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Chapitre V
Où, après que le vaincu a été traité en vainqueur, le vainqueur est traité en vaincu

L'attitude des trois personnages était différente et exprimait assez bien la situation des âmes.
La reine Catherine était encore près de la porte particulière, le dos appuyé à la tapisserie, la main qui tenait la clef cachée derrière elle ; son visage était un peu pâle ; tout son corps frissonnait, tant l'ambition a de mystérieuses émotions qui ressemblent à celles de l'amour !
Le cardinal, debout, dans son petit costume de prélat, moitié ecclésiastique, moitié militaire, était près d'une table chargée à la fois de papiers et de colifichets de femme ; son poing fermé s'arc-boutait sur la table et lui servait de soutien.
Le duc François était isolé en face de la porte ; il semblait un champion tenant une lice, défiant chaque venant et s'exposant à tous les coups sous son costume presque militaire – le casque et la cuirasse manquant seuls à son armement – ; avec ses longues bottes toutes couvertes de boue, sa grande épée à la taille, et se tenant collée à son côté comme une inflexible et fidèle amie, il avait ce même aspect qu'il savait prendre sur le champ de bataille quand les flots d'ennemis venaient se rompre au poitrail de son cheval, ainsi que, pendant une tempête, viennent se rompre à l'angle d'un rocher les flots tumultueux de la mer. Découvert devant la majesté royale, il tenait à la main son chapeau de feutre ombragé d'une plume cerise ; mais sa haute stature, rigide et droite comme celle du chêne, n'avait point, devant le roi, perdu une ligne de sa taille.
Henri vint se heurter à cette dignité victorieuse qui faisait dire à je ne sais quelle grande dame du temps que, auprès du duc de Guise, tous les autres gentilshommes semblaient peuple.
Il s'arrêta comme s'arrête le caillou qui frappe la muraille, le plomb qui rebondit contre le fer.
- Ah ! c'est vous, mon cousin ! dit-il. Je suis étonné de vous trouver ici... je vous croyais commandant le camp à Compiègne.
- C'est exactement comme moi, sire, répondit le duc de Guise ; j'ai été on ne peut plus étonné de rencontrer le connétable à la porte du Louvre ; je le croyais prisonnier à Anvers.
Henri se mordit les lèvres à cette dure réponse.
- C'est vrai, monsieur, dit-il ; mais j'ai payé sa rançon et, pour deux cent mille écus, j'ai eu le plaisir de revoir un fidèle ami et un vieux serviteur.
- Votre Majesté n'estime-t-elle que deux cent mille écus les villes qu'elle rend, assure-t-on, à l'Espagne, à l'Angleterre ou au Piémont ? Comme elle en rend deux cents à peu près, cela ne ferait que mille écus la ville !
- Je rends ces villes, monsieur, dit Henri, non point pour racheter M. de Montmorency, mais pour acheter la paix.
- J'avais cru jusqu'ici qu'en France, du moins, la paix s'achetait avec des victoires.
- C'est qu'en votre qualité de prince lorrain, monsieur, vous connaissez mal l'histoire de France... Avez-vous oublié, entre autres, les traités de Bretigny et de Madrid ?
- Non sire ; mais je ne croyais pas qu'il y eût identité, ni même ressemblance, entre les positions. Après la bataille de Poitiers, le roi François Ier était prisonnier à Tolède... Aujourd'hui, le roi Henri II, à la tête d'une magnifique armée, est tout-puissant dans son Louvre ! à quoi bon renouveler, en pleine prospérité, les désastres des époques fatales de la France ?
- Monsieur de Guise, dit le roi avec hauteur, vous êtes-vous rendu compte des droits que je vous donnais en vous nommant lieutenant général du royaume ?
- Oui, sire... Après la désastreuse bataille de la Saint-Laurent ; après l'héroïque défense de Saint-Quentin ; quand l'ennemi était à Noyon ; quand M. de Nevers n'avait plus que deux ou trois cents gentilshommes autour de lui ; quand Paris en rumeur fuyait par ses barrières brisées ; quand le roi, au sommet de la plus haute tour du château de Compiègne, interrogeait la route de Picardie afin d'être le dernier à se retirer devant l'ennemi, non pas comme un roi qui devrait ne point s'exposer aux coups, mais comme un général, comme un capitaine, comme un soldat qui soutiendrait une retraite, vous m'avez appelé, sire, et vous m'avez nommé lieutenant général du royaume. Mon droit, dès lors, était de sauver la France, que M. de Montmorency avait perdue. Qu'ai-je fait, sire ? J'ai ramené l'armée d'Italie en France, j'ai délivré Bourg, j'ai arraché les clefs de la France de la ceinture de la reine Marie Tudor en lui reprenant Calais, j'ai reconquis Guines, Ham et Thionville, j'ai surpris Arlon, j'ai réparé le désastre de Gravelines, et, après un an d'une guerre acharnée, j'ai réuni au camp de Compiègne une armée du double plus forte qu'elle n'était à l'heure où j'en ai pris le commandement... était-ce dans mon droit, tout cela, sire ?
- Sans doute, sans doute, balbutia Henri embarrassé.
- Eh bien, alors, que Votre Majesté me permette de lui dire que je ne comprends rien à cette question qu'elle vient de me faire : « Vous êtes-vous rendu compte des droits que je vous donnais en vous nommant lieutenant général du royaume ? »
- Je voulais vous dire, monsieur le duc, qu'au nombre des droits qu'un roi donne à son sujet, il est rare qu'il lui donne celui de remontrance.
- D'abord, répondit le duc François en s'inclinant avec une courtoisie si affectée qu'elle devenait presque une impertinence, j'oserai faire observer à Votre Majesté que je n'ai pas précisément l ‘honneur d'être son sujet. Après la mort du duc Albert, l'empereur Henri II donna le duché de Haute-Lorraine à Gérard d'Alsace, premier duc héréditaire et tige de notre maison ; j'ai reçu ce duché de mon père, qui le tenait du sien par la grâce de Dieu ; de même que je l'ai reçu de mon père, je le léguerai à mon fils... C'est ce que, du grand au petit, vous faites pour le royaume de France, sire.
- Savez-vous, mon cousin, répartit Henri cherchant à introduire l'ironie dans la discussion, que ce que vous me dites là me donne une crainte ?
- Laquelle, sire ? demanda le duc.
- C'est que la France n'ait un jour la guerre avec la Lorraine !
Le duc se mordit les lèvres.
- Sire, reprit-il, la chose est plus qu'improbable ; mais si cependant cela arrivait et qu'en ma qualité de duc souverain j'eusse à défendre mon patrimoine contre Votre Majesté, je vous jure que ce n'est que sur la brèche de ma dernière place forte que je signerais un traité aussi désastreux que celui que vous avez consenti !
- Monsieur le duc ! fit le roi redressant la tête et haussant le ton.
- Sire, répondit M. de Guise, laissez-moi dire à Votre Majesté ce que je pense et ce que nous pensons tous, tant que nous sommes, gens de noblesse. L'autorité d'un connétable est telle, à ce que l'on prétend, que, dans une extrême nécessité, il peut engager le tiers du royaume. Eh bien, sans autre nécessité que celle de sortir d'une prison où il s'ennuie, M. le connétable vous coûte plus du tiers de votre royaume !... Oui, de votre royaume, car je tiens comme étant de votre royaume, sire, toute cette conquête du Piémont qui a coûté à la couronne de France plus de quarante millions d'or, et à la terre de France plus de cent mille de ses enfants ; car je tiens comme étant de votre royaume ces deux beaux parlements de Turin et de Chambéry que le feu roi, votre seigneur et père, avec un grand nombre d'autres états, y avait institués à la française ; car je tiens comme étant de votre royaume toutes ces belles villes transalpines où tant de vos sujets avaient établi race et lignée, que peu à peu les habitants quittaient leur italien corrompu et commençaient à y parler aussi bon français que celui que l'on parle à Lyon ou à Tours.
- Eh bien, demanda Henri, assez embarrassé de répondre à de pareilles raisons, pour qui aurai-je abandonné tout cela ? Pour la fille de mon père, pour ma sœur Marguerite.
- Non, sire, vous l'avez abandonné pour le duc Emmanuel Philibert, son mari, c'est-à-dire pour votre ennemi le plus cruel, pour votre antagoniste le plus acharné ! Une fois mariée, la princesse Marguerite n'est plus la fille du roi votre père, la princesse Marguerite n'est plus votre sœur ; la princesse Marguerite est duchesse de Savoie. Or, voulez-vous que je vous dise ce qui arrivera, sire ? C'est qu'à peine rentré dans ses terres, le duc de Savoie en arrachera tout ce que le roi votre père et vous y avez planté ; si bien que toute cette gloire que la France a acquise en Italie dans l'espace de vingt-six ou trente ans, y sera complètement éteinte et que cet espoir vous échappera à tout jamais de reconquérir un jour le duché de Milan !... Et ce n'est point encore cela qui me trouble le plus l'esprit et me déchire le plus l'âme : c'est que, cet avantage, vous le faites au lieutenant général du roi Philippe, au représentant de cette maison d'Espagne, notre plus fatale ennemie ! Par les Alpes, dont le duc de Piémont tient tous les passages, songez-y, sire, l'Espagne est aux portes de Lyon, de Lyon qui, avant cette paix, était au centre de votre royaume et qui aujourd'hui se trouve ville frontière !
- Oh ! sous ce rapport, répondit Henri, vous vous effarouchez à tort, mon cousin ! M. le duc de Savoie, par arrangement pris entre nous, passe en réalité du service de l'Espagne au nôtre. Que M. le connétable meure et son épée est promise d'avance au duc Emmanuel Philibert.
- Et c'est sans doute pour cela, répliqua le duc de Guise avec amertume, qu'il la lui a prise d'avance à Saint-Quentin ?
Puis, comme le roi faisait un mouvement d'impatience :
- Pardon, sire, continua le duc, j'ai tort... et de pareilles questions doivent être traitées plus sérieusement... Ah ! le duc Emmanuel Philibert a la survivance de M. de Montmorency ! ah ! M. de Savoie tiendra dans sa main l'épée fleurdelysée ! Eh bien, sire, le jour où vous lui remettrez cette épée, craignez qu'il n'en use à la manière du comte de Saint-Paul, qui était étranger comme M. de Savoie, étant de la maison de Luxembourg. Le roi Louis onzième et le duc de Bourgogne, eux aussi, firent un jour la paix comme vous la voulez faire ou comme vous la venez de faire avec le roi d'Espagne ; une des conditions de cette paix était que le comte de Saint-Paul serait connétable, et il le fut ; mais, à peine connétable, il favorisa sous main le duc de Bourgogne, son premier maître, et comme on peut le voir aux Mémoires de Philippe de Commines, il ne marcha plus dès lors que de trahison en trahison !
- Eh bien, dit le roi, puisque vous me renvoyez aux Mémoires de Philippe de Commines, je vous répondrai par les Mémoires de Philippe de Commines. Quel fut le résultat de toutes ces trahisons du comte de Saint-Paul ? Qu'il eut le cou tranché, n'est-ce pas ? Eh bien, écoutez-moi, mon cousin : à la première trahison du duc Emmanuel, je vous jure, et c'est moi qui vous le dis, qu'il en sera fait de lui par moi comme du comte de Saint-Paul par mon prédécesseur Louis le onzième... Mais il n'en sera point ainsi, s'il plaît à Dieu, continua le roi. Le duc Emmanuel Philibert, loin d'oublier ce qu'il nous doit, aura toujours devant les yeux la position que nous lui avons faite. Aussi bien gardons-nous, au milieu de ses terres, le marquisat de Saluces, comme une marque d'honneur pour la couronne de France et afin que le duc de Savoie, ses enfants et sa postérité n'oublient jamais que nos rois ont autrefois conquis et possédé tout le Piémont et toute la Savoie, mais qu'en faveur d'une fille de France qui fut mariée en leur maison, on leur a restitué et même plutôt gratuitement donné tout ce qu'ils possédaient de çà et là les monts pour les rendre, par cette immense libéralité, plus obéissants et plus affectionnés à la couronne de France.
Puis, comme le roi voyait que le duc de Guise ne paraissait pas estimer à sa valeur cette possession du marquisat de Saluces que se réservait la France :
- D'ailleurs, ajouta-t-il, si vous vouliez bien y réfléchir, monsieur le duc, vous diriez comme moi que c'était une fort tyrannique usurpation, de la part du feu roi mon seigneur et père, que celle qu'il avait faite sur le pauvre prince père du présent duc de Savoie ; car il n'y avait aucun droit et ce n'était point agir en bon chrétien que de chasser ainsi un fils hors du duché de son père et de le dépouiller de tout... Et, quand je n'aurais d'autre motif que de décharger de ce péché l'âme du roi mon père, je voudrais rendre à Emmanuel Philibert ce qui lui appartient.
Le duc s'inclina.
- Eh bien, demanda Henri, vous ne répondez rien, monsieur de Guise ?
- Si fait, sire... Seulement, dès lors que la passion du moment emporte Votre Majesté à ce point d'accuser le roi son père de tyrannie, ce n'est plus – moi, qui tiens le roi François Ier pour un grand roi et non pour un tyran –, ce n'est plus au roi Henri II, c'est au roi François Ier que j'ai à rendre compte de ma conduite... De même que vous jugez votre père, sire, votre père vous jugera ; et, comme je crois le jugement des morts plus infaillible que celui des vivants, condamné par le vivant, c'est au père que j'en appelle !
Alors, s'approchant de ce beau portrait de François Ier peint par le Titien et qui est aujourd'hui un des principaux ornements du Louvre, mais qui alors était le principal ornement de la chambre où se passait la discussion que nous venons de rapporter, ne fût-ce que pour prouver à nos lecteurs que ce n'est pas la pointe de l'épée espagnole, mais que ce sont les beaux yeux d'une femme qui firent signer le fatal traité de Cateau-Cambresis :
- ô roi François Ier ! dit-il, toi qui fus armé par Bayard et qu'on appela le roi chevalier, voulant te donner un titre qui résumât en lui toutes les honorables qualifications données aux rois tes prédécesseurs, tu aimais trop, de ton vivant, les sièges et les batailles, et tu étais trop affectionné à ton royaume de France, pour ne pas avoir, de là-haut, regardé ce qui se passez chez nous... Tu sais ce que j'ai fait et ce que je voulais faire encore ; mais on m'arrête en chemin, ô mon roi ! et l'on préfère une paix qui nous coûte, en la signant, plus que ne nous coûterait trente ans de revers !... Mon épée de lieutenant général du royaume est donc inutile ; et, comme je ne veux pas qu'on dise qu'une telle paix a été cimentée tant que le duc de Guise avait son épée à son côté, je te la rends, à toi, mon roi, le premier pour qui je l'ai tirée et qui sais ce qu'elle valait !
à ces mots, détachant épée et ceinturon, le duc accrocha le tout comme un trophée au cadre du portrait, s'inclina et sortit, laissant le roi furieux, le cardinal atterré, Catherine triomphante.
En effet, la vindicative Florentine ne voyait qu'une chose en tout cela : c'était l'insulte faite par le duc de Guise à Diane de Valentinois, sa rivale, et au connétable, son ennemi.

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