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Chapitre XIII
Du double avantage qu'il peut y avoir à parler le patois picard

Jusqu'à présent, nous avons fait tous les honneurs du siège aux assiégés ; il est temps que nous passions un peu – ne fût-ce que pour la visiter – sous la tente des assiégeants.
Au moment où Coligny et ce groupe d'officiers que nous appellerions aujourd'hui l'état-major faisaient le tour des murailles afin de se rendre compte des moyens de défense de la ville, un autre groupe non moins important accomplissait son périple extérieur afin de se rendre compte des moyens d'attaque.
Ce groupe se composait d'Emmanuel Philibert, du comte d'Egmont, du comte de Horn, du comte de Schwarzenbourg, du comte de Mansfeld et des ducs Eric et Ernest de Brunswick.
Parmi les autres officiers formant un groupe à la suite du premier, chevauchait, toujours insoucieux de tout, excepté de la vie et de l'honneur de son bien-aimé Emmanuel, notre ancien ami Scianca-Ferro.
Par ordre exprès d'Emmanuel, Leona était demeurée à Cambray avec le reste de la maison du duc.
Le résultat de l'examen avait été que la ville, abritée derrière de mauvaises murailles, manquant d'une garnison et d'une artillerie suffisantes, ne pouvait tenir plus de cinq ou six jours ; et c'était ce que le duc Emmanuel avait mandé à Philippe II qui, lui aussi, non par ordre supérieur, mais par prudence suprême, était demeuré à Cambray.
Au reste, six ou sept lieues seulement séparaient les deux villes et, si Emmanuel avait choisi pour Leona la résidence royale, c'est que la nécessité de communiquer de vive voix avec Philippe II devant amener de temps en temps à Cambray le généralissime de l'armée espagnole, celui-ci avait calculé que chacun des voyages qu'il y ferait lui serait une occasion de voir Leona.
De son côté, Leona avait consenti à cette séparation, d'abord et avant toute chose parce que, dans cette vie de dévouement, d'amour et d'abnégation qu'elle avait adoptée, un désir d'Emmanuel devenait un ordre pour elle ; ensuite parce que cette distance de six ou sept lieues, quoiqu'elle créât une absence réelle, était illusoire sous le rapport de l'éloignement puisque, au moindre sujet d'inquiétude qui lui serait donné, la jeune fille, avec cette liberté d'action que lui laissait l'ignorance où chacun – excepté Scianca-Ferro – était de son sexe, pouvait, en une heure et demie, être au camp d'Emmanuel Philibert.
Au reste, depuis le commencement de la campagne, Emmanuel, quelle que fût la joie que lui donnât la reprise des hostilités – reprise à laquelle il avait, par les tentatives faites sur Metz et sur Bordeaux, au moins autant contribué que l'amiral par sa tentative sur Blois –, depuis le commencement de la campagne, disons-nous, Emmanuel Philibert semblait, moralement du moins, avoir vieilli de dix ans. Jeune capitaine de trente-et-un ans à peine, il se trouvait à la tête d'une armée chargée d'envahir la France, commandant à tous ces vieux chefs de Charles Quint et jouant sa propre fortune, à lui, derrière la fortune de l'Espagne.
En effet, du résultat de la campagne entreprise allait dépendre son avenir, non seulement comme grand général, mais encore comme prince souverain ; c'était le Piémont qu'il venait reconquérir en France. Emmanuel Philibert, fût-il commandant en chef des armées espagnoles n'était toujours qu'une espèce de condottiere royal ; on n'est vraiment quelque chose dans la balance de la destinée que lorsqu'on a le droit de faire tuer des hommes pour son propre compte.
Toutefois, il n'avait point à se plaindre : Philippe II, obtempérant, au moins en cela, aux recommandations que lui avait faites, en descendant du trône, son père Charles Quint, avait donné, sur l'affaire de la paix et de la guerre, plein pouvoir au duc de Savoie et avait mis sous ses ordres toute cette longue liste de princes et de capitaines que nous avons nommés en désignant topographiquement les places que chacun occupait autour de la ville.
Toutes ces pensées, au milieu desquelles celle de la responsabilité qui pesait sur lui n'était pas la moindre, rendaient donc Emmanuel Philibert grave et soucieux comme un vieillard.
Il avait parfaitement compris que du succès du siège de Saint-Quentin dépendait le succès de toute la campagne. Saint-Quentin pris, il ne restait entre cette ville et Paris que trente lieues à franchir et Ham, la Fère et Soissons à emporter ; seulement, il fallait enlever rapidement Saint-Quentin pour ne point donner à la France le temps de réunir une de ces armées qui lui sortent presque toujours de terre, en vertu d'on ne sait quel enchantement, et qui, comme par miracle, viennent offrir leur poitrine, muraille de chair, en remplacement des murailles de pierre que l'ennemi a détruites.
Aussi on a vu avec quelle persistante rapidité Emmanuel Philibert avait pressé les travaux du siège et quelle surveillance il avait établie autour de la ville.
Sa première idée avait été que le côté faible de Saint-Quentin était la porte d'île et que ce serait de ce côté que, à la moindre imprudence faite par les assiégés, il emporterait la place.
En conséquence, laissant tous les autres chefs de bataille poser leurs tentes devant la muraille de Rémicourt qui, en cas de siège régulier, était effectivement le point attaquable de la place, il avait été, comme nous l'avons déjà dit, poser la sienne du côté opposé, entre un moulin qui s'élevait au haut d'une petite colline et la Somme.
De là, il surveillait la rivière, sur laquelle il avait fait jeter un pont, et tout ce vaste espace s'étendant depuis la Somme jusqu'à la vieille chaussée de Vermand, espace qui devait être rempli par le campement de l'armée anglaise aussitôt que cette armée aurait rejoint l'armée espagnole et flamande.
On a vu comment la tentative faite pour enlever le faubourg d'un coup de main avait été repoussée.
Alors, Emmanuel Philibert avait résolu de risquer une échellade. Cette échellade devait avoir lieu pendant la nuit du 7 au 8 août.
Quel motif avait fait choisir à Emmanuel Philibert pour l'exécution de son entreprise cette nuit du 7 au 8 août plutôt qu'une autre nuit ? Nous allons le dire.
Dans la matinée du 6, au moment où il écoutait le rapport qui lui était fait par les différents chefs de patrouille, on lui avait amené un paysan du village de Savy qui, au reste, demandait à lui parler.
Emmanuel, sachant qu'aucun renseignement ne doit être dédaigné par un commandant militaire, avait ordonné que quiconque demanderait à le voir fût à l'instant même introduit en sa présence.
Le paysan n'avait donc attendu que le temps nécessaire à Emmanuel pour écouter la fin du rapport.
Il apportait au général de l'armée espagnole une lettre qu'il avait trouvée dans un pourpoint militaire.
Quant au pourpoint militaire, il l'avait trouvé sous le lit de sa femme.
Cette lettre, c'était celle que l'amiral écrivait par duplicata au connétable.
Ce pourpoint, c'était celui de Maldent.
Maintenant, comment le pourpoint de Maldent se trouvait-il sous le lit de la femme d'un paysan du village de Savy ? C'est ce que nous ne pouvons nous dispenser de raconter, le destin des états tenant parfois à ces sortes de fils plus légers que ceux qui volent à travers les airs échappés au fuseau de la Vierge.
Après avoir quitté Yvonnet, Maldent avait continué son chemin.
Arrivé à Savy, il s'était, au détour d'une rue, trouvé en présence d'une patrouille de nuit.
Fuir était impossible : il avait été vu ; fuir, c'eût été donner des soupçons ; d'ailleurs, deux ou trois cavaliers, en mettant leurs chevaux au galop, l'eussent facilement rejoint.
Il se jeta dans l'embrasure d'une porte.
- Qui vive ? cria une voix.
Maldent connaissait les mœurs picardes ; il savait qu'il était rare que les paysans fermassent les portes de leurs maisons au verrou ; il appuya sur le loquet : le loquet céda, la porte s'ouvrit.
- C'est ti toi, not' pove homme ? demanda une voix de femme.
- Ah ! oui dà, c'est mi, répondit Maldent, qui parlait le patois picard dans toute sa pureté, étant de Noyon, une des capitales de la Picardie.
- Oh ! dit la femme, j'crayais mi éque t'étais défuncté !
- Bon ! dit Maldent, ti va ben vir éque no !
Et, fermant la porte au verrou, il s'approcha du lit.
Si rapidement que Maldent eût disparu dans la maison, un cavalier l'avait vu disparaître, mais sans pouvoir dire précisément par quelle porte il avait disparu.
Or, comme cet homme pouvait être quelque espion suivant la patrouille, le cavalier, avec trois ou quatre de ses camarades, frappait déjà à la porte voisine, diligence qui prouvait à Maldent qu'il n'avait pas de temps à perdre.
Mais Maldent connaissait mal les localités ; il alla se jeter à corps perdu dans une table couverte de pots et de verres.
- Què qui gnia donc ? demanda la femme effrayée.
- Y gnia éque j'dégriboule ! dit Maldent.
- Feut-i ête si viux pour ête si bête ! murmura la femme.
Malgré le peu de galanterie de l'apostrophe, l'aventurier se contenta de répondre entre ses dents quelques mots de tendresse et, tout en se déshabillant, s'approcha du lit.
Il ne doutait pas que l'on ne frappât bientôt à la porte qui venait de s'ouvrir pour lui comme on frappait à la porte voisine et il tenait fort à ce qu'on ne le reconnût pas pour étranger à la maison.
Or, le moyen de n'être pas reconnu pour étranger à la maison, c'était d'occuper la place du maître de la maison.
L'habitude que Maldent avait prise de dépouiller les autres faisait qu'il était très-prompt à se dépouiller lui-même ; en un tour de main, ses vêtements furent à terre ; il les poussa du pied sous le lit, leva la couverture et se fourra dessous.
Mais il ne suffisait point à Maldent d'être tenu par les étrangers pour le maître de la maison ; il fallait encore que l'aigre femelle qui venait de l'apostropher si impoliment sur sa maladresse ne pût pas dire qu'il ne l'était point.
Maldent recommanda son âme à Dieu et, sans savoir à qui il avait affaire, il s'empressa de prouver à son hôtesse, jeune ou vieille, qu'il n'était point défuncté comme elle l'avait cru, ou plutôt ainsi qu'elle avait feint de le croire.
C'était une manière de faire ses preuves, comme eût dit M. d'Hozier, qui plaisait fort à la bonne dame ; aussi fut-elle la première à se plaindre du dérangement quand, après avoir visité la maison voisine, occupée seulement par une vieille femme de soixante ans et une petite fille de neuf ou dix, les cavaliers, qui tenaient à savoir quel était l'homme qu'ils avaient entrevu et qui avait été si prompt à disparaître, vinrent frapper à celle de la maison où était véritablement entré Maldent.
- Ah ! min Diu ! dit la femme, què qui gnia, Gosseu ?
- Bien, dit Maldent à lui même, il paraît que je m'appelle Gosseu... C'est toujours bon à savoir.
Puis, à son hôtesse :
- Quà qui gnia ? Va-t-en vir toi-meume.
- Mais, zernidiu ! ils vont écramouler la porte ! s'écria la femme.
- Bon ! qu'ils l'écramoulent ! répondit Maldent.
Et, sans s'inquiéter des soldats, l'aventurier reprit où il l'avait quittée la conversation interrompue ; de sorte que, lorsque la porte céda sous les coups de botte des cavaliers, personne – et, un instant, son hôtesse moins que personne – n'avait le droit de lui contester le titre de maître de maison.
Les soldats entrèrent, jurant, sacrant, blasphémant ; mais, comme ils juraient, sacraient et blasphémaient en espagnol et que Maldent leur répondait en picard, le dialogue devint bientôt si confus que les soldats jugèrent à propos d'allumer une chandelle afin que l'on se vît au moins, si l'on ne se comprenait pas.
C'était le moment critique ; aussi, pendant qu'un soldat battait le briquet, Maldent jugea-t-il prudent de mettre, en deux mots, son hôtesse au courant de la situation.
Il faut dire à l'honneur de celle-ci que son premier mouvement fut de ne point entrer dans la conspiration.
- Ah ! s'écria-t-elle, vous n'êtes pas é ce pove Gosseu !... Dégaloppez-mi vitemein hors d'ici, grand r'nidiu !
- Bon ! dit Maldent, j'sus Gosseu, pisque j'sus dans son lit !
Il paraît que l'argument sembla péremptoire à l'hôtesse de Maldent car elle n'insista pas davantage, et après avoir, à la lueur de la chandelle qui venait de prendre flamme, jeté un regard sur son mari improvisé, elle murmura :
- à tout péqué miséricorde ! I n'faut mi vouloir l'mort du péqueu, comme dit l'évangile d'not'Seingneu.
Et elle tourna le nez du côté de la ruelle.
Maldent profita de la lumière qui venait d'être faite pour jeter un regard autour de lui.
Il était dans une maison de paysan aisé : table de chêne, armoire de noyer, rideaux de serge ; sur une chaise, tout préparé, s'étalait le costume complet du dimanche que, par les soins de sa ménagère le véritable Gosseu devait trouver à son retour.
Les soldats, de leur côté, regardaient d'un œil non moins rapide et non moins observateur et, comme rien au monde ne pouvait éveiller leurs soupçons à l'endroit de Maldent, ils commencèrent à parler entre eux en espagnol, mais sans menace ; ce que Maldent eût reconnu facilement, quand bien même il n'eût pas compris l'espagnol à peu près aussi clairement qu'il comprenait le picard.
Il s'agissait tout simplement de le prendre pour guide, les soldats ayant peur de s'égarer dans le trajet de Savy à Dallon.
Voyant qu'il ne courait pas d'autre danger que celui-là et que même ce danger qu'il courrait lui donnait toute chance de s'échapper, Maldent prit le haut de la conversation.
- Ah ça, messieurs les soldats, dit-il, n'faut pau tant laissier fertouiller vot'laingue dans vos bouques... Dites vite vos volontés.
Alors le chef, qui parlait un peu plus français que les autres, comprenant à peu près l'apostrophe de Maldent, s'approcha du lit et lui fit entendre que ce qu'on désirait, c'était qu'il se levât d'abord.
Mais Maldent secoua la tête.
- Je n'peux mi, dit-il.
- Comment, tu ne peux pas ? dit le chef.
- No !
- Et pourquoi ça, no ?
- Pasque, en passant par la voyette de la Bourbatrie, j'm'a laissé dégribouler deins l'carrière, éque j'n'ai la gaimbe foulée.
Et Maldent fit, avec le haut de son corps et ses deux coudes, le simulacre d'un homme qui boîte.
- Bon ! dit le sergent, en ce cas on te donnera un cheval.
- Oh ! répondit Maldent, merchi ! Je n'sais ni monter à chevau ; à beudet, bon !
- Alors tu apprendras, dit le sergent.
- No, no, no ! dit Maldent en secouant la tête de plus fort en plus fort, je ne monte mi à chevau !
- Ah ! tu ne montes mi à chevau ! dit l'Espagnol s'approchant de Maldent et levant son fouet ; nous allons voir !
- J'monte à chevau ! j'monte à chevau ! dit Maldent en se jetant en bas du lit et en sautillant sur une jambe comme si effectivement il ne pouvait pas se poser sur l'autre.
- à la bonne heure ! dit l'Espagnol. Et maintenant, habillons-nous lestement.
- Bon ! bon ! fit Maldent ; mais n'criez pau tant, qu'vous aller réveiller mi pov'Cath'reine, qu'est infieuvrée pasqu'il li pousse ein gross'deint... Dors, mi prov'Cath'reine ! dors !
Et Maldent, toujours sautant sur un pied, jeta le drap par-dessus la tête de Cath'reine, qui n'avait rien de mieux à faire que de simuler le sommeil.
Quant à Maldent, il avait son idée en recouvrant avec le drap la tête de Catherine ; il avait guigné sur la chaise les nippes toutes flambantes neuves de maître Gosseu et il avait eu l'idée peu charitable de se les approprier, au lieu de l'habit de soudard tout dépenaillé qu'il avait précautionnellement poussé sous le lit.
Il trouvait à cette situation un double avantage : c'était d'avoir des chausses et un pourpoint neufs, au lieu d'un vieux pourpoint et des vieilles chausses ; et ensuite d'être vêtu en paysan au lieu d'être vêtu en militaire, ce qui lui donnait une plus grande sécurité pour accomplir le reste de son voyage.
Il commença donc à revêtir l'habit des dimanches du pauvre Gosseu avec autant de tranquillité que si la mesure en eût été prise sur lui-même et qu'il l'eût payé de sa propre bourse.
On comprend du reste que Catherine s'occupait peu de regarder ce qui se passait : elle ne demandait plus qu'une chose, c'est que son faux mari s'en allât, et bien vite.
De son côté, Maldent, qui craignait à chaque instant de voir apparaître sur le seuil de la porte le vrai Gosseu, se dépêchait du mieux qu'il pouvait.
Il n'y avait pas jusqu'aux soldats, pressés d'arriver à Dallon, qui n'aidassent Maldent à revêtir les frusques de Gosseu.
Au bout de dix minutes l'affaire fut bâclée. C'était un miracle comme les habits de Gosseu allaient bien à Maldent !
Une fois habillé, Maldent prit la chandelle sous prétexte de chercher son chapeau ; mais Maldent, en se heurtant à un tabouret, laissa échapper de ses mains la chandelle, qui s'éteignit.
- Ah ! dit-il en grommelant contre lui-même, i gnia ren d'pus bête au monde qu'un paysan qui n'a pau d'esprit !
Et, comme pour sa propre satisfaction, il ajouta à demi-voix :
- ô réservé pour cha d'un soldat qui croit dé n'avoir bécup !
Après quoi, prenant un ton pleureur :
- à r'vir, ma pov' Cath'reine ! dit-il ; bonsoir ! j'décarre !
Et, s'appuyant au bras d'un soldat, le faux Gosseu sortit en boîtant.
à la porte, il trouva un cheval tout préparé. Ce fut une grande affaire que de mettre Maldent à cheval ; il demandait à grands cirs ein beudet ou eine bourrique ; il fallut que trois hommes le soulevassent pour qu'il arrivât à enfourcher la selle.
Une fois en selle, ce fut bien pis ! Dès que le cheval menaçait de prendre le trot, Maldent jetait des cris lamentables et s'accrochait piteusement aux arçons, tirant si fort la bride en arrière que le pauvre cheval, ahuri, faisait de son côté tout ce qu'il pouvait pour se débarrasser d'un si désobligeant cavalier.
Il en résulta que, au coin d'une rue, le cheval profita de ce que le sergent venait de lui sangler un vigoureux coup de fouet sur la croupe et de ce que, en même temps, Maldent lui lâchait les rênes et lui enfonçait les éperons dans le ventre, pour partir au triple galop.
Maldent appelait de toutes ses forces à son secours ; mais, avant que l'on eût eu le temps d'y aller, le cheval et le cavalier avaient complètement disparu.
La comédie avait été si bien jouée que ce ne fut que lorsque le bruit même des pas se fut éteint, que les Espagnols commencèrent à comprendre qu'ils étaient dupes de leur guide, lequel, comme on voit, ne les avait pas guidés longtemps.
C'est ainsi que Maldent était arrivé à la Fère avec un cheval d'escadron et un habit de paysan et avait failli être emprisonné, pendu ou roué par suite de l'anomalie qui existait entre sa monture et son costume.
Maintenant, il nous reste à expliquer comment la lettre de Coligny était tombée entre les mains d'Emmanuel Philibert, ce qui sera à la fois moins scabreux et plus court à raconter.
Deux heures après le départ du faux Gosseu, le vrai Gosseu était rentré chez lui : il avait trouvé le village en révolution et sa femme en larmes. La pauvre Cath'reine racontait à tout le monde comment un brigand était entré chez elle, vu l'imprudence qu'elle avait eue, attendant son mari, de ne point fermer sa porte, et, le pistolet à la main, l'avait forcée de lui livrer les habits de Gosseu dont sans doute le scélérat avait besoin pour se dérober aux recherches de la justice – car l'homme capable de faire une pareille violence à une pauvre femme ne pouvait être qu'un grand criminel. Alors, si grande que fût la colère du vrai Gosseu de s'être vu si impudemment voler ses hardes neuves, il n'avait pu s'empêcher de consoler sa femme en la voyant entrer dans un si grand désespoir ; puis cette heureuse idée lui était venue qu'en fouillant dans les poches des guenilles laissées à la place de ses belles hardes neuves, peut-être trouverait-il quelque renseignement qui l'aiderait dans la recherche de son infâme voleur. En effet, il avait trouvé la lettre adressée par l'amiral à son oncle M. de Montmorency, lettre oubliée par l'aventurier dans son pourpoint, mais de l'oubli de laquelle il s'était peu préoccupé, sachant par cœur et étant prêt à redire de vive voix au connétable ce qu'elle contenait.
On a vu, du reste, que l'absence de cette lettre avait failli lui être fatale.
La première idée du vrai Gosseu, honnête homme au fond, avait été de porter cette lettre à son adresse ; mais il avait réfléchi que, au lieu de punir son voleur, il lui rendait service, puisqu'il faisait les commissions que celui-ci négligeait de faire ; et la haine, cette mauvaise conseillère, lui avait alors soufflé l'inspiration d'aller la porter à Emmanuel Philibert, c'est-à-dire à l'ennemi du connétable.
De cette façon, le messager n'aurait point la joie de voir sa commission faite mais, tout au contraire, il serait peut-être fustigé, emprisonné, passé par les armes, dans la supposition qui viendrait au connétable qu'il avait trahi.
Il faut dire que Gosseu balança quelque temps entre le premier mouvement et le second ; mais, comme s'il eût connu l'axiome que devait, trois siècles plus tard, formuler M. de Talleyrand, il lutta victorieusement contre son premier mouvement, qui était le bon, et eut la gloire de céder au second, qui était le mauvais.
En conséquence, le jour venu, malgré les prières de sa femme, qui était assez bonne pour implorer son mari en faveur de l'infâme scélérat, il se mit en route en disant :
- Allons, Cath'reine, n'm'engiborne pau sur l'artique de c'gueux-là... N, i, ni, chest fini. J'ai bouté deins m'tête qu'y s'rait pendu i l's'ra... Saint-Quentin, tête de kien !
Et, maitenant sa résolution, l'entêté Picard avait effectivement porté la lettre à Emmanuel Philibert qui ne s'était pas fait scrupule, bien entendu, de l'ouvrir et qui y avait vu l'itinéraire tracé par M. de Coligny au connétable pour le renfort qu'il le priait de lui envoyer.
Emmanuel Philibert récompensa largement Gosseu et le renvoya chez lui en lui promettant qu'il serait bien vengé.
Néanmoins, tant que dura le jour, le duc de Savoie ne fit aucune démonstration pouvant faire croire qu'il soupçonnait le projet du connétable ; mais, pensant bien que l'amiral ne s'était pas contenté de dépêcher un seul messager à son oncle et que celui-ci devait en avoir reçu deux ou trois au moins, le soir arrivé, il fit partir cinquante pionniers et couper, dans les vallées de Raulcourt et de Saint-Phal, les chemins de Savy et de Ham par de larges fossés flanqués de barricades.
Puis il y embusqua les meilleurs arquebusiers espagnols.
La nuit se passa sans que l'on entendît parler de rien.
Emmanuel Philibert s'y attendait, supposant bien qu'il avait fallu au connétable le temps de faire ses dispositions et que la comédie, comme disait l'amiral, serait pour le lendemain.
Aussi, le lendemain au soir, les arquebusiers espagnols étaient-ils à leur poste.
Mais ce n'était pas assez que d'empêcher ce secours d'arriver jusqu'à la ville. Emmanuel Philibert avait pensé que, pour favoriser l'entrée des Français dans Saint-Quentin, toute la garnison se porterait au faubourg de Pontoille et dégarnirait les autres points ; que le rempart du Vieux-Marché particulièrement, ayant cessé depuis deux jours d'être menacé par le feu des batteries flamandes, serait encore plus dégarni que les autres, et il avait ordonné une surprise pour la même nuit.
Nous avons vu comment le hasard, qui avait amené pour affaires particulières Yvonnet, suivi des deux Scharfenstein, sur le rempart du Vieux-Marché, avait fait échouer cette surprise.
Mais, comme compensation, en même temps que la surprise échouait, l'embuscade réussissait et cruellement pour les pauvres assiégés à qui cette réussite de l'ennemi enlevait leur dernier espoir. Trois fois Dandelot, revenant à la charge, essaya de franchir le mur de feu qui le séparait de la ville ; trois fois il fut repoussé sans que les assiégés osassent, dans la nuit et ignorant les dispositions prises par le duc de Savoie, sortir de la ville et leur porter secours. Enfin, décimés par les balles, les trois ou quatre mille hommes que conduisait Dandelot se dispersèrent dans la plaine et, avec cinq ou six cents seulement, il rejoignit, le lendemain 8 août, le connétable, auquel il raconta son échec et qui, après l'avoir écouté en grommelant, jura que, puisque les Espagnols le forçaient à se mettre de la partie, il allait leur apprendre un tour de vieille guerre.
à dater de ce moment, le connétable se décida donc à porter en personne et avec toute son armée – qui, au reste, n'était pas égale en nombre au cinquième de l'armée espagnole – un secours d'hommes et de vivres à la ville de Saint-Quentin.
Ce fut, le lendemain matin, un coup terrible pour les assiégés que cette double nouvelle, et de la surprise à laquelle ils avaient échappé, et de l'échec où avait succombé le secours que leur amenait le frère de l'amiral.
Ils en étaient donc réduits à leurs propres forces et l'on a vu ce qu'étaient leurs forces.
Ce fut Maldent qui, après avoir reçu décharge de la bouche même de Dandelot sur la façon dont il s'était conduit, se sauva à travers terres et, à trois heures du matin, vint, par la vieille chaussée de Vermand, frapper à la porte de Pontoille.
Les dernières paroles de Dandelot, paroles prononcées pour être transmises à son frère, avaient été de ne point désespérer et que, si l'amiral trouvait quelque autre moyen de ravitailler la ville, il pouvait le lui indiquer par Maldent.
C'était une promesse, mais une promesse trop vague pour qu'on pût asseoir sur elle une espérance quelconque. Coligny trouva donc plus simple, tout en exposant, le lendemain, aux échevins et au maïeur la situation plus que grave dans laquelle on se trouvait, de ne pas dire un seul mot de cette promesse.
Les bourgeois, comme le dit Coligny dans ses Mémoires, commencèrent par s'étonner un peu ; mais bientôt ils se réunirent et l'amiral put, secondé par eux, prendre de nouvelles mesures.
Beaucoup de pauvres gens des environs, de peur du pillage – exercice dans lequel les Espagnols avaient la réputation d'exceller –, s'étaient réfugiés, comme nous l'avons dit, dans la ville, y transportant ce qu'ils avaient de plus précieux. Au nombre de ceux qui étaient venus demander cette hospitalité à Saint-Quentin étaient deux seigneurs de noble maison et habitués à la guerre : les sires de Caulaincourt et d'Amerval.
Coligny les appela près de lui et les invita à élever chacun une bannière sur la place de l'hôtel de ville et à y faire des enrôlements, promettant que, à chaque homme qui s'enrôlerait, il ferait payer un écu de gratification et un quartier d'avance.
Les deux gentilshommes acceptèrent ; ils élevèrent chacun de son côté une bannière et, au bout de quatre ou cinq heures, ils avaient enrôlé deux cent vingt hommes qui étaient, avoue lui-même le connétable, assez bien armés et en bon équipage pour le lieu.
L'amiral, le même soir, les passa en revue et leur fit remettre la gratification et le quartier promis.
Puis, comme il pensait que le moment était venu de recourir aux mesures de rigueur et que le peu de vivres que renfermait la ville le forçait d'en éloigner toutes les bouches inutiles, il fit publier à son de troupe que tous les hommes ou femmes étrangers à Saint-Quentin et qui s'y étaient réfugiés venant des villages environnants eussent à se faire enrôler pour travailler aux réparations, sous peine d'être fouettés par les carrefours, la première fois qu'on les trouverait en faute, et pendus la seconde ; « si mieux n'aimaient, ajoutait la publication, se réunir, une heure avant la nuit, à la porte de Ham, laquelle leur serait ouverte pour qu'ils pussent se retirer. »
Par malheur pour ces pauvres gens dont la majeure partie préférait la retraite au travail, pendant la journée on avait entendu battre les tambours, sonner les trompettes, et l'on avait aperçu, arrivant du côté de Cambray, une nouvelle troupe vêtue de bleu.
C'était l'armée anglaise, forte de douze mille hommes, qui venait joindre celle du duc de Savoie et occuper les campements qui lui étaient préparés ; deux heures après, elle complétait le blocus de la ville, masquant la quatrième face et s'étendant depuis le faubourg d'île jusqu'à Florimont.
Les trois généraux qui la commandaient étaient Pembroke, Clinson et Gray.
Elle traînait à sa suite vingt-cinq pièces de canon et possédait ainsi, à elle seule, une artillerie double de celle que l'amiral avait été forcé d'éparpiller sur toute la circonférence des remparts de la ville.
Du haut des murailles, les habitants regardaient avec consternation cette troisième armée qui arrivait se joindre aux deux autres ; mais l'amiral passait dans la foule, disant :
- Allons, braves gens de Saint-Quentin, du courage ! Vous ne pouvez point penser que je sois venu parmi vous et que j'y aie amené tant d'hommes de bien pour le plaisir de me perdre et de les perdre avec moi ?... Or, quand nous en serions réduits à nous-mêmes, foi de Coligny, votre constance aidant, je tiens la garnison suffisante pour nous défendre contre nos ennemis !
Et, derrière lui, les fronts se relevaient, les yeux brillaient et les plus abattus se disaient les uns aux autres :
- Eh bien donc, courage ! Il ne nous arrivera pas pis à nous qu'à M. l'amiral et, puisque M. l'amiral répond de tout, reposons-nous sur sa parole.
Mais il n'en était point de même des pauvres paysans étrangers à la ville et qui, ne voulant pas courir le risque d'un travail exposé au feu de l'ennemi, s'étaient préparés à sortir de la ville : l'arrivée de l'armée anglaise venait de leur en fermer les portes et, danger pour danger, beaucoup se décidèrent à affronter celui que présentait le travail de réparation aux murailles.
Les autres persistèrent à vouloir quitter la ville et furent mis hors la porte de Ham. Ils étaient plus de sept cents.
Pendant vingt-quatre heures, ces malheureux demeurèrent couchés dans les fossés, n'osant s'aventurer à travers l'armée anglaise ou espagnole ; mais la faim les y força et, le soir du second jour, ils s'avancèrent, deux à deux, la tête basse, les mains jointes, vers les lignes ennemies.
Ce fut un terrible spectacle pour ceux de la ville, que de voir ces malheureux entourés comme un troupeau par les soldats espagnols ou anglais, poussés dans le camp à grands coups de manches de pique et demandant inutilement miséricorde.
Tout le monde pleurait autour de l'amiral. « Mais, dit celui-ci, ce fut autant de décharge, car il me fallait les nourrir ou les laisser mourir de faim. »
Le soir, Coligny tint conseil avec les bonnes gens de Saint-Quentin. Il s'agissait, maintenant que la ville était complètement bloquée, de trouver un passage par où le connétable pût essayer une nouvelle tentative de secours. On s'arrêta au passage de la Somme à travers les marais de Gros-Nard.
Ces marais étaient très-dangereux à cause de leurs tourbières et de leurs puisards ; mais des chasseurs habitués à ces marais que l'on jugeait impraticables déclarèrent que, si l'on voulait leur donner une cinquantaine d'hommes chargés de fascines, ils tenteraient, cette même nuit, d'établir un passage d'une dizaine de pieds de largeur faisant chaussée au milieu du marais et s'avançant jusqu'à la Somme.
Quant à la rive gauche, il ne fallait pas s'en inquiéter : elle était praticable.
L'amiral adjoignit Maldent aux travailleurs ; il lui donna une lettre pour son oncle ; dans cette lettre, il traçait au connétable un plan des localités, lui indiquant à ne pas s'y tromper le point où devait avoir lieu l'embarquement ; seulement, il lui recommandait de se munir de bateaux plats, attendu qu'il ne possédait, lui, que quatre nacelles en état de servir et que la plus grande de ces quatre nacelles contenait à peine quatre hommes.
Si la chaussée était faite pendant la nuit, Maldent devait traverser la Somme à la nage et se rendre près du connétable. S'il y avait réponse urgente, il la rapporterait de la même façon.
à deux heures du matin, chasseurs et travailleurs rentrèrent, disant qu'un chemin était tracé sur lequel pouvaient hardiment passer six hommes de front.
Le travail s'était fait sans dérangement aucun, les ingénieurs qui avaient sondé ces marais pour le duc de Savoie lui ayant rapporté que ce serait folie à un corps de troupes quelconque de s'y hasarder.
Maldent avait passé la rivière à la nage et s'était, à travers plaines, dirigé sur la Fère.
Tout allait donc, de ce côté, aussi bien que possible, et c'était une espérance faible, il est vrai, mais qu'il fallait laisser grandir dans la foi du Seigneur.
Au point du jour, l'amiral était sur la plate-forme de la Collégiale. C'était le 9 au matin. De ce point élevé, il dominait le triple camp ennemi et voyait tous les travaux des assiégeants.
Depuis vingt-quatre heures que Coligny n'était point monté à son observatoire, les Espagnols avaient diablement avancé leur besogne et l'on voyait, aux grands amas de terre fraîche qui s'élevaient du côté de Rémicourt, que leurs pionniers étaient au travail.
L'amiral envoya chercher aussitôt un excellent mineur anglais nommé Lauxfort et lui demanda ce qu'il pensait des travaux qu'exécutaient les ennemis ; celui-ci fut d'avis que c'était le commencement d'une mine ; mais il rassura l'amiral en lui disant que, par bonne fortune, il avait déjà, depuis deux ou trois jours, commencé de contreminer si à propos, qu'il se chargeait d'avoir raison de ce travail qui inquiétait l'amiral.
Mais, en même temps que ces mines, les Espagnols accomplissaient un autre travail qui n'était pas moins inquiétant : ils creusaient des tranchées, et ces tranchées – lentement, il est vrai, mais sans qu'on pût s'opposer à leur progrès – s'approchaient de la ville.
Ces tranchées étaient au nombre de trois ; toutes trois, elles menaçaient le rempart de Rémicourt vers lequel elles s'avançaient en zigzag : une en face de la tour à l'Eau, la seconde en face de la porte de Rémicourt, la troisième en face de la tour Rouge.
L'amiral ne pouvait s'opposer efficacement à ces tranchées ; il lui eût fallu assez d'hommes pour faire des sorties et les détruire ; assez d'arquebusiers pour soutenir ces sorties et protéger la retraite ; or, nous l'avons vu, il avait, avec les nouvelles recrues, six ou sept cents hommes à peine et, en réunissant toutes les armes, il n'était arrivé à se procurer qu'une quarantaine d'arquebuses ; de sorte que, comme il le dit lui-même, il n'avait aucun moyen de donner empêchement à ces travaux, ce dont il était fort marry !
Tout ce que pouvait faire l'amiral était donc de réparer, tant bien que mal, au fur et à mesure que les Espagnols détruisaient.
Mais bientôt ces réparations elles-mêmes devinrent impossibles. Dans la journée du 9, on entendit tonner une nouvelle batterie, et cette batterie, élevée sur la plate-forme de l'abbaye Saint-Quentin-en-île et prenant en écharpe le rempart de Rémicourt depuis la tour à l'Eau jusqu'à la tour Rouge, ne permettait plus guère les réparations, car aucun travailleur n'osait s'y hasarder. Cependant, comme ces réparations devenaient d'autant plus urgentes que les ravages de l'artillerie ennemie étaient plus considérables, l'amiral commença par employer le bâton ; mais, voyant que ce moyen, si efficace en d'autres circonstances, était insuffisant dans celle-ci, on dressa un rôle de pionniers auxquels on promit un écu par jour et une bonne nourriture. Cette double friandise, comme dit l'amiral, décida une centaine de travailleurs à s'engager.
De son côté, Maldent était arrivé sain et sauf à la Fère et, aussitôt que le connétable avait su la détresse où se trouvait son neveu et les travaux qui, exécutés à travers les marais, lui donnaient la facilité de le secourir, il avait résolu de visiter lui-même les lieux sans retard.
En conséquence, une heure après l'arrivée de Maldent à la Fère, il partit à la tête de deux mille chevaux et de quatre mille hommes d'infanterie, et marcha jusqu'à Essigny-le-Grand où il s'arrêta.
Là, après avoir rangé son armée en bataille, il envoya en avant trois officiers chargés d'étudier la position des Espagnols et la distance qui séparait leurs avant-postes de la ville et de la rivière ; puis, derrière eux, lui-même, avec ses capitaines les plus expérimentés, il s'avança le plus près possible des marais de la Somme, c'est-à-dire jusqu'au village de Gruoïs.
Les trois officiers envoyés en reconnaissance purent, eux, atteindre la Biette en dépassant un poste d'arquebusiers espagnols ; puis, ayant reconnu les marais de Gauchy et sondé les abords de la Somme, ils revinrent près du connétable, confirmant tout ce que Maldent avait dit.
à l'instant même, celui-ci reçut du connétable une lettre annonçant à Coligny qu'il n'avait plus à s'occuper de rien, que de bien tenir un jour ou deux, et que les secours demandés lui arriveraient d'un moment à l'autre.
L'amiral était donc invité à faire bonne garde afin que, à quelque heure du jour que ce secours arrivât, on ne le fît point attendre hors des murailles.
En conséquence et comme, dans tous les cas, ce secours devait arriver du côté de Tourival, l'amiral doubla les postes de ce côté et fit porter bon nombre d'échelles sous les hangars du magasin à poudre pour que les arrivants pussent à la fois entrer par la poterne Sainte-Catherine et monter par-dessus la muraille.
Le connétable rejoignit son armée à Essigny-le-Grand à peu près vers le même moment où Maldent rentrait dans la ville.
La résolution du connétable était de secourir Saint-Quentin ouvertement et en plein jour. L'obscurité et la ruse avaient si mal secondé l'entreprise une première fois, qu'il en appelait à ces deux grands auxiliaires du courage, la lumière du soleil et la force ouverte.
Le connétable retourna donc à la Fère, y rassembla son infanterie, sa cavalerie, son artillerie, quinze pièces de canon, et fit tenir l'ordre au maréchal de Saint-André, qui se trouvait à Ham, de le venir joindre le 10 août, de bonne heure, sur le chemin de la Fère à Saint-Quentin.
Après avoir remis son message à Coligny, Maldent s'en revint tout droit à la tente des aventuriers.
Il trouva chacun à son poste ; tous les visages étaient riants. Les affaires d'amour d'Yvonnet allaient à merveille. Fracasso avait abandonné l'infinitif du verbe perdre pour son participe passé, ce qui lui faisait perdu, rime à laquelle il avait trouvé immédiatement pendu. Les deux Scharfenstein s'étaient créé une petite industrie qui ne laissait pas que de leur rapporter un assez joli bénéfice : ils faisaient à eux deux des sorties nocturnes, s'embusquant sur les passages qui communiquaient d'un camp à l'autre, et, avec un grand fléau de leur invention pouvant atteindre à la distance de douze pieds, ils attendaient les passants, qui recevaient sur la nuque un coup asséné soit par Frantz, soit par Heinrich, et tombaient, bien entendu, sans dire ouf. Or, comme les Espagnols et les Flamands venaient de toucher leur solde arriérée et une gratification d'entrée en campagne, les deux géants tiraient à eux l'homme mort ou évanoui et le dépouillaient ; s'il était mort, le passant ne se réveillait pas ; s'il n'était qu'évanoui, il se réveillait ficelé comme un saucisson et un bâillon dans la bouche, ayant à ses côtés trois ou quatre compagnons ficelés et bâillonnés comme lui. Puis, lorsqu'il était l'heure de s'aller coucher, les deux Scharfenstein chargeaient sur leurs épaules leurs trois ou quatre prisonniers et, si pauvres que fussent les rançons, nos Allemands, qui étaient des gens d'ordre, les alignaient à l'avoir de la société. Procope continuait d'exercer son industrie de notaire marron et de procureur in partibus ; il ne pouvait suffire aux testaments : aussi avait-il doublé son prix et n'en faisait-il plus qu'à six livres. Lactance déménageait peu à peu la cave des jacobins, qui était réputée comme la meilleure qu'il y eût dans les environs, et la faisait passer sous la tente des aventuriers. Pilletrousse revenait avec des bourses qu'il prétendait avoir rencontrées dans des pas de cheval et des manteaux qu'il soutenait avoir découverts sur des bornes. Les affaires d'argent comme les affaires d'amour allaient donc à merveille ; l'or affluait de tous les côtés et, quoique ce fût en petits ruisseaux, promettait de faire une si grosse rivière, que, pour si peu que la guerre durât encore un ou deux ans, chacun de nos aventuriers pourrait se retirer avec une fortune honnête et suivre en paix et avec considération le penchant naturel qui l'entraînait, celui-ci vers l'amour, celui-là vers la poésie.
Le sourire était sur toutes les lèvres, disons-nous, excepté pourtant sur celles du pauvre Malemort.
Malemort geignait lamentablement ; jamais il n'avait fait entendre gémissements pareils. Ce n'était point qu'il allât plus mal, au contraire ; mais Malemort, selon le précepte de Socrate : ï?¦ï€±ï€´ ï?†ï€¬ï€¢ï?Œï?Šï?€ï€¼ ! (connais-toi toi-même !), avait fait une étude, non pas psychologique, mais anatomique de lui-même ; il se connaissait à fond. Il sentait venir une affaire décisive et, si promptes que fussent ses chairs à se recoudre, il voyait clairement qu'il lui serait impossible d'y jouer son rôle et d'y attraper quelque nouvelle estafilade.
Maldent, en annonçant confidentiellement la prochaine arrivée du connétable, vint mettre le comble au désespoir de son compagnon.
C'était l'heure du souper ; les aventuriers se mirent à table. Grâce aux mille ressources de leur imagination, cette table était certainement mieux garnie que celle de l'amiral. Le vin surtout, fourni, comme nous l'avons dit, par frère Lactance, y était à la fois abondant et délicieux.
Aussi épuisa-t-on toutes les santés.
On but d'abord au bon retour de Maldent ; au sonnet de Fracasso, qui était venu à bien ; à la santé de Malemort, puis à celle du roi, puis à celle de M. l'amiral, puis à celle de Mlle Gudule ; puis enfin – et, disons-le, ce fut un souvenir de Maldent – à celle de la pauvre Catherine Gosseu.
Il n'y avait que les deux Scharfenstein qui, n'ayant pas une grande facilité d'élocution, avaient bu, et même beaucoup plus à eux deux que les sept autres, mais qui n'avaient pas encore porté de santé.
Enfin Heinrich se leva, son verre plein à la main, la bouche souriante sous son épaisse moustache, l'œil pétillant sous son large sourcil.
- Gombagnons, dit-il, che brobose ein zanté.
- Silence, messieurs ! crièrent les aventuriers, Heinrich propose une santé !
- Et moi auzi, dit Frantz.
- Et Frantz aussi ! crièrent les aventuriers.
- Foui !
- Laquelle, Frantz ? Parle d'abord : la parole est au plus jeune.
- Celle que brobosera mon ongle.
- Ah ! bravo, crièrent les aventuriers ; neveu respectueux comme toujours !... Voyons, Heinrich, ta santé !
- Che brobose la zanté te ce fertueux cheune homme gui est fenu nous ovrir cinq zents égus d'or bour la bédide avaire en guesdion, fous safez...
Et il fit le signe un peu vulgaire d'un homme qui tue un lapin.
- Ah ! oui, dit Yvonnet, le bâtard de Waldeck... Bon ! nous ne l'avons pas revu ; il ne nous a pas laissé d'arrhes, et ne nous a pas dit pour quel jour nous lui appartenions.
- N'imborde ! dit Heinrich, il a encaché za barole, et un Allemand n'a gue za barole : il fientra, il tonnera tes arrhes et il nous vixera un chour.
- Merci, de répondre de moi, Heinrich ! dit une voix à la porte de la tente.
Les aventuriers se retournèrent.
- Messieurs, dit le bâtard de Waldeck en s'avançant, voici les cent écus d'or que je vous ai promis comme arrhes, et vous m'appartenez corps et âme pour demain toute la journée, ou plutôt pour aujourd'hui, car il est une heure du matin.
Alors il jeta cent écus d'or sur la table et, prenant le verre que, à son grand regret, Maldent avait laissé plein :
- ça, messieurs, dit-il, faisons honneur à la proposition du brave Heinrich... Buvons à la réuzide de la bédide avaire !
Et les aventuriers burent joyeusement à la réussite de cette petite affaire, qui n'était rien autre chose que la mort d'Emmanuel Philibert.

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