échelle sociale. Fais-moi noble, et la souillure n'existe plus.
L'empereur songea un instant et lui dit enfin :
- C'est bien ; à partir d'aujourd'hui, tu seras le dernier des nobles et le premier des bourgeois.
Depuis ce temps, le bourreau, en Allemagne, est classé à l'étage indiqué par l'empereur lui-même.
Mais il y avait un autre souvenir qui se rattachait pour moi à Mannheim : c'est que ce voyage, ces recherches, cette exploration, je les avais fait en compagnie du pauvre Gérard de Nerval.
C'était en 1838. A cette époque, il n'avait encore donné aucun signe d'aliénation mentale ; cependant, pour ses amis, il était évident que la cloison cérébrale qui séparait chez lui l'imagination de la folie était tellement faible, que parfois l'imagination faisait, à son insu, des excursions sur les terres de sa voisine.
Moi qui étais loin de me douter de cette tendance, et, dont l'esprit logique aime les choses bien assises, j'avais avec lui des discussions sans fin, lesquelles se terminaient toujours par ces mots, qui étaient mieux qu'une prédiction, qui étaient une réalité : « Mon cher Gérard, vous êtes fou ! »
Et lui, riait de son doux sourire et disait :
- Vous ne voyez pas ce que je vois, cher ami.
Et je m'entêtais, voulant qu'il me fit voir ce qu'il voyait.
Et alors il se jetait dans des déductions tellement subtiles, tellement ténues, que ces raisonnements me faisaient l'effet de ces flocons de vapeur que le vent disperse en tous sens, et qui, après avoir eu les apparences d'une montagne, d'une plaine, d'un lac, finissent par s'évanouir et se perdre comme des fumées.
Deux ans après, le pauvre garçon était tout à fait fou, mais d'une folie douce ; poétique, rêveuse, très peu en avant de son état ordinaire ; cette cloison dont j'ai parlé s'était rompue, voilà tout.
Un jour, un ami commun entra chez moi.
- Qu'avez-vous ? lui demandai-je avant même qu'il eût ouvert la bouche.
- Un grand malheur est arrivé ce matin !
- Lequel ?
- Notre pauvre Gérard trouvé pendu.
- Où cela ?
- Rue de la Vieille-Lanterne.
- Suicide ou assassinat ?
- Je ne sais ; il avait passé la nuit dans une maison borgne de cette infâme rue, et, ce matin, on l'a trouvé pendu aux barreaux d'une fenêtre avec le cordon d'un tablier de cuisine.
- Allons voir les localités.
- Volontiers ; j'ai une voiture à la porte, venez.
Nous allâmes.
Entre la place du Châtelet, je crois, et l'hôtel de ville, s'étendait une rue misérable, infecte, immonde, servant de ruisseau à un égout grillé dans lequel en temps de pluie l'eau se précipitait en bondissant comme une cascade sur les marches d'un escalier visqueux. Cet escalier était surmonté d'une balustrade en fer ; sur cette balustrade, croassait le corbeau d'un serrurier dont la boutique, pleine de feu et de bruit, jetait des étincelles de mâchefer par la porte.
Au-dessus des trois dernières marches de cet escalier s'étendait une fenêtre sombre, cintrée, garnie de barreaux de fer, comme celle d'une prison : c'était au barreau transversal que le pauvre Gérard avait été trouvé pendu.
L'autre bout de la rue était en démolition.
Au centre était la maison, ou plutôt le bouge où Gérard avait passé la nuit.
Un des premiers signes de la folie est l'oubli de soi-même.
Il est presque sans exemple qu'un fou ait conservé des habitudes de propreté. La propreté est plus qu'un instinct, c'est une loi de la civilisation.
Le bouge était fermé ; mais, à travers ses fenêtres et ses portes, l'inquiétude intérieure transpirait ; on eût dit que ses habitants attendaient une visite de la police.
Cette visite ne se fit pas. Je ne sais pourquoi, car beaucoup des amis de Gérard pensent que cette mort ne fut pas l'effet d'un suicide.
En somme, suicide ou non, le pauvre Gérard s'en était allé dans le pays de ses rêves ; – ce qui n'empêchait point que je n'entrasse à Mannheim, trois ou quatre ans après sa mort, aussi complètement appuyé à son bras que s'il était vivant.
La merveilleuse chose que le souvenir !
En supposant la mutation des âmes, le jour où Dieu permettra que le souvenir ne tombe pas avec le cadavre dans l'abîme de la mort, il aura donné à l'homme l'immortalité.
Il fallut toute la douce mélodie de la voix de ma compagne de voyage pour me rappeler à la réalité.
Mannheim était, on se le rappelle, le but de notre voyage. C'était à Mannheim qu'elle devait trouver la grande artiste dramatique qu'elle y venait chercher. Lilla avait si grande hâte d'être fixée sur son sort, que, quoiqu'il fût huit heures du soir, elle résolut d'aller faire sa visite à l'instant même.
A Mannheim, il n'y a point de places de fiacres. J'offris mon bras, qui fut accepté, et à travers les rues où le gaz n'a point encore pénétré, nous nous acheminâmes, bien renseignés, vers la demeure de madame Schroeder.
C'était naturellement à l'autre bout de la ville.
Pendant toute la durée du chemin, nous rencontrions des groupes de bourgeois : maris, femmes, enfants, revenant de soirée ; à Mannheim, on revient de soirée à neuf heures.
Cela me fit comprendre la Petite Ville de Picard, et, bien mieux, celle de Kotzebue, dont Picard s'est inspiré.
Oh ! ville honnête, ville calme, ville tranquille, où l'on revient de soirée à neuf heures, où tout le monde est couché à dix, et où les femmes, bonnes mères de famille, qui ne veulent pas perdre leur temps, tricotent au spectacle !
Nous arrivâmes enfin en vue d'une petite maison isolée à chaque groupe, nous nous étions renseignés, et les renseignements successifs nous avaient conduits là.
Nous frappâmes à la porte avec une certaine honte. Neuf heures sonnaient à la grande église des Jésuites ; c'était une heure bien indue. Un seul espoir nous restait : c'est que, comme nous avions affaire à une vieille tragédienne, celle-ci eut conservé ses habitudes de scène, et se couchât à onze heures.
Notre espoir ne nous avait point trompés : madame Schroeder, non seulement n'était point couchée, mais, comme le nom de ma compagne de voyage lui était connu, elle pouvait nous recevoir.
On nous introduisit dans un petit salon, où la doyenne des tragédiennes allemandes, la femme qui a été applaudie par toutes les mains ducales, royales, impériales des princes et des souverains du Nord, assise près du feu devant une table éclairée par une lampe, était occupée à lire, tout en caressant un gros chat couché sur ses genoux. Elle lisait ma foi, sans lunettes, malgré ses soixante et dix ans.
Elle se leva en nous entendant entrer et fit deux pas au-devant de nous, avec ce sourire placide et doux du génie qui a accompli sa tâche.
Lilla, très émue, se jeta dans ses bras ; et je crois que la grande artiste aima autant cette façon de procéder que les plus respectueuses formules de la politesse allemande, la plus cérémonieuse de toutes les politesses.
Puis ma compagne me nomma, et un oh ! des plus expressifs s'échappa des lèvres de madame Schroeder.
- Eh ! me dit-elle en mauvais français, je vous connais beaucoup, mon cher monsieur Dumas : d'abord, par un de mes fils, le pasteur, qui vous porte au plus profond de son âme, puis par mon fils l'artiste, qui vous traduit et qui vous joue ; enfin, par ma fille la chanteuse, qui vous a vu et vous a connu à Paris, n'est-ce pas ?
- C'est bien cela, madame, lui répondis-je, et c'est l'espoir de ne pas vous être tout à fait étranger qui, m'a donné la hardiesse de me présenter, avec madame, chez vous à une pareille heure.
- A une pareille heure ! reprit-elle. En vérité, vous me traitez un peu trop en habitante de Mannheim. Vous oubliez que je suis une citadine des capitales, et que j'ai passé cinquante ans de ma vie Vienne, à Berlin, à. Munich et à Dresde. Non ; vous le voyez, je lisais.
Et elle nous montra le livre retourné sur sa table.
- Excusez ma curiosité, madame, lui dis-je, mais que lisiez-vous ?
- Une nouvelle tragédie, où j'eusse eu un bien beau rôle, si je jouais encore la tragédie : le Comte d'Essex.
- Ah ! oui, de Laube, répondis-je.
- Comment ! vous la connaissez ? me dit madame Schroeder étonnée.
- Sans doute, je la connais, répondis-je en riant, comme je connais tout ce qui se fait en Russie et en Angleterre.
- Vous savez donc l'allemand ?
- Non, mais j'ai un traducteur.
- Ah ! fit madame Schroeder en secouant la tête, notre pauvre théâtre est bien bas ! Auteurs et acteurs sont en décadence ; tout nous vient de France maintenant. Nos grandes lumières sont éteintes. J'ai vu Iffland, j'ai vu Schiller, j'ai connu Goethe, il est temps que j'aille les rejoindre. Je trouverai meilleure compagnie là-haut qu'ici-bas ; mais pardon, je me laisse aller à mes récriminations de vieille femme. Vous voilà, mes enfants, soyez les bienvenus.
Elle nous enveloppa, Lilla et moi, du même regard.
Je tendis la main à Lilla, qui serra ma main en souriant.
- C'est à vous de parler, dis-je à ma compagne de voyage ; seulement, parlez allemand et ne vous inquiétez pas de moi ; je m'occuperai, pendant que vous parlerez, à photographier cette chambre dans ma mémoire.
Lilla s'assit près de madame Schroeder, et, la main dans sa main, lui expliqua le but de sa visite.
La vieille artiste l'écouta avec une douce et bienveillante attention. Puis, quand elle eut fini :
- Voyons, répliqua-t-elle, dites-moi quelque chose en allemand. Que savez-vous des grands maîtres ?
- Tout.
- Commençons par Intrigue et Amour.
Lilla mit sa main sur son coeur, – son coeur battait comme jamais il n'avait fait devant la plus auguste assemblée – et elle commença.
Je savais Kabale und Liebe par coeur, de sorte que je ne perdais pas un mot de ce que disait l'artiste, et, comme ses légers défauts de prononciation passaient inaperçus pour moi, j'étais ravi de la simplicité et du pathétique de sa diction.
Madame Schroeder écoutait, de son côté, en donnant de fréquentes marques d'encouragement.
Puis, quand Lilla eut fini :
- Voyons maintenant, dit-elle, quelque chose en vers.
Lilla dit un passage de la Fiancée de Messine.
- Bon !... bien ! bravo ! disait madame Schroeder tout en écoutant. La Marguerite au rouet, et tout sera dit.
Lilla s'assit, renversa sa tête contre la muraille et dit toute la chanson qui commence par ces mots : Mein Ruhe ist hin Mon repos est loin, avec une telle tristesse, avec une si profonde mélancolie, que les larmes m'en vinrent aux yeux et que, cette fois, ce fut moi qui donnai le signal des applaudissements.
Madame Schroeder avait écouté gravement ; elle sentait que ses paroles étaient un arrêt.
- Si vous étiez venue ici pour recevoir des compliments, ma chère enfant, lui dit-elle, je me contenterais de vous dire : C'est très bien ; mais vous êtes venue pour me demander un conseil, et je vous dis : Il vous faut six mois de travail assidu, consciencieux, acharné, et, au bout de six mois, vous parlerez allemand comme une Saxonne ; pouvez-vous consacrer six mois à ce travail ?
- J'avais compté sur un an, répondit Lilla.
- Alors vous êtes sûre de votre affaire. Mais avec qui allez-vous travailler ?
Avec une grâce charmante, Lilla se mit à genoux devant madame Schroeder.
- J'ai eu un espoir ! dit-elle en joignant les mains et la regardant avec une expression de prière infinie.
- Ah ! Je comprends : c'est que c'est moi qui serais votre maître ?
Lilla fit un signe de la tête du haut en bas.
Il était impossible d'être plus séduisante qu'elle ne l'était en ce moment, avec ses grands yeux bleus, fixés sur ceux de la grande artiste.
Aussi madame Schroeder prit-elle entre ses deux mains cette charmante tête, et, rapprochant son front de ses lèvres :
- Allons, dit-elle, c'est convenu, vous serez ma dernière élève.
- Oh ! bien reconnaissante, je vous jure ! s'écria Lilla en couvrant de baisers le visage de la vieille tragédienne.
Nous la quittâmes à minuit. Nous rentrâmes à l'hôtel. Lilla était ivre de bonheur.
Le lendemain, nous nous séparâmes.
Je n'ai pas revu Lilla depuis cette époque.
Mais, au mois de juillet dernier, je reçus cette lettre :

          « Mon bon et cher ami,

« Laissez-moi vous faire part de tout mon bonheur : je viens de jouer, en allemand, sur les premiers théâtres d'AIlemagne, les principaux chefs d'oeuvre de nos grands maîtres.
« Grâce aux leçons de madame Schroeder, j'ai obtenu un immense succès. Tous mes voeux artistiques sont donc comblés.
« Je vous écris d'Ostende, où je prends les bains de mer. Si je croyais que vous vous souvinssiez encore de votre compagne de voyage, je vous dirais : Venez me voir.
« En tous cas, que je vous revoie ou non, croyez à l'affection toute fraternelle que je vous conserve.
« Mon fils se porte bien et est plus charmant que jamais. Depuis deux ans, il sait votre nom ; dans dix, il saura vos oeuvres.
« Ce serait à grand regret que je vous dirais adieu. – Ainsi donc, au revoir !

           L. B... »

Mon premier mouvement fut de me lever pour courir à la police et y prendre mon passeport.
Mais, contre mon habitude, je résistai à mon premier mouvement.
Il est vrai que le second, le bon cette fois, avait promptement succédé au premier et me disait tout bas : « Pourquoi faire ? Tu ne l'aimeras pas plus que tu ne l'aimes comme amie ; et tu sais qu'il serait inutile de l'aimer autrement. »

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© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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