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Chapitre VIII
Ce qui se passait au château des Tournelles et dans les rues de Paris, pendant les premiers jours du mois de juin 1559

Le 5 du mois de juin de l'an 1559, une splendide cavalcade se composant de dix clairons, d'un roi d'armes, de quatre hérauts, de cent vingt pages, tant de la chambre, de la grande écurie, de la vénerie, de la fauconnerie que d'ailleurs, et de trente ou quarante écuyers qui fermaient la marche, sortit du palais royal des Tournelles, situé près de la Bastille, prit la rue Saint-Antoine, suivie d'un grand concours de peuple qui n'avait jamais vu pareille magnificence, et s'arrêta sur la place de l'Hôtel de Ville.
Là, les trompettes sonnèrent par trois fois afin de donner le temps aux fenêtres de s'ouvrir et à ceux qui étaient éloignés de s'approcher ; puis, lorsque la foule fut bien épaisse, lorsque tous les yeux de cette foule furent bien fixés, toutes les oreilles bien ouvertes, le roi d'armes déploya un grand parchemin scellé du sceau royal, et, après que les hérauts eurent crié trois fois : « Silence !... Oyez ce qui va être dit ! » le roi d'armes commença de lire le cartel suivant :

« DE PAR LE ROI,

» Après que, par une longue, cruelle et violente guerre, les armes ont été exercées en divers endroits avec effusion de sang humain et autres pernicieux actes que la guerre produit, et que Dieu, par sa sainte grâce, clémence et bonté, a bien voulu donner à la chrétienté tout entière, affligée par tant de malheurs, le repos d'une bonne et sûre paix, il est plus que raisonnable que chacun se mette en devoir, avec toutes démonstrations de joie, plaisir et allégresse, de louer et célébrer un si grand bien, qui a converti toutes les inimitiés et toutes les aigreurs en douceurs et amitiés par les étroites alliances qui se font, moyennant les mariages accordés par le traité de ladite paix, à savoir :
» De très-haut, très-puissant et très-magnanime prince Philippe, roi catholique des Espagnes, avec très-haute et très-excellente princesse Madame élisabeth, fille aînée du très-haut, très-puissant, très-magnanime prince Henri, second de ce nom, très-chrétien roi de France, notre souverain seigneur ;
» Et aussi de très-haut et très-puissant prince Emmanuel Philibert, duc de Savoie, avec très-haute et très-excellente princesse madame Marguerite de France, duchesse de Berry, sœur unique dudit seigneur roi très-chrétien, notre souverain seigneur.
» Lequel, considérant que, grâce aux occasions qui s'offrent et se présentent, les armes éloignées de toute cruauté et violence se peuvent et se doivent employer avec plaisir et utilité par ceux qui désirent s'éprouver et s'exercer en vertueux et louables faits et actes ;
» Fait savoir, en conséquence, à tous princes, seigneurs, gentilshommes, chevaliers et écuyers suivant le fait des armes, et désirant faire preuve de leur personne pour exciter les jeunes à la vertu, et recommander les prouesses des expérimentés, qu'en la ville capitale de Paris, le pas est ouvert par Sa Majesté Très-Chrétienne et par les princes Alphonse d'Est, duc de Ferrare, François de Lorraine, duc de Guise, pair et grand chambellan de France, et Jacques de Savoie, duc de Nemours, tous chevaliers de l'Ordre, pour être tenu contre tout venant duement qualifié, à commencer le seizième jour du présent mois de juin, et continuant jusqu'à l'accomplissement et effet des emprises et articles qui s'ensuivent :
» La première emprise, à cheval, en lice, en double pièce, se composera de quatre coups de lance, et un pour la dame.
» La deuxième emprise, à coups d'épée à cheval, un à un ou deux à deux, à la volonté du maître du camp.
» La troisième emprise, à pied, trois coups de pique et six coups d'épée.
» Et si, en courant, aucun frappe le cheval, au lieu de frapper le cavalier, il sera mis hors des rangs sans plus y retourner, si le roi ne l'ordonne.
» Et, à tout ce que dessus, seront ordonnés quatre maîtres de camp, pour veiller à toutes choses.
» Et celui des assaillants qui aura le mieux rompu et le mieux fait aura le prix, dont la valeur sera à la discrétion des juges.
» Pareillement, celui qui aura le mieux combattu à l'épée et à la pique aura aussi le prix à la discrétion desdits juges.
» Seront tenus les assaillants, tant de ce royaume comme étrangers, de venir toucher à l'un des écus qui seront pendus au perron du bout de la lice, selon les emprises qu'ils voudront faire, et ainsi toucheront à plusieurs d'entre eux à leur chois, oui à tous s'ils veulent ; et, là, ils trouveront un officier d'armes qui les enrôlera selon les écus qu'ils auront touchés.
» Seront aussi tenus les assaillants d'apporter ou faire apporter par un gentilhomme audit officier d'armes leur écu, armorié de leurs armoiries, pour cet écu être pendu au perron trois jours durant avant le commencement dudit tournoi.
» Et, en cas que, dans ledit temps, ils n'apportent ou envoient leurs écus, ils ne seront reçus audit tournoi sans le congé des tenants.
» Et, en signe de vérité, nous Henri, par la grâce de Dieu, roi de France, avons signé le présent écrit de notre main.
» Signé : HENRI. »

Lecture faite de ce cartel, les quatre hérauts crièrent par trois fois :
- Vive le roi Henri, à qui le Seigneur donne de longs et glorieux jours !
Puis toute la troupe, roi d'armes, hérauts, pages et écuyers, poussèrent le même cri, auquel répondit une acclamation générale de la foule.
Après quoi, la cavalcade, toujours clairons sonnants, se remit en marche, traversa la rivière, remonta la cité jusqu'au parvis Notre-Dame, et là, s'arrêtant, avec le même cérémonial, fit lecture du même cartel, lecture qui fut suivie de cris pareils et de semblables fanfares.
Enfin, par le même pont qu'elle avait pris pour venir, la cavalcade rentra dans la ville, atteignit la rue Saint-Honoré, gagna la place du Louvre, où une nouvelle lecture fut faite, toujours au milieu des mêmes acclamations et des mêmes bravos de la multitude, qui semblait comprendre que ce spectacle devait être le dernier de ce genre qu'il lui serait permis de contempler.
De là, par les boulevards extérieurs, la cavalcade se dirigea vers le palais des Tournelles où le roi avait transporté sa cour.
En effet, huit jours auparavant, avis avait été donné au roi que le duc d'Albe, désigné pour représenter le roi Philippe II dans la cérémonie du mariage et dans les actes qui en devaient être la suite, s'avançait vers Paris avec une troupe de trois cents gentilshommes espagnols.
Aussitôt le roi avait évacué le Louvre et s'était retiré au palais des Tournelles, qu'il comptait habiter avec toute la cour pendant le temps que dureraient les fêtes, abandonnant son palais du Louvre au duc d'Albe et aux illustres hôtes qu'il amenait avec lui.
à cette première nouvelle, le roi avait envoyé le connétable au-devant du duc d'Albe, lui ordonnant de marcher jusqu'à ce qu'il le rencontrât.
Le connétable avait rencontré à Noyon le représentant du roi Philippe II et avait continué avec lui sa marche vers Paris.
Arrivés à Saint-Denis, le connétable et le duc d'Albe virent venir à eux M. le maréchal de Vieilleville, surintendant général, lequel était envoyé par le roi pour veiller à ce que les Espagnols fussent grandement traités.
Deux heures après, par une belle matinée du dernier dimanche de mai, toute cette troupe, rafraîchie et restaurée, fit son entrée dans Paris ; entrée magnifique, cette troupe formant, tant en princes, seigneurs, gentilshommes, qu'écuyers et pages, plus de cinq cents cavaliers.
M. de Vieilleville fit traverser aux Espagnols tout Paris, depuis la barrière Saint-Denis jusqu'à celle des Sergents ; puis il logea, comme l'ordre en avait été donné, le duc d'Albe et les principaux seigneurs espagnols au palais du Louvre, et les simples gentilshommes dans la rue Saint-Honoré.
Aussi, quand la lecture du cartel fut faite sur la place du Louvre, y avait-il là, pour l'écouter, presque autant d'Espagnols que de Français, et, quand elle fut finie, des bravos retentirent-ils dans les deux langues.
Maintenant, si le lecteur, qui vient de suivre la proclamation royale du château des Tournelles à la place de l'Hôtel de Ville, de la place de l'Hôtel de Ville au parvis Notre-Dame, et du parvis Notre-Dame à la façade du Louvre, veut la reconduire jusqu'au château des Tournelles, d'où elle est sortie depuis deux heures, nous profiterons de sa bonne volonté pour examiner avec lui les grands travaux que le roi vient d'y faire exécuter à l'occasion des joutes proclamées par le cartel que nous avons cru devoir, si long qu'il fût, rapporter en entier, non seulement comme pièce curieuse et authentique et comme spécimen des mœurs de cette époque dans laquelle s'exhale le dernier soupir chevaleresque de la France, mais encore parce que les lois de cette joute nous aideront à mieux comprendre les faits qui vont s'accomplir sous nos yeux.
La lice extérieure – et par cette désignation nous entendons la circonférence entière du bâtiment – avait été élevée sur le terrain vague qui s'étendait du palais des Tournelles à la Bastille : elle avait deux cents pas de long sur cent cinquante de large.
La carcasse oblongue de cette lice était fabriquée en planches et couverte de toile pareille à celle des tentes, sinon qu'elle était rayée plus richement, c'est-à-dire d'azur et d'or, qui sont les deux couleurs du blason de France.
Sur les deux prolongements latéraux, on avait construit des estrades réservées aux spectateurs, gentilshommes et dames de la cour.
Du côté du château s'ouvraient trois portes affectant à peu près les formes des trois portes d'un arc de triomphe, celle du milieu étant plus élevée que les deux autres.
La porte du milieu avançait de douze ou quinze pieds dans la lice et formait l'entrée et la sortie d'un bastion dans lequel devaient demeurer les quatre tenants, toujours prêts à répondre à quiconque viendrait les provoquer. En avant de ce bastion, il y avait une barrière transversale que les écuyers ouvraient au cri de « Laissez aller ! »
Les quatre tenants étaient, on le sait déjà :
Le roi de France Henri II ;
Le prince de Ferrare Alphonse d'Este ;
François de Lorraine, duc de Guise ;
Jacques de Savoie, duc de Nemours.
Quatre mâts surmontés de banderoles portaient chacun un écu aux armes de l'un des illustres champions. Les assaillants – qui entraient du côté opposé de la lice, où avait été bâtie une grande salle dans laquelle ils pouvaient se vêtir et se dévêtir – devaient venir toucher du bois de leur lance l'écu du tenant qu'ils désiraient combattre, pour indiquer que ce qu'ils demandaient, c'était une simple course en l'honneur des dames, une joute à armes courtoises. De son côté, comme du côté du château, une barrière, en s'ouvrant, donnait passage au cheval et au cavalier.
Sans doute, malgré cette précaution, arriverait-il ce qui arrivait presque toujours en pareille circonstance, c'est que quelque haine vigoureuse se produirait tout à coup ; c'est que quelque chevalier inconnu ferait demander au roi, au lieu d'une joute à armes courtoises, un bon combat à outrance, et, ayant obtenu cette permission de Henri II, qui n'aurait pas le courage de la lui refuser, viendrait toucher l'écu de son adversaire du fer et non plus du bois de sa lance.
Alors, en place d'un simulacre de combat, s'engagerait un combat réel dans lequel, cessant de jouer le jeu ordinaire, les deux adversaires joueraient leur vie !
La lice intérieure – celle dans laquelle devaient avoir lieu les courses – était large de quinze pas ou de quarante-cinq pieds, ce qui permettait aux tenants et aux assaillants de courir un contre un, deux contre deux, et même quatre contre quatre.
Cette lice était fermée par de longues pièces de bois s'élevant à la hauteur de trois pieds et recouvertes de la même étoffe que celle qui tapissait tout l'intérieur de la tente. Des barrières s'ouvrant, deux à chaque extrémités, permettaient aux juges du camp d'entrer dans la lice, ou aux assaillants, si quelques-uns d'entre eux, avec permission du roi, obtenaient de jouter contre un juge du camp, au lieu de jouter contre un des tenants désignés, de passer de la lice dans le vaste quadrilatère réservé, à droite et à gauche, aux juges du camp et aux estrades, afin d'aller toucher, du bois ou du fer de leur lance, l'écu de celui auquel ils désiraient avoir affaire.
Il y avait autant de juges du camp que de tenants, c'est-à-dire quatre juges.
Ces quatre juges étaient :
Le prince de Savoie Emmanuel Philibert ;
Le connétable de Montmorency ;
M. de Boissy, grand écuyer, qu'on appelait, par habitude, M. le Grand ;
Enfin, M. de Vieilleville, grand chambellan et maréchal de France.
Chacun d'eux avait, à l'un des angles du quadrilatère, un petit bastion surmonté de ses armes.
Deux de ces bastions – et c'étaient ceux de M. le duc de Savoie et du connétable – étaient appuyés à la façade du palais des Tournelles.
Les deux autres – ceux de MM. de Boissy et de Vieilleville – s'adossaient au bâtiment construit pour les assaillants.
Au-dessus du bastion des tenants s'étendait le balcon réservé à la reine, aux princes et aux princesses, tout tendu de brocart d'or, avec une espèce de trône pour la reine, des fauteuils pour les princes et les princesses, et des tabourets pour les dames attachées à la cour.
Tout cela, vide encore, mais visité chaque jour par le roi, dont l'impatience comptait les instants, attendait tenants et assaillants, juges du camp et spectateurs.

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