Histoire d'un casse-noisette Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Le petit homme au manteau de bois

Marie, disons-nous, ne répondait pas à l'invitation de mademoiselle Trudchen, parce qu'elle venait de découvrir à l'instant même un nouveau joujou qu'elle n'avait pas encore aperçu.

En effet, en faisant tourner, virer, volter ses escadrons, Fritz avait démasqué, appuyé mélancoliquement au tronc de l'arbre de Noël, un charmant petit bonhomme qui, silencieux et plein de convenance, attendait que son tour vint d'être vu. Il y aurait bien eu quelque chose à dire sur la taille de ce petit bonhomme, auquel nous sommes peut-être trop pressé de donner l'épithète de charmant ; car, outre que son buste, trop long et trop développé, ne se trouvait plus en harmonie parfaite avec ses petites jambes grêles, il avait la tête d'une grosseur si démesurée, qu'elle sortait de toutes les proportions indiquées non-seulement par la nature, mais encore par les maîtres de dessin, qui en savent là-dessus bien plus que la nature.

Mais, s'il y avait quelque défectuosité dans sa personne, cette défectuosité était rachetée par l'excellence de sa toilette, qui indiquait à la fois un homme d'éducation et de goût : il portait une polonaise en velours violet avec une quantité de brandebourgs et de boutons d'or, des culottes pareilles, et les plus charmantes petites bottes qui se soient jamais vues aux pieds d'un étudiant, et même d'un officier, car elles étaient tellement collantes, qu'elles semblaient peintes. Mais deux choses étranges pour un homme qui paraissait avoir en fashion des goûts si supérieurs, c'était d'avoir un laid et étroit manteau de bois, pareil à une queue qu'il s'était attachée au bas de la nuque et qui retombait au milieu de son dos, et un mauvais petit bonnet de montagnard qu'il s'était ajusté sur la tête. Mais Marie, en voyant ces deux objets, qui formaient avec le reste du costume une si grande disparate, avait réfléchi que le parrain Drosselmayer portait lui-même, par-dessus sa redingote jaune, un petit collet qui n'avait guère meilleure façon que le manteau de bois du bonhomme à la polonaise, et qu'il couvrait parfois son chef d'un affreux et fatal bonnet, près duquel tous les bonnets de la terre ne pouvaient souffrir aucune comparaison, ce qui n'empêchait pas le parrain Drosselmayer de faire un excellent parrain. Elle se dit même à part soi que, le parrain Drosselmayer modelât-il entièrement sa toilette sur celle du petit homme au manteau de bois, il serait encore bien loin d'être aussi gentil et aussi gracieux que lui.

On conçoit que toutes ces réflexions de Marie ne s'étaient pas faites sans un examen approfondi du petit bonhomme qu'elle avait pris en amitié dès la première vue ; or, plus elle l'examinait, plus Marie sentait combien il y avait de douceur et de bonté dans sa physionomie. Ses yeux vert clair, auxquels on ne pouvait faire d'autre reproche que d'être un peu trop à fleur de tête, n'exprimaient que la sérénité et la bienveillance. La barbe de coton blanc frisé, qui s'étendait sur tout son menton, lui allait particulièrement bien, en ce qu'elle faisait valoir le charmant sourire de sa bouche, un peu trop fendue peut-être, mais rouge et brillante. Aussi, après l'avoir considéré avec une affection croissante, pendant plus de dix minutes, sans oser le toucher :

– Oh ! s'écria la jeune fille, dis-moi donc, bon père, à qui appartient ce cher petit bonhomme qui est adossé là, contre l'arbre de Noël.

– à personne en particulier, à vous tous ensemble, répondit le président.

– Comment cela, bon père ? Je ne te comprends pas.

– C'est le travailleur commun, reprit le président ; c'est celui qui est chargé à l'avenir de casser pour vous toutes les noisettes que vous mangerez ; et il appartient aussi bien à Fritz qu'à toi, et à toi qu'à Fritz.

Et, en disant cela, le président l'enleva avec précaution de la place où il était posé, et, soulevant son étroit manteau de bois, il lui fit, par un jeu de bascule des plus simples, ouvrir sa bouche, qui, en s'ouvrant, découvrit deux rangs de dents blanches et pointues. Alors Marie, sur l'invitation de son père, y fourra une noisette, et, knac ! knac ! le petit bonhomme cassa la noisette avec tant d'adresse, que la coquille brisée tomba en mille morceaux, et que l'amande intacte resta dans la main de Marie. La petite fille alors comprit que le coquet petit bonhomme était un descendant de cette race antique et vénérée des casse-noisettes dont l'origine, aussi ancienne que celle de la ville de Nuremberg, se perd avec elle dans la nuit des temps, et qu'il continuait à exercer l'honorable et philanthropique profession de ses ancêtres : et Marie, enchantée d'avoir fait cette découverte, se prit à sauter de joie. Sur quoi, le président lui dit :

– Eh bien, ma bonne petite Marie, puisque le casse-noisette te plaît tant, quoiqu'il appartienne également à Fritz et à toi, c'est toi qui seras particulièrement chargée d'en avoir soin. Je le place donc sous ta protection.

Et, à ces mots, le président remit le petit bonhomme à Marie, qui le prit dans ses bras et se mit aussitôt à lui faire exercer son métier, tout en choisissant cependant, tant c'était un bon cœur que celui de cette charmante enfant, les plus petites noisettes, afin que son protégé n'eût pas besoin d'ouvrir démesurément la bouche, ce qui ne lui seyait pas bien, et donnait une expression ridicule à sa physionomie. Alors mademoiselle Trudchen s'approcha pour jouir à son tour de la vue du petit bonhomme, et il fallut que, pour elle aussi, le casse-noisette remplit son office, ce qu'il fit gracieusement et sans rechigner le moins du monde, quoique mademoiselle Trudchen, comme on le sait, ne fût qu'une suivante.

Mais, tout en continuant de dresser son alezan et de faire manœuvrer ses hussards, Fritz avait entendu le knac ! knac ! knac ! et, à ce bruit vingt fois répété, il avait compris qu'il se passait quelque chose de nouveau. Il avait donc levé la tête, et avait tourné ses grands yeux interrogateurs vers le groupe composé du président, de Marie et de mademoiselle Trudchen, et, dans les bras de sa sœur, il avait aperçu le petit bonhomme au manteau de bois ; alors il était descendu de cheval, et, sans se donner le temps de reconduire l'alezan à l'écurie, il était accouru auprès de Marie, et avait révélé sa présence par un joyeux éclat de rire que lui avait inspiré la grotesque figure que faisait le petit bonhomme en ouvrant sa grande bouche. Alors Fritz réclama sa part des noisettes que cassait le petit bonhomme, ce qui lui fut accordé ; puis le droit de les lui faire casser lui-même, ce qui lui fut accordé encore, comme propriétaire par moitié. Seulement, tout au contraire de sa sœur, et malgré ses observations, Fritz choisit aussitôt, pour les lui fourrer dans la bouche, les noisettes les plus grosses et les plus dures, ce qui fit qu'à la cinquième ou sixième noisette fourrée ainsi par Fritz dans la bouche du petit bonhomme, on entendit tout à coup : Carrac ! et que trois petites dents tombèrent des gencives du casse-noisette, dont le menton, démantibulé, devint à l'instant même débile et tremblotant comme celui d'un vieillard.

– Ah ! mon pauvre cher casse-noisette ! s'écria Marie en arrachant le petit bonhomme des mains de Fritz.

– En voilà un stupide imbécile ! s'écria celui-ci ; ça veut être casse-noisette, et cela a une mâchoire de verre : c'est un faux casse-noisette, et qui n'entend pas son métier. Passe-le-moi, Marie ; il faut qu'il continue de m'en casser, dût-il y perdre le reste de ses dents, et dût son menton se disloquer tout à fait. Voyons, quel intérêt prends-tu à ce paresseux ?

– Non, non, non ! s'écria Marie en serrant le petit bonhomme entre ses bras ; non, tu n'auras plus mon pauvre casse-noisette. Vois donc comme il me regarde d'un air malheureux en me montrant sa pauvre mâchoire blessée. Fi ! tu es un mauvais cœur, tu bats tes chevaux, et, l'autre jour encore, tu as fait fusiller un de tes soldats.

– Je bats mes chevaux quand ils sont rétifs, répondit Fritz de son air le plus fanfaron ; et, quant au soldat que j'ai fait fusiller l'autre jour, c'était un misérable vagabond dont je n'avais pu rien faire depuis un an qu'il était à mon service, et qui avait fini un beau matin par déserter avec armes et bagages, ce qui, dans tous les pays du monde, entraîne la peine de mort. D'ailleurs, toutes ces choses sont affaires de discipline qui ne regardent pas les femmes. Je ne t'empêche pas de fouetter tes poupées, ne m'empêche donc pas de battre mes chevaux et de faire fusiller mes militaires. Maintenant je veux le casse-noisette.

– ô bon père ! à mon secours ! dit Marie enveloppant le petit bonhomme dans son mouchoir de poche, à mon secours ! Fritz veut me prendre le casse-noisette.

Aux cris de Marie, non-seulement le président se rapprocha du groupe des enfants dont il s'était éloigné, mais encore la présidente et le parrain Drosselmayer accoururent. Les deux enfants expliquèrent chacun leurs raisons : Marie, pour garder le casse-noisette, et Fritz, pour le reprendre ; et, au grand étonnement de Marie, le parrain Drosselmayer, avec un sourire qui parut féroce à la petite fille, donna raison à Fritz. Heureusement pour le pauvre casse-noisette que le président et la présidente se rangèrent à l'avis de Marie.

– Mon cher Fritz, dit le président, j'ai mis le casse-noisette sous la protection de votre sœur, et, autant que mon peu de connaissance en médecine me permet d'en juger en ce moment, je vois que le pauvre malheureux est fort endommagé et a grand besoin de soins ; j'accorde donc, jusqu'à sa parfaite convalescence, plein pouvoir à Marie, et cela, sans que personne ait rien à y redire. D'ailleurs, toi qui es fort sur la discipline militaire, où as-tu jamais vu qu'un général fasse retourner au feu un soldat blessé à son service ? Les blessés vont à l'hôpital jusqu'à ce qu'ils soient guéris, et, s'ils restent estropiés de leurs blessures, ils ont droit aux Invalides.

Fritz voulut insister ; mais le président leva son index à la hauteur de l'œil droit, et laissa échapper ces deux mots :

– Monsieur Fritz !

Nous avons déjà dit quelle influence ces deux mots avaient sur le petit garçon ; aussi, tout honteux de s'être attiré cette mercuriale, se glissa-t-il, doucement et sans souffler le mot, du côté de la table où étaient les hussards, qui, après avoir posé leurs sentinelles perdues et établi leurs avant-postes, se retirèrent silencieusement dans leurs quartiers de nuit.

Pendant ce temps, Marie ramassait les petites dents du casse-noisette, qu'elle continuait de tenir enveloppé dans son mouchoir, et dont elle avait soutenu le menton avec un joli ruban blanc détaché de sa robe de soie. De son côté, le petit bonhomme, très-pâle et très-effrayé d'abord, paraissait confiant dans la bonté de sa protectrice, et se rassurait peu à peu, en se sentant tout doucement bercé par elle. Alors Marie s'aperçut que le parrain Drosselmayer regardait d'un air moqueur les soins maternels qu'elle donnait au manteau de bois, et il lui sembla même que l'œil unique du conseiller de médecine avait pris une expression de malice et de méchanceté qu'elle n'avait pas l'habitude de lui voir. Cela fit qu'elle voulut s'éloigner de lui.

Alors le parrain Drosselmayer se mit à rire aux éclats en disant :

– Pardieu ! ma chère filleule, je ne comprends pas comment une jolie petite fille comme toi peut être aussi aimable pour cet affreux petit bonhomme.

Alors Marie se retourna ; et, comme, dans son amour du prochain, le compliment que lui faisait son parrain n'établissait pas une compensation suffisante avec l'injuste attaque adressée à son casse-noisette, elle se sentit, contre son naturel, prise d'une grande colère, et cette vague comparaison qu'elle avait déjà faite de son parrain avec le petit homme au manteau de bois lui revenant à l'esprit :

– Parrain Drosselmayer, dit-elle, vous êtes injuste envers mon pauvre petit casse-noisette, que vous appelez un affreux petit bonhomme ; qui sait même si vous aviez sa jolie petite polonaise, sa jolie petite culotte et ses jolies petites bottes, qui sait si vous auriez aussi bon air que lui ?

à ces mots, les parents de Marie se mirent à rire, et le nez du conseiller de médecine s'allongea prodigieusement.

Pourquoi le nez du conseiller de médecine s'était-il allongé ainsi, et pourquoi le président et la présidente avaient-ils éclaté de rire ? C'est ce dont Marie, étonnée de l'effet que sa réponse avait produit, essaya vainement de se rendre compte.

Or, comme il n'y a pas d'effet sans cause, cet effet se rattachait sans doute à quelque cause mystérieuse et inconnue qui nous sera expliquée par la suite.

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