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Chapitre XIII
La prédiction

Ce qui s'était passé à la joute du 29 juin était resté un mystère, non seulement pour la masse des spectateurs, mais encore pour ceux que leur position sociale plus rapprochée du duc, soit qu'elle la dominât ou la côtoyât, semblait devoir initier à ses ses secrets.
Comment se faisait-il que le duc de Savoie, qui devait être présent, fût absent ? Comment se faisait-il qu'en son absence son frère de lait Scianca-Ferro eût revêtu son armure ? Et comment se faisait-il que, juste en ce moment, cet autre lui-même, cet ami, ce frère, eût eu à soutenir à sa place un si rude combat ?
Toutes les questions que l'on s'adressa à ce sujet furent inutiles, et, comme le roi lui-même paraissait désirer d'être initié à ce mystère, Emmanuel le pria, en souriant, de ne point chercher à lever le voile qui couvrait ce petit coin de sa vie.
Madame Marguerite, seule, avec cette inquiète curiosité que l'on pardonne à l'amour réel, aurait eu le droit de s'informer auprès de lui ; mais elle avait été si bouleversée de ce combat, elle était si heureuse de revoir son cher duc sain et sauf, qu'elle n'en demanda point davantage et que le seul sentiment nouveau qui surgit dans son cœur fut un redoublement d'affection fraternelle pour Scianca-Ferro.
Trois fois, Emmanuel avait fait demander des nouvelles du blessé.
La première fois, il était encore évanoui ; la seconde fois, il revenait à lui ; la troisième fois, il montait à cheval.
Pour toute réponse aux inquiétudes du prince, le bâtard avait murmuré ces mots sous la forme d'une menace :
- Dites au duc Emmanuel que nous nous reverrons !
Puis, inconnu pour tous, il était parti avec son écuyer inconnu.
Il était évident qu'il ignorait que ce fût Scianca-Ferro, et non le duc, qu'il eût combattu.
Cet épisode, si émouvant d'ailleurs, n'avait fait que donner une nouvelle ardeur aux plaisirs de la soirée ; seulement, Henri disait aux dames qui parlaient avec leur enthousiasme habituel de cet événement :
- Que vais-je vous donner pour demain et quel spectacle sera digne de vos beaux yeux après celui que vous avez vu aujourd'hui ?
Pauvre roi ! il ignorait que le spectacle du lendemain serait si terrible, qu'il ferait, même aux historiens, oublier celui de la veille !
Au reste, les présages ne manquèrent point.
Vers huit heures du matin, une des femmes de Catherine de Médicis se présenta chez Henri, lui disant qu'elle venait, au nom de la reine, le prier humblement de la recevoir.
- Comment, de la recevoir ? dit le roi ; c'est moi qui passerai chez elle, et cela à l'instant même... N'est-elle pas ma reine et ma dame ?
On apporta cette réponse à Catherine, qui secoua la tête : elle était, en effet, peu reine et encore moins dame.
La reine et la dame, c'était la duchesse de Valentinois.
En entrant chez Catherine, le roi, au reste, fut effrayé de sa pâleur.
- Eh ! mon Dieu ! lui demanda-t-il, qu'avez-vous donc ? seriez-vous malade et auriez-vous passé une mauvaise nuit ?
- Oui, mon cher seigneur, répondit Catherine, je suis malade, mais de crainte.
- Oh ! bon Dieu ! reprit le roi, et que craignez-vous donc ?
- L'événement d'hier m'avait troublée en me mettant en l'âme de vieilles terreurs... Vous rappelez-vous, sire, cette prédiction faite à votre naissance ?
- Ah ! oui, dit Henri, attendez donc... Ne s'agit-il pas d'un horoscope qui me menace ?...
- Justement, sire.
- De mourir dans un duel, dans un combat singulier.
- Eh bien, sire ?
- Eh bien, vous voyez, l'horoscope se trompait : celui qui était menacé, ce n'était pas moi ; c'était mon beau-frère Emmanuel... Mais, grâce au ciel, il l'a échappé ! Il est vrai que je ne saurais dire de quelle façon et que je ne comprends pas trop comment son écuyer, ce démon qu'on a eu grandement raison d'appeler Brise-Fer, s'est trouvé là à point nommé, sous son armure, pour combattre en sa place et courir cette rude joute contre le chevalier noir !
- Monseigneur, reprit la reine, ce n'était point votre beau-frère Emmanuel qui était menacé ; c'était vous... à lui, les astres promettent une longue et heureuse destinée, tandis qu'à vous au contraire...
Catherine s'arrêta toute tremblante.
- Chère dame, dit Henri, je crois peu aux prédictions, nativités et horoscopes, mais j'ai toujours entendu dire que, depuis celle qui fut faite à un monarque de l'antiquité nommé œdipe au moment de sa naissance, jusqu'à celle qu'on fit au bon roi Louis XII le jour de ses noces avec madame Anne de Bretagne, toutes les précautions que l'on prenait contre ces choses étaient inutiles et que ce qui devait arriver arrivait... Fions-nous donc en la bonté de Dieu et dans l'intercession de notre ange gardien, et laissons aller les événements.
- Sire, dit Catherine, ne vous serait-il point égal de ne pas combattre aujourd'hui ?
- Comment, madame, ne pas combattre aujourd'hui ! s'écria Henri ; mais ignorez-vous qu'aujourd'hui, au contraire, j'ai résolu de combattre contre mes trois compagnons de joute, M. de Guise, M. de Nemours et M. de Ferrare... C'est un moyen ingénieux que j'ai trouvé de ne pas quitter la lice, et, puisque c'est probablement le dernier tournoi que nous aurons, de m'en donner au moins le plaisir complet.
- Sire, dit Catherine, vous êtes le maître ; mais aller contre les avertissements des astres, c'est tenter Dieu, puisque les astres sont les lettres de l'alphabet céleste.
- Madame, dit Henri, je vous suis reconnaissant au plus haut point de votre inquiétude ; mais, à moins d'avertissement bien positif d'un danger réel, je ne changerai rien au programme de la journée.
- Sire, reprit Catherine, il n'y a malheureusement rien de positif que mes craintes, rien de réel que mon inquiétude, et je donnerais beaucoup pour que quelqu'un qui eût sur vous une influence plus grande que la mienne vous demandât ce que vous venez de me refuser.
- Nul n'a plus d'influence sur moi que vous, Madame, répondit Henri, et croyez bien ceci : c'est que ce que je n'accorde point à la mère de mes enfants, je ne l'accorderai à personne.
Puis, lui baisant galamment la main, qu'elle avait d'ailleurs la plus belle du monde :
- Et maintenant, Madame, ajouta-t-il, n'oubliez point, je vous prie, que c'est vous qui êtes aujourd'hui la reine du tournoi et que je vais faire de mon mieux, pour avoir l'honneur d'être couronné de votre main.
Catherine poussa un soupir ; puis, comme si, un devoir accompli, elle s'en remettait à Dieu du reste :
- C'est bien, sire, dit-elle, n'en parlons plus... Il se peut, après tout, que ce soit un autre prince dont les jours sont menacés ; mais, en vérité, je craindrais moins un véritable duel que ce simulacre de combat, car la prédiction est positive, et c'est dans un tournoi ou une joute qu'existe le danger : Quem Mars non rapuit, Martis imago rapit... Celui que Mars a épargné est moissonné par l'image de Mars !
Mais Henri était déjà trop loin pour entendre le texte de la prédiction, que Catherine avait murmuré à demi-voix.
Soit préoccupation, soit tout autre motif, Catherine n'assista point au dîner ; mais elle fut une des premières assise au balcon royal.
On remarqua depuis qu'elle était vêtue d'une robe de velours violet avec des crevés de satin blanc, ce qui est le deuil des rois.
Au moment de s'armer, le roi appela, pour lui rendre ce service, le grand chambellan M. de Vieilleville. Par extraordinaire, M. de Boissy, le grand écuyer, n'était point à son poste.
Ce fut M. de Vieilleville qui annonça au roi l'absence de M. de Boissy.
- Eh bien, puisque vous êtes là, Vieilleville, dit le roi, il n'y a que demi-mal. Vous allez m'armer.
M. de Vieilleville obéit ; mais, arrivé au casque et au moment de la placer sur la tête du roi, le courage parut manquer au grand chambellan, et, poussant un profond soupir :
- Dieu, dit-il en posant le casque sur la table au lieu de le mettre sur la tête du roi, Dieu m'est témoin, sire, que jamais je n'accomplis besogne plus à contrecœur que celle que je fais en ce moment !
- Et pourquoi cela, mon vieil ami ? demanda le roi.
- Parce qu'il y a plus de trois nuits, sire, dit M. de Vieilleville, que je ne fais que songer qu'il vous doit arriver malheur aujourd'hui et que ce dernier de juin vous sera fatal !
- Bon ! dit le roi, je connais l'histoire et je sais d'où vient le vent !
- Je ne vous comprends pas, sire.
- Je dis que tu as vu la reine Catherine ce matin.
- Sire, j'ai eu l'honneur de voir la reine Catherine, non pas ce matin, mais hier.
- Et elle t'a dit ses visions, n'est-ce pas ?
- Sire, il y a trois jours que la reine Catherine ne m'a fait l'honneur de me parler, et ce qu'elle m'a dit n'avait aucunement rapport à la crainte que je viens d'exprimer à Votre Majesté... Au reste, continua le maréchal, un peu piqué de ce que le roi paraissait croire qu'il n'était en cette occasion que l'écho d'une autre personne, le roi est le maître et fera comme il lui plaira.
- Tiens, reprit le roi, veux-tu que je te dise pourquoi tu as peur ? C'est que tu n'es maréchal que sur ma parole et que le brevet n'est pas encore signé ; mais rassure-toi, Vieilleville : à moins que je ne sois tué roide, tu auras ton brevet ; si je ne puis le signer de mon nom entier, je le signerai de mon initiale, ce qui revient au même.
- Du moment où Votre Majesté le prend ainsi, dit Vieilleville, je n'ai plus qu'à lui demander pardon de la liberté que j'ai prise ; mais, s'il arrivait malheur au roi, que le roi soit bien persuadé que ce serait, non point mon brevet que je regretterais, mais le malheur qui lui serait arrivé.
Et il lui mit l'armet sur la tête.
En ce moment entra l'amiral de Coligny.
Il était armé, moins son heaume qu'un page tenait derrière lui.
- Veuillez m'excuser, sire, dit-il, mais je crains qu'il n'ait été changé quelque chose au programme de cette dernière journée. On parle d'une mêlée qui terminerait la joute ; je désirerais savoir ce qu'il y a de réel dans tout cela, parce que, au cas où cette mêlée aurait lieu, j'aurais à dire à ce sujet quelques paroles d'importance à Sa Majesté.
- Non, répondit le roi, il n'y a pas de mêlée ; mais dites-moi toujours ce que vous aviez à me dire, mon cher amiral, dans le cas où il y en eût eu une.
- Sire, reprit Coligny, que le roi pardonne une question qui, je le jure, ne m'est point dictée par une simple curiosité... Avec qui le roi compte-t-il courir ?
- Oh ! mon cher amiral, ce n'est point un secret, et il faut que vous soyez bien profondément plongé dans vos questions théologiques pour ignorer cela. Je cours contre M. de Guise d'abord, puis contre M. de Nemours, puis enfin contre M. de Ferrare.
- Et Sa Majesté ne fait pas d'autre course ?
- Non, à ce que je pense, du moins.
L'amiral s'inclina.
- Alors, dit-il, que le roi me permette de me tenir pour heureux et satisfait de ce qu'il vient de m'apprendre ; c'est tout ce que je désirais savoir.
- Eh bien, mon cher amiral, dit en riant le roi, il faut peu de chose, en vérité, pour votre bonheur et votre satisfaction.
Puis, s'adressant à Vieilleville :
- Allons, allons, dit-il, faites sonner les trompettes, Vieilleville... Nous sommes en regard, j'en ai peur !
Les trompettes sonnèrent et la joute commença.
Ainsi que l'avait dit le roi, la partie s'engagea d'abord entre lui et M. de Guise ; elle fut superbe : les deux jouteurs y déployèrent toute leur adresse. Cependant, à la troisième rencontre, le coup du roi fut si violent, que M. de Guise vida les deux étriers et fut forcé, pour ne point tomber, d'embrasser l'arçon.
L'honneur resta donc au roi, quoique plusieurs prétendirent que la faute en était, non pas à M. de Guise, mais à son cheval, qui était rebours, c'est-à-dire rétif.
Ces trois courses fournies, vint le tour de Jacques de Savoie. Le roi fit ressangler son cheval et choisit lui-même sa lance avec le plus grand soin.
Nous avons dit quelles étaient l'adresse, la force et surtout la réputation de M. de Nemours à ce jeu guerrier.
Il soutint sa réputation ; mais le roi ne perdit rien de la sienne. à la troisième passe, le cheval de Jacques de Savoie s'abattit, et, comme en face de lui cheval et cavalier restèrent debout, il fut déclaré par les juges du camp que le roi était vainqueur.
Enfin les trompettes donnèrent le signal de la dernière passe. Elle avait lieu, nous l'avons dit, entre le roi et le duc de Ferrare.
Quoique expert à cette sorte de jeu, Alphonse d'Este, qui devait ruiner son duché en fêtes, en tournois et en carrousels, n'était point un adversaire à inquiéter le roi. La reine Catherine, qui suivait les joutes avec une anxiété réelle, commençait donc à se rassurer un peu.
Les astres lui avaient dit que, le 30 du mois de juin une fois passé, il n'y avait plus rien à craindre pour son mari, et que, si ce dernier jour s'écoulait sans accident, Henri régnerait longuement et heureusement sur la France.
Les trompettes sonnèrent ; le duc de Ferrare et le roi fournirent leurs trois passes. à la dernière, Alphonse perdit ses deux étriers, tandis que le roi restait immobile.
Le roi était donc vainqueur.
Mais cela ne faisait point son affaire. Il n'était pas encore quatre heures de l'après-midi ; les applaudissements l'avaient enivré et il lui en coûtait de quitter la lice.
- Ah ! par la mort Dieu ! s'écria-t-il, comme les juges du camp criaient que tout était fini, ce serait être vainqueur à trop bon marché !
Et, tout à coup, apercevant Montgomery qui, tout armé moins le heaume, se tenait dans le bastion des assaillants :
- Eh ! Montgomery ! cria-t-il, M. de Guise m'a dit que, dans la passe de l'autre jour, vous aviez failli lui faire quitter les étriers et qu'il n'avait jamais vu plus roide jouteur que vous. çà ! pendant que je vais boire un verre de vin pour me rafraîchir, mettez vivement votre heaume et nous romprons une lance en l'honneur des dames.
- Sire, dit Montgomery, ce serait avec grand plaisir que j'accepterais l'honneur que le roi me fait, mais il n'y a plus de lances par ici, tant on en a fait consommation.
- S'il n'y a plus de lances de votre côté, Montgomery, repartit le roi, il y en a encore du mien, et je vais vous en envoyer trois afin que vous ayez à choisir.
Et, se tournant vers son écuyer :
- Holà, France, dit-il, trois lances, et des plus solides, pour M. de Montgomery !
Puis il descendit de cheval, rentra dans son bastion, se fit enlever son casque et demanda à boire.
En ce moment, et comme il tenait sa coupe à la main, M. de Savoie entra.
- Une coupe pour M. de Savoie ! dit le roi ; je veux qu'il boive avec moi, lui à la santé de madame Marguerite, moi à celle de ma dame.
- Sire, dit Emmanuel, je ne demande pas mieux que de vous faire raison ; mais laissez-moi d'abord remplir mon message.
- Dites ! fit le roi tout fiévreux de plaisir, je vous écoute.
- Je viens au nom de la reine Catherine, sire, vous prier de ne point courir davantage... Tout est fini heureusement ; elle désirerait ardemment que Sa Majesté en demeurât là.
- Bah ! dit le roi, n'avez-vous point entendu, beau-frère, que j'ai fait défi à M. de Montgomery et que je lui ai envoyé des lances à choisir ?... Dites à la reine que je courrai cette fois encore pour l'amour d'elle et que, cette course terminée, tout sera fini.
- Sire ! insista le duc.
- Une coupe, une coupe à M. de Savoie ! et, pour la santé qu'il va porter à ma sœur, je lui rendrai le marquisat de Saluces. Mais, pour Dieu ! qu'on ne m'empêche pas de rompre cette dernière lance !
- Vous ne la romprez cependant pas, sire ! dit une seconde voix derrière Henri.
Le roi se retourna et reconnut le connétable.
- Ah ! c'est toi, mon vieil ours ! Qu'as-tu à faire ici, à moins que tu n'aies soif ? Ta place est dans la lice.
- Le roi se trompe, dit Montmorency : ma place était dans la lice tant que la lice était ouverte ; mais la lice est fermée : je ne suis plus juge du camp.
- Fermée ? dit le roi ; non pas ! j'ai encore une lance à rompre.
- Sire, la reine Catherine...
- Ah ! tu viens aussi de sa part, toi ?
- Sire, elle vous supplie...
- Une coupe ! une coupe au connétable ! dit le roi.
Le connétable prit sa coupe en grommelant.
- Sire, dit-il, après la paix que je viens de négocier, je croyais être un ambassadeur de quelque mérite ; mais Votre Majesté me prouve que j'avais trop bonne opinion de moi et qu'il me faudra retourner à l'école.
- Voyons, duc, dit le roi ; voyons, connétable, buvons chacun à notre dame : vous, mon beau-frère, à Marguerite, la perle des perles ! vous, connétable, à madame de Valentinois, la belle des belles ! et moi à la reine Catherine !... Duc, et vous, connétable, vous lui direz que j'ai bu cette coupe à sa santé et que je cours cette dernière lance en son honneur.
Il n'y avait pas à lutter contre une pareille obstination. Les deux envoyés s'inclinèrent et sortirent.
- Allons, allons, Vieilleville ! cria Henri, mon casque !
Mais, au lieu de Vieilleville, ce fut Coligny qui entra.
- Sire, dit-il, c'est encore moi... Que Votre Majesté me pardonne !
- Vous êtes tout pardonné, amiral ! Et, tenez, puisque vous voilà, rendez-moi le service de me boucler mon casque.
- Sire, auparavant, un mot !
- Non, s'il vous plaît, mon cher amiral... Après !
- Après, sire, il serait trop tard pour ce que j'ai à vous dire.
- Dites donc, alors, et le plus vivement possible !
- Sire, vous ne courrez pas contre M. de Montgomery.
- Ah ! vous aussi ! s'écria le roi ; en votre qualité de parpaillot, vous ne devriez cependant pas être superstitieux : ces choses-là sont bonnes pour la reine, qui est catholique, et de plus, Florentine.
- Sire, écoutez-moi, reprit gravement Coligny. Ce que j'ai à vous dire est d'autant plus sérieux, que l'avis vous vient d'un grand empereur qui est mort maintenant...
- Ah ! ah ! c'est un avis de l'empereur Charles Quint que vous avez oublié de me donner en arrivant de Bruxelles ?
- Le roi se trompe, je lui ai donné cet avis, mais indirectement, en l'engageant à envoyer M. de Montgomery en écosse.
- Ah ! c'est vrai, le conseil venait de vous... Eh bien, il y a été et m'y a bien servi !
- Je le sais, sire ; mais peut-être ignorez-vous pourquoi je vous avais donné le conseil d'envoyer M. de Montgomery en écosse ?
- En effet, je l'ignore.
- Eh bien, c'est que l'empereur Charles Quint tenait de son astrologue que M. de Montgomery porte entre les deux sourcils un signe annonçant qu'il sera, un jour ou l'autre, fatal à un prince de la fleur de lys !
- Bah !
- L'auguste empereur Charles Quint m'avait chargé de prévenir Votre Majesté de cet horoscope ; mais, comme je tenais M. de Montgomery pour un de vos serviteurs les plus dévoués, comme je ne doutais pas que, s'il était fatal à un prince de la fleur de lys, ce ne dût être qu'involontairement, comme je craignais de lui nuire dans l'esprit de Votre Majesté en divulguant cette prédiction, je me suis contenté de donner au roi le conseil d'envoyer son capitaine de la garde écossaise au secours de la régente d'écosse... Aujourd'hui encore, sire, lorsque j'ai cru qu'il y aurait mêlée, je suis venu m'informer auprès de Votre Majesté, afin, si cette mêlée avait lieu, d'en écarter M. de Montgomery ou de veiller, comme je l'ai fait la dernière fois, à ce qu'il ne rencontrât point Votre Majesté. Il n'y avait pas mêlée, par conséquent je n'ai rien eu à faire, rien à dire ; mais, à cette heure où, par une espèce de fatalité, les joutes étant finies, le roi vient de défier M. de Montgomery, je m'adresse au roi, et, dans l'espérance d'arrêter cette joute, je lui dis : « Sire, ce que j'ai eu l'honneur de vous répéter au sujet du comte de Lorges, le roi Charles Quint me l'a dit à moi-même ! Sire, au nom du ciel, ne courez pas contre M. de Montgomery ! M. de Montgomery doit être fatal à un prince de la fleur de lys, et, de tous les princes de la fleur de lys, le roi est le plus grand ! »
Henri demeura un instant pensif ; puis, posant la main sur l'épaule de Coligny :
- Amiral, dit-il, si vous m'eussiez dit ce matin ce que vous venez de me dire, il est probable que je n'eusse point défié M. de Montgomery ; mais, à cette heure que le défi est porté, j'aurais l'air de reculer par crainte ; or, Dieu m'est témoin que je ne crains rien au monde... Je ne vous en remercie pas moins, monsieur l'amiral ; mais, dût-il m'en arriver malheur, il est trop tard maintenant, je romprai cette lance.
- Sire, dit un des écuyers entrant sur ces paroles, M. le comte de Montgomery s'est armé d'après votre ordre et il attend le bon plaisir du roi.
- C'est bien, mon ami ; le bon plaisir du roi est que tu me boucles mon casque et que les trompettes sonnent.
La moitié seulement de l'ordre du roi fut accomplie : l'écuyer boucla le heaume ; mais les musiciens, croyant la fête finie, avaient quitté le balcon qui leur servait d'estrade.
On vint annoncer ce contretemps au roi en lui disant qu'ils étaient encore assez près pour qu'on les rappelât, mais que cela pourrait prendre un quart d'heure.
- Bon ! dit le roi, cela serait trop long ! Nous courrons sans fanfares, voilà tout.
Puis il monta à cheval et sortit du bastion criant :
- Eh ! monsieur de Montgomery, êtes-vous prêt ?
- Oui, sire, répondit le comte en sortant à son tour du bastion opposé.
- Messieurs, dit le roi aux juges du camp, vous voyez que nous n'attendons que votre congé.
- Laissez aller ! dirent M. le duc de Savoie et le connétable.
Et, au milieu du plus profond et du plus lugubre silence, les deux jouteurs s'élancèrent et se rencontrèrent au centre de la lice, brisant leurs lances l'une contre l'autre.
Tout à coup, au grand étonnement des spectateurs, on vit les pieds du roi abandonner les étriers et ses bras envelopper le cou de son cheval, dont il lâcha la bride et qui acheva sa carrière, tandis que Montgomery, comme pétrifié de terreur, jetait à terre le tronçon de lance qui lui était resté dans la main.
En même temps, MM. de Vieilleville et de Boissy, qui se doutaient, à l'attitude du roi, qu'il venait de se passer quelque chose d'extraordinaire, sautèrent par-dessus la barrière et saisirent le mors du cheval en criant :
- Pour l'amour de Dieu ! qu'y a-t-il donc, sire ?
- Il y a, balbutia le roi, que vous aviez bien raison, mon cher Vieilleville, de vous opposer à cette maudite course !
- êtes-vous donc blessé, sire ? demanda avec anxiété le grand chambellan.
- Je crois que je suis mort ! murmura le roi d'une voix si faible, qu'à peine ceux qui le soutenaient l'entendirent.
En effet, le tronçon de la lance de Montgomery, en glissant le long de l'armure du roi, avait relevé la visière et un éclat de bois, en lui crevant l'œil, avait pénétré jusque dans le cerveau.
Alors, rassemblant toutes ses forces dans un dernier cri :
- Que l'on n'inquiète pas M. de Montgomery, dit le roi, il n'y a pas de sa faute !
Il y eut un long cri parmi les spectateurs et tous se dispersèrent comme si la foudre venait de tomber au milieu d'eux, chacun fuyant de son côté et criant sur son chemin :
- Le roi est mort ! le roi est mort !...

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