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Chapitre VIII
La tente des aventuriers

Pendant que toutes ces mesures de sûreté publique étaient arrêtées par Coligny, sur lequel pesait la responsabilité tout entière de la défense de la vielle, et que, un peu rassuré, comme nous l'avons dit, par l'ardeur des soldats et le courage des bourgeois, l'amiral était rentré au palais du gouverneur afin d'y prendre un instant de repos, nos aventuriers, prêts à combattre aussi pour la ville – parce que Coligny, sauf les réserves faites par Procope, les avait pris à sa solde – nos aventuriers, insoucieux de tout, attendant patiemment le premier signal de la trompette ou du tambour, avaient posé leur tente à une centaine de pas de la porte d'île et établi leur domicile sur un terrain libre qui s'étendait en face des Cordeliers, de l'extrémité de la rue Wager au talus de la muraille.
Par suite de l'entrée de Coligny dans Saint-Quentin, ils se trouvaient tous réunis.
On faisait les comptes.
Yvonnet, debout, venait de verser fidèlement à la caisse la moitié de la somme qu'il tenait de la libéralité du roi Henri II ; Procope, la moitié des honoraires qu'il avait reçus comme tabellion ; Maldent, la moitié du salaire qu'il avait reçu comme guide ; Malemort, la moitié de la gratification qu'il avait méritée en allant, tout blessé qu'il était, prévenir Coligny de l'arrivée des Espagnols ; Pilletrousse enfin, la moitié de ce qu'il avait gagné en détaillant les bœufs des deux Scharfenstein.
Quant à ces derniers, comme il n'y avait pas eu combat, ils n'avaient rien à apporter à la masse et s'occupaient, sans s'inquiéter des futurs besoins de vivres qu'amènerait le blocus de la ville, à faire rôtir le reste du quartier de bœuf qui leur était demeuré après la distribution des trois autres quartiers par Pilletrousse.
Lactance apportait, lui, deux grands sacs de blé et un sac de haricots qu'il offrait, au lieu d'argent, à la communauté ; c'était un présent que faisait à nos aventuriers le couvent des jacobins dont les moines enrégimentés avaient, comme on sait, choisi Lactance pour leur capitaine.
Fracasso continuait de chercher, sans la trouver, sa rime au verbe perdre.
Sous une espèce de hangar bâti à la hâte, les deux chevaux, celui d'Yvonnet et celui de Malemort, mâchaient leur paille et savouraient leur avoine.
Un moulin portatif était établi sous le hangar, non pas pour qu'il fût à la proximité des chevaux, mais pour qu'il se trouvât ainsi à couvert ; c'étaient Heinrich et Frantz qui se chargeaient de le tourner.
Les affaires pécuniaires de la société étaient en bon train et quarante écus d'or soigneusement comptés par Procope, recomptés par Maldent, alignés en piles par Pilletrousse, étaient prêts à entrer dans la caisse commune.
Si la société durait encore un an dans de pareilles conditions, Procope se proposait d'acheter une étude de tabellion ou de procureur ; Maldent, d'acquérir, sur la route de la Fère à Hun, une petite ferme qu'il connaissait de longue main, étant, comme nous l'avons dit, originaire du pays ; Yvonnet, d'épouser quelque riche héritière à la main de laquelle lui donnerait dès lors double droit son élégance et sa fortune ; Pilletrousse, de reprendre un grand fonds de boucherie, soit dans la capitale, soit dans quelque forte ville de province ; Fracasso, de faire imprimer ses poésies à l'instar de M. Ronsard et de M. Jodelle ; enfin, Malemort, de se battre pour son propre compte, et cela, tant qu'il lui conviendrait, ce qui le mettrait à l'abri des reproches de ses camarades et des gens au service desquels ils s'enrôlait et qui ne cessaient de l'admonester sur le peu de soin qu'il apportait à la conservation de sa personne.
Pour les deux Scharfenstein, ils n'avaient aucun projet, n'ayant aucune idée.
Au moment où Maldent recomptait les derniers écus et où Pilletrousse alignait la dernière pile, une espèce d'ombre se projeta sur les aventuriers, indiquant qu'un corps opaque venait de s'interposer entre eux et le jour.
Instinctivement, Procope étendit la main vers l'or ; Maldent, plus rapide encore, le couvrit de son chapeau.
Yvonnet se retourna.
Le même jeune homme qui avait, au camp de la Fère, marchandé son cheval, se tenait debout au seuil de la tente.
Si vite que Maldent eût couvert l'argent de son chapeau, l'inconnu l'avait vu et, avec le prompt coup d'œil d'un homme auquel les appréciations de ce genre sont familières, il avait calculé que la somme qu'on s'était hâté de soustraire à ses regards pouvait monter à cinquante écus d'or.
- Ah ! ah ! dit-il, il paraît que la récolte n'a pas été mauvaise !... Fâcheux moment pour venir vous proposer une affaire : vous allez être durs en diable, mes maîtres !
- C'est selon la gravité de l'affaire, dit Procope.
- Il y a des affaires de plusieurs genres, dit Maldent.
- Y a-t-il des chances de bénéfice en dehors de vos propositions ? demanda Pilletrousse.
- S'il y a des coups à donner, on sera coulant, dit Malemort.
- Pourvu que ce ne soit point une expédition contre quelque église ou quelque couvent, on pourra s'arranger, dit Lactance.
- Surtout si cela se fait au clair de lune, dit Fracasso ; je suis pour les expéditions de nuit, moi ; ce sont les seules expéditions poétiques et pittoresques.
Yvonnet ne dit rien : il regardait l'étranger.
Les deux Scharfenstein étaient absorbés dans la cuisson de leur morceau de bœuf.
Toutes ces observations, dont chacune peignait le caractère de l'individu qui la faisait, s'étaient élancées presque simultanément de la bouche des aventuriers.
Le jeune homme sourit.
Il répondit en même temps à toutes les questions, regardant successivement celui des aventuriers auquel s'adressait la fraction de sa réponse.
- Oui, l'affaire est grave, dit-il, du genre le plus grave même ! et, quoiqu'il y ait des chances de bénéfices en dehors de ma proposition, comme il y a bon nombre de coups à donner et à recevoir, je compte vous offrir une somme raisonnable et qui satisfera les plus difficiles... Au reste, que les esprits religieux se rassurent, ajouta-t-il, il n'est question ni de couvent, ni d'église, et il est probable que, pour plus grande sécurité, nous agirons la nuit seulement ; je dois dire que je préférerais une nuit sombre à une nuit éclairée.
- Alors, dit Procope, qui d'habitude était chargé de débattre les intérêts de la société, développez la proposition et l'on verra si elle est acceptable.
- Il s'agit, répondit le jeune homme, de vous engager à me suivre, soit dans une expédition nocturne, soit dans une escarmouche, un combat, ou une bataille en plein jour.
- Et qu'aurons-nous à faire à votre suite, dans cette expédition nocturne, dans cette escarmouche, ce combat ou cette bataille ?
- Vous aurez à attaquer celui que j'attaquerai, à l'entourer et à le frapper jusqu'à ce qu'il meure.
- Et s'il se rend ?...
- Je vous préviens d'avance que je ne le reçois pas à merci.
- Peste ! dit Procope, c'est une haine à mort, alors.
- à mort ! vous avez dit le mot, mon ami.
- Bon ! grogna Malemort en se frottant les mains, voilà qui est parler !
- Mais, dit Maldent, si cependant la rançon était bonne, il me semble que mieux vaudrait pour nous recevoir à rançon que tuer.
- Aussi traiterai-je et de la rançon et de la mort en même temps, afin que les deux cas soient prévus.
- C'est-à-dire, reprit Procope, que vous nous achetez l'homme mort ou vivant.
- Mort ou vivant, c'est cela.
- Combien pour le mort ? combien pour le vivant ?
- Le même prix.
- Bon ! dit Maldent, il me semble pourtant qu'un homme vivant a plus de valeur qu'un homme mort.
- Non, car je ne vous achèterais le vivant que pour en faire un mort, voilà tout.
- Voyons, dit Procope, combien donnez-vous ?
- Un instant, Procope, dit Yvonnet ; faut-il encore que M. de Waldeck veuille bien nous dire de qui il est question.
Le jeune homme fit un bond en arrière.
- Vous avez prononcé un nom... dit-il.
- Qui est le vôtre, monsieur, reprit Yvonnet, tandis que les aventuriers se regardaient, commençant à comprendre que c'était à l'amant de mademoiselle Gudule qu'ils devaient laisser défendre leurs intérêts.
Le jeune homme fronça son épais sourcil roux.
- Et d'où me connaissez-vous ? demanda-t-il.
- Voulez-vous que je vous le dise ? répondit Yvonnet.
Waldeck hésita.
- Rappelez-vous le château du Parcq, continua l'aventurier.
Waldeck pâlit.
- Rappelez-vous la forêt de Saint-Pol-sur-Ternoise.
- C'est justement parce que je me la rappelle, dit Waldeck, que je suis ici et que je vous fais la proposition que vous discutez.
- Alors c'est le duc Emmanuel Philibert qu'il s'agit de tuer, dit tranquillement Yvonnet.
- Peste ! s'écria Procope ; le duc de Savoie !
- Vous voyez qu'il est bon de s'expliquer, dit Yvonnet à ses compagnons en leur jetant un coup d'œil de côté.
- Et pourquoi ne tuerait-on pas le duc de Savoie ! s'écria Malemort.
- Je ne dis pas qu'il ne faut pas tuer le duc de Savoie, reprit Procope.
- à la bonne heure ! dit Malemort ; le duc de Savoie est notre ennemi puisque nous sommes engagés à M. l'amiral, et je ne vois pas pourquoi on ne tuerait pas le duc de Savoie comme un autre.
- Tu as parfaitement raison, Malemort, répondit Procope ; on peut tuer le duc de Savoie comme un autre... Seulement, c'est plus cher qu'un autre !
Maldent fit un signe d'assentiment.
- Beaucoup plus cher, dit-il.
- Sans compter, dit Lactance, que l'on risque son âme à ce jeu-là.
- Bah ! dit Waldeck avec son mauvais sourire ; crois-tu, s'il n'est point en enfer pour autre chose, que Benvenuto Cellini soit damné pour avoir tué le connétable de Bourbon ?
- Le connétable de Bourbon était un rebelle, distinguo, dit Procope.
- Et puis, combattant contre le pape Clément VII, il était excommunié, ajouta Lactance, et c'était œuvre pie que de le tuer.
- Avec cela qu'il est ami du pape Paul IV, votre duc de Savoie, reprit Waldeck en haussant les épaules.
- Voyons, il ne s'agit pas de tout cela, dit Pilletrousse ; il s'agit du prix.
- Bon ! fit Waldeck, cela s'appelle revenir à la question... Eh bien, que dites-vous de cinq cents écus d'or, cent à titre d'arrhes, quatre cent quand la chose sera faite ?
Procope secoua la tête.
- Je dis que nous sommes loin de compte, fit-il.
- J'en suis fâché, reprit Waldeck, car, pour ne pas perdre de temps, j'ai dit mon dernier mot et mon dernier prix... J'ai cinq cents écus d'or et pas un carolus avec ; si vous refusez, je serai obligé de traiter ailleurs.
Les aventuriers se regardaient : cinq sur sept secouaient la tête. Malemort seul était d'avis d'accepter parce qu'il y voyait des coups à donner et à recevoir. Fracasso était retombé dans ses rêveries poétiques.
- Au reste, dit Waldeck, rien ne presse... Vous réfléchirez. Je vous connais, vous me connaissez, nous habitons la même ville ; il nous sera facile de nous retrouver.
Et, saluant les aventuriers d'un léger signe de tête, il tourna sur ses talons et s'éloigna.
- Faut-il le rappeler ? dit Procope.
- Dame ! fit Maldent, cinq cents écus d'or ne se trouvent pas sous le pied d'un cheval.
- Et puis, dit Yvonnet, si c'est là tout ce qu'il possède, la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a.
- Mes frères, dit Lactance, les existences des princes de la terre sont sous la garde directe du ciel ; on risque son âme en y touchant. Il faut donc n'y toucher que pour une somme qui permette à chacun de nous d'acheter les indulgences dont il aura besoin si nous réussissons comme si nous ne réussissons pas. L'intention, mes frères – le digne prieur des jacobins me le disait hier encore –, l'intention, mes frères, est réputée pour le fait.
- Il est vrai, dit Pilletrousse, que cela vaut plus cher que ce qu'on nous propose... et si nous faisions le coup pour notre compte... hein ?
- Oui, dit Malemort, faisons le coup.
- Messieurs, interrompit Procope, l'idée est à M. de Waldeck ; lui prendre son idée, à lui qui est venu nous la confier, serait un vol... vous connaissez mes principes en matière de droit.
- Eh bien, répondit Yvonnet, si l'idée, comme tu le dis, est à lui, et s'il a la propriété de l'idée, je trouve, moi, qu'il faut accepter les cinq cents écus d'or.
- Oui, acceptons et battons-nous ! cria Malemort.
- Oh ! ne nous pressons pas, dit Maldent.
- Et s'il traite avec d'autres ? dit Yvonnet.
- Oui, s'il traite avec d'autres ? répéta Procope.
- Acceptons, et bataille ! hurla Malemort.
- Oui, oui, acceptons, crièrent toutes les voix.
- Ayzebdons ! dirent les deux Scharfenstein qui entraient en ce moment, portant sur une planche leur morceau de bœuf rôti, et qui, sans savoir de quoi il était question, se rangeaient à l'avis de la majorité, faisant comme toujours preuve de bon caractère.
- Alors, que l'un de nous coure après lui et le rappelle, dit Procope.
- Moi ! dit Malemort.
Et il s'élança.
Mais, au moment où il s'élançait, il entendit retentir du côté du faubourg d'île quelques coups de feu qui prirent à l'instant même la consistance d'une vive fusillade.
- Oh ! bataille ! bataille ! cria Malemort en tirant son épée et en courant au bruit qui se faisait entendre dans une direction parfaitement opposée à celle que suivait le bâtard de Waldeck, lequel remontait vers la tour à l'eau
- Oh ! oh ! l'on se bat du côté du faubourg d'île ! Voyons un peu ce que devient Gudule, s'écria Yvonnet.
- Mais l'affaire ? s'écria à son tour Procope.
- Termine, dit Yvonnet ; ce que tu feras sera bien fait... Je te donne procuration.
Et il s'élança sur les traces de Malemort qui avait déjà dépassé le premier pont et qui mettait le pied sur l'île formant le détroit Saint-Pierre.
Suivons à notre tour Malemort et Yvonnet afin de voir ce qui se passait au faubourg d'île.

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