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Chapitre X
Les joutes de la rue Saint-Antoine

Ce fut le 27 juin 1559 que le bourdon de Notre-Dame, ébranlant les vieilles tours de Philippe-Auguste, annonça la solennité de ce mariage du roi d'Espagne avec la fille du roi de France.
Le duc d'Albe, accompagné du prince d'Orange et du comte d'Egmont, représentait, comme nous l'avons dit, le roi Philippe II.
En arrivant au parvis de l'église métropolitaine, les jambes manquèrent à la pauvre élisabeth : il fallut la soutenir par dessous les bras, la porter presque, pour l'amener jusqu'à la nef ; ce furent le comte d'Egmont et Guillaume d'Orange, ces deux hommes marqués par la fatalité, l'un pour l'échafaud du duc d'Albe, l'autre pour la balle de Balthasar Gérard, qui lui rendirent ce triste service.
Emmanuel la regardait avec un sourire sympathique dont Scianca-Ferro, le seul qui sût ce que le prince avait laissé à écouen, pouvait seul aussi deviner la signification.
Après la cérémonie, on revint au château des Tournelles, où un grand dîner attendait. La journée se passa en concerts, et, le soir venu, Emmanuel Philibert ouvrit le bal avec la jeune reine d'Espagne, qui n'avait d'autre consolation que l'absence de son royal époux, dont elle était encore éloignée pour quelques jours ; Jacques de Nemours dansa avec la princesse Marguerite ; François de Montmorency avec Diane de Castro, et le Dauphin, que nous aurions dû nommer le premier, avec la reine Marie Stuart.
Amis et ennemis étaient là réunis pour un moment ; toutes ces grandes haines paraissaient, sinon éteintes, du moins assoupies.
Seulement, amis et ennemis formaient deux groupes bien séparés.
Le connétable avec tous ses fils, Coligny, Dandelot et leurs gentilshommes.
François de Guise avec tous ses frères, le cardinal de Lorraine, le duc d'Aumale, le duc d'Elbeuf... On oublie les noms de ces six fils du même père.
Les premiers gais, triomphants, joyeux.
Les autres sombres, graves, menaçants.
On se disait tout bas que si, le lendemain, dans la lice, quelqu'un de ces Montmorency se heurtait à quelqu'un de ces Guise, on aurait, au lieu d'une joute, un véritable combat.
Mais Henri avait pris ses précautions : il avait fait défendre à Coligny et à Dandelot de toucher d'autres boucliers que le sien ou ceux de Jacques de Nemours et d'Alphonse d'Este.
Même défense avait été faite à Damville et à François de Montmorency.
Les Guise avaient voulu d'abord s'éloigner de ces fêtes : le duc François avait parlé de la nécessité d'un voyage dans sa principauté ; mais Catherine de Médicis et le cardinal son frère l'avaient fait revenir sur cette résolution, imprudente comme toutes celles qui sont inspirées par le dépit et l'orgueil.
Il était donc resté et l'événement prouva qu'il avait bien fait de rester.
à minuit, on se sépara ; le duc d'Albe conduisit élisabeth jusqu'à sa chambre, plaça sa jambe droite dans le lit, la couvrit du drap ; puis, après quelques secondes, la tira hors des couvertures, salua et sortit. Les épousailles étaient faites !
Le lendemain, toute la cour fut réveillée par les fanfares, à l'exception du roi Henri, qui n'avait pas dormi, tant il avait hâte d'arriver à ces joutes dont il se promettait la joie depuis si longtemps.
Aussi, quoique le tournoi ne dût commencer qu'après le déjeuner, dès le jour, le roi Henri II errait-il de la lice aux écuries, passant en revue son magnifique haras, auquel Emmanuel Philibert venait – splendide cadeau ! – d'ajouter dix-neuf chevaux tout sellés et tout caparaçonnés.
L'heure du déjeuner venue, tenants et juges du camp mangèrent à part sur une table de forme ronde, pour rappeler celle du roi Arthur, et furent servis par les dames.
Les quatre servantes des illustres convives étaient la reine Catherine, la princesse Marguerite, la petite reine Marie et la duchesse de Valentinois.
Le déjeuner fini, chacun passa dans son appartement pour s'armer.
Le roi avait une admirable cuirasse de Milan toute damasquinée d'or et d'argent ; son casque, surmonté de la couronne royale, représentait une salamandre aux ailes déployées.
Son écu, comme celui qui était pendu au bastion, portait un croissant luisant dans un ciel pur, avec cette devise :

DONEC TOTUM IMPLEAT ORBEM !

Ses couleurs étaient blanc et noir, celles, du reste, qu'avait adoptées Diane de Poitiers à la mort de M. de Brezé, son mari.
M. de Guise était vêtu de sa cuirasse de bataille, la même qu'il portait au siège de Metz ; elle offrait l'empreinte bien visible – que l'on peut y distinguer encore aujourd'hui au musée d'artillerie de Paris où elle est déposée – des cinq balles qu'il reçut au siège de Metz et qui s'aplatirent sur l'acier sauveur.
Son bouclier, comme celui du roi Henri, représentait le ciel ; seulement, ce ciel était moins pur : un nuage blanc y voilait une étoile d'or.
Sa devise était :

PRéSENTE, MAIS CACHéE.

Ses couleurs étaient le blanc et l'incarnat, « couleurs, dit Brantôme, d'une dame que je pourrais nommer et qu'il servit étant fille à la cour. »
Malheureusement, Brantôme ne nomme pas la dame et nous sommes forcés, par l'ignorance dans laquelle il nous laisse, d'être aussi discret que lui.
M. de Nemours avait une cuirasse milanaise, cadeau du roi Henri II ; son bouclier représentait un ange ou un amour – il était difficile de distinguer lequel des deux – portant un bouquet de fleurs avec cette devise :

ANGE OU AMOUR, IL VIENT DU CIEL !

Cette devise faisait allusion à ce qui était arrivé à ce beau prince dans la ville de Naples, un jour de Fête-Dieu.
Comme il suivait la procession avec les autres seigneurs français, un ange, glissant le long d'un fil de fer tendu à cet effet, descendit par une fenêtre et, de la part d'une dame, lui présenta un magnifique bouquet.
De là la devise « Ange ou amour, il vient du ciel ! »
Ses couleurs étaient jaune et noir, couleurs qui, suivant le même Brantôme, signifient : Jouissance et fermeté ou ferme en jouissance ; « car il étoit, lors ce disait-on, jouissant d'une des plus belles dames du monde, et, pour ce, devoit-il être ferme et fidèle à elle pour bonne raison, car ailleurs n'eût-il sçu mieux rencontrer et avoir. »
Enfin, le duc de Ferrare – ce jeune prince encore assez inconnu à cette époque et qui devait, plus tard, attacher à son nom la triste célébrité d'avoir enfermé, pendant sept ans, le Tasse dans l'hôpital des fous – était armé d'une admirable cuirasse de Venise ; son écu représentait Hercule terrassant le lion de Némée, avec cette devise :

QUI EST FORT EST DIEU !

Ses couleurs étaient le jaune et le rouge.
à midi, les portes furent ouvertes. En un instant les places réservées sur les estrades furent occupées par les dames, les seigneurs et les gentilshommes à qui leur nom donnait droit d'assister à ces fêtes.
Puis le balcon royal se peupla à son tour.
Le premier jour, c'était madame de Valentinois qui devait donner le prix.
Ce prix était une magnifique chaîne toute resplendissante de rubis, de saphirs et d'émeraudes séparés par des croissants d'or triplement enlacés.
Les croissants étaient, comme on le sait, les armes de la belle duchesse de Valentinois.
Le second jour, le vainqueur devait être couronné de la main de madame Marguerite.
Le prix était une hache d'armes turque d'un travail exquis et qui avait été donnée par Soliman au roi François Ier.
Le troisième jour – jour d'honneur – était réservé à Catherine de Médicis. Le prix était une épée dont la poignée et la coquille avaient été ciselées par Benvenuto Cellini.
à midi, les musiciens, placés dans un balcon en face de celui des princes et des princesses, firent entendre leurs fanfares.
L'heure de la joute était venue.
Les pages entrèrent les premiers dans la lice comme une volée d'oiseaux.
Il y avait douze pages pour chaque tenant, quarante-huit en tout, chacun vêtu de soie et de velours aux couleurs de son maître.
Puis vinrent quatre écuyers par chaque tenant. Leur mission était de ramasser les lances brisées et de porter secours aux combattants si besoin était.
Puis, enfin, sortirent à leur tour les quatre maîtres du camp, armés de pied en cap, visières baissées, sur leurs chevaux, armés comme eux et vêtus de caparaçons traînant jusqu'à terre.
Chacun d'eux, son bâton à la main, vint se placer en face d'une des barrières latérales et demeura immobile comme une statue équestre.
Alors les trompettes des quatre tenants apparurent sur les quatre portes du bastion et sonnèrent leur défi aux quatre points cardinaux.
Une trompette répondit et l'on vit sortir, par la porte des assaillants, un chevalier tout armé, visière baissée et sa lance à l'étrier.
Le collier de la Toison d'Or pendait à son cou. à cet insigne, qu'il avait reçu en 1546 de Charles Quint – en même temps que l'empereur Maximilien, Cosme de Médicis, grand duc de Florence, Albert, duc de Bavière, Emmanuel Philibert, duc de Savoie, Octave Farnèse, duc de Parme, et Ferdinand-Alvarès de Tolède, duc d'Albe –, on reconnut Lamoral, comte d'Egmont.
Les plumes de son casque étaient blanches et vertes : c'étaient les couleurs de Sabine, comtesse palatine, duchesse de Bavière, qu'il avait épousée cinq ans auparavant à Spire, en présence de l'empereur Charles Quint, ainsi que de Philippe II, roi de Naples, et qu'il aima tendrement et fidèlement jusqu'à sa mort.
Il s'avança, manœuvrant son cheval avec cette grâce qui lui avait valu la réputation d'un des premiers cavaliers de l'armée espagnole, réputation portée à un si haut degré, que le roi Henri II, qui sous ce rapport n'avait pas, disait-on, de rival, en était jaloux.
Arrivé aux trois quarts de la lice, il salua de la lance et de la tête le balcon de la reine et des princesses, inclinant le fer de sa lance jusqu'à terre, la couronne de son casque jusque sur le cou de son cheval, et il alla toucher du bois de sa lance l'écu du roi Henri II.
Puis, au milieu des fanfares retentissantes, il força son cheval à franchir à reculons toute la longueur de la lice, allant mettre sa lance en arrêt de l'autre côté de la barrière.
Comme la joute était courtoise, on devait, ainsi que c'était l'habitude, frapper du col jusqu'en bas du torse, ou, comme on le disait à cette époque, entre les quatre membres.
Au moment où d'Egmont mettait sa lance en arrêt, le roi sortit tout armé et à cheval.
Henri n'eût pont été le roi, que l'applaudissement qui éclata à sa vue n'eût pas été moins universel : il était impossible d'être mieux assis sur son cheval, mieux placé sur ses étriers, enfin plus solide et plus élégant à la fois, que n'était le roi de France.
Comme le comte d'Egmont, il tenait à la main sa lance toute prête. Après avoir fait pirouetter son cheval sur lui-même pour saluer la reine et les princesses, il se retourna vers son adversaire et mit sa lance au faucre.
Aussitôt les écuyers levèrent les barrières et les juges du camp, voyant que les combattants étaient prêts, crièrent d'une seule voix :
- Laissez aller !
Les deux cavaliers n'attendaient que ce moment pour se précipiter l'un sur l'autre.
Tous deux se frappèrent en pleine poitrine.
Le roi et le comte d'Egmont étaient trop bons cavaliers pour être désarçonnés et, cependant, au choc terrible, le comte perdit un étrier et sa lance, toute vibrante, lui échappa de la main et s'en alla tomber à quelques pas de lui, tandis que la lance du roi vola en trois ou quatre morceaux, ne laissant dans sa main qu'un tronçon inutile.
Les deux chevaux, comme épouvantés du choc, du bruit, de la secousse, s'arrêtèrent tremblants et acculés sur leurs jarrets de derrière.
Henri jeta loin de lui le tronçon de sa lance.
Aussitôt, et tandis que la lice retentissait des applaudissements des spectateurs, deux écuyers s'élancèrent par-dessus les barrières, l'un pour ramasser la lance du comte d'Egmont et la lui donner, l'autre pour offrir au roi une lance neuve.
Tous deux reprirent du champ et remirent leur lance en arrêt.
Les trompettes sonnèrent de nouveau, les barrières se rouvrirent et les juges du camp crièrent une seconde fois :
- Laissez aller !
Cette fois, les deux lances se brisèrent ; Henri plia, comme un arbre courbé par le vent, jusque sur la croupe de son cheval ; d'Egmont vida les deux étriers et fut obligé de se retenir à l'arçon de sa selle.
Le roi se redressa, le comte lâcha l'arçon et les deux cavaliers, qu'on eût cru déracinés par ce choc terrible, se retrouvèrent tous deux debout et fermes sur leurs étriers.
Les éclats de lance avaient volé tout autour d'eux.
Ils laissèrent les écuyers enlever les débris des lances et retournèrent chacun derrière sa barrière.
Là, on leur présenta deux nouvelles lances plus fortes que les premières.
Chevaux et cavaliers semblaient aussi impatients les uns que les autres : les chevaux hennissaient et écumaient ; il était évident que les nobles animaux, animés par la course et les fanfares bien plus que par l'éperon, prenaient leur part au combat.
Les fanfares sonnèrent ; tous les spectateurs criaient de joie et battaient des mains comme lorsque, cent ans plus tard, Louis XIV parut sur un théâtre faisant le rôle du Soleil dans le ballet des Quatre saisons.
Seulement, Henri, en guerrier du Moyen âge, Louis XIV, en baladin de tous les temps, étaient chacun l'expression de la France de leur époque : le premier représentait la France chevaleresque ; le second, la France galante.
à peine entendit-il, au milieu des bravos, le cri de « Laissez aller ! »
Le choc fut plus formidable encore cette troisième fois que les deux autres : un des pieds de Henri vida l'étrier sous le choc de la lance du comte d'Egmont, qui se brisa en morceaux, tandis que la lance du roi demeura entière ; le coup fut si rude, que le cheval du comte leva les deux pieds de devant et que la sangle, s'étant brisée par la violence du choc, glissa sur le dos incliné du cheval ; si bien que – chose singulière ! – sans avoir vidé les arçons, le cavalier se trouva à terre.
Mais, comme il tomba debout, cette chute, qu'il était impossible d'éviter, servit à mettre au jour l'adresse et l'habileté de l'admirable cavalier.
Toutefois, le comte, saluant Henri, ne s'en déclara pas moins vaincu, se mettant courtoisement à la merci de son vainqueur.
- Comte, lui dit le roi, vous êtes prisonnier de la duchesse de Valentinois ; allez donc vous mettre à sa merci : c'est elle, et non pas moi, qui décidera de votre sort.
- Sire, répondit le comte, si j'eusse pu deviner qu'un si doux esclavage m'était réservé, je me serais laissé prendre la première fois que j'ai combattu Votre Majesté !
- Et c'eût été une grande économie d'hommes et d'argent pour moi, monsieur le comte, répondit le roi, résolu à ne pas se laisser vaincre en courtoisie, car vous m'eussiez épargné la Saint-Laurent et Gravelines !
Le comte se retira. Cinq minutes après, il venait sur le balcon s'agenouiller aux pieds de madame la duchesse de Valentinois, qui lui liait les deux mains avec un magnifique collier de perles.
Pendant ce temps, le roi, qui avait fourni ses trois courses, reprenait haleine et laissait la place au duc de Guise, second tenant.
Le duc de Guise jouta, lui, avec le comte de Horn. Les trois courses furent fournies sans trop de désavantage de la part du général flamand courant contre un homme qui passait pour un des meilleurs jouteurs de son temps.
à la troisième course, avec une courtoisie égale à celle du comte d'Egmont, il s'avoua vaincu.
Puis vint le tour de Jacques de Nemours. Il jouta avec un Espagnol nommé don Francisco Rigonès. Au premier coup de lance, l'Espagnol perdit un étrier ; au second, il fut renversé sur la croupe de son cheval ; au troisième, il fut enlevé des arçons et porté à terre.
Ce fut, au reste, le seul Espagnol qui tenta la fortune des joutes : nos voisins d'au-delà des Pyrénées se reconnaissaient pour inférieurs à nous dans ces sortes de luttes et ne voulaient pas risquer leur réputation, déjà ébréchée par l'échec de don Francisco Rigonès.
Restait le duc de Ferrare. Il jouta avec Dandelot ; mais, quoique entre eux la fortune demeurât à peu près égale, le rude défenseur de Saint-Quentin avoua, en se retirant, qu'il préférait un combat véritable à l'épée, avec un ennemi de la France, à tous ces jeux qui lui paraissaient un peu païens pour un homme comme lui, converti depuis un an à peine à la religion réformée.
En conséquence, il déclara que son frère Coligny prendrait sa place si la chose lui convenait, mais que, quant à lui, il ne courrait plus.
Et, comme Dandelot était un homme rigide, il se tint parole à lui-même.
La première journée se termina par une joute des quatre tenants contre quatre assaillants. Ces quatre assaillants étaient Damville contre le roi, Montgomery contre le duc de Guise, le duc de Brunswick contre Jacques de Nemours et le comte de Mansfeld contre Alphonse d'Este.
à part le roi, qui, soit force réelle, soit courtoisie de son adversaire, obtint sur Damville un avantage marqué, les forces se balancèrent.
Henri rentra au comble de la joie. Il est vrai qu'il n'entendait pas ce qui se disait tout bas – chose peu étonnante, les rois entendant rarement même les choses qui se disent tout haut.
Ce qui se disait tout bas, c'est que le connétable était trop bon courtisan pour n'avoir point appris à son fils aîné avec quels égards on doit traiter son roi, même la lance à la main.

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