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Chapitre XVIII
Le 17 novembre

Le 17 novembre au matin, un cavalier enveloppé d'un grand manteau descendait de cheval à la porte d'une petite maison d'Oleggio et recevait dans ses bras une femme à demi évanouie de joie et de bonheur.
Le cavalier, c'était Emmanuel Philibert.
La femme, c'était Leona.
Quoique cinq mois à peine se fussent écoulés depuis qu'Emmanuel avait quitté Leona à écouen, il s'était fait dans celle-ci un immense changement.
Ce changement était celui qui s'opérerait dans une fleur qui, habituée à l'air et au soleil, serait tout à coup transportée à l'ombre ; celui qui s'opérerait dans un oiseau, libre musicien des airs, que tout à coup on enfermerait dans une cage.
La fleur perdrait ses couleurs, l'oiseau son chant.
Les joues de Leona avaient pâli ; son œil était devenu triste, sa voix grave.
Le premier moment donné au bonheur de se revoir, les premières paroles échangées avec les folles prodigalités de la joie, Emmanuel regarda la jeune femme d'un air d'inquiétude.
La main de la douleur s'était posée sur ce visage et y avait laissé sa fatale empreinte.
Elle sourit au regard interrogateur de son amant.
- Je vois bien ce que tu cherches, mon bien-aimé Emmanuel, dit Leona : tu cherches le page du duc de Savoie, le joyeux compagnon de Nice et d'Hesdin ; tu cherches le pauvre Leone !
Emmanuel poussa un soupir.
- Celui-là, continua-t-elle avec un sourire d'une profonde mélancolie, il est mort et tu ne le reverras plus ; mais il reste sa sœur Leona, à laquelle il a légué l'amour et le dévouement qu'il avait pour toi.
- Oh ! que m'importe ! s'écria Emmanuel ; c'est Leona que j'aime ! c'est Leona que j'aimerai toujours !
- Aime-la bien vite et bien tendrement alors ! dit la jeune femme.
- Et pourquoi cela ? demanda Emmanuel.
- Mon père est mort jeune, reprit celle-ci ; ma mère est morte jeune, et moi, dans un an, j'aurai atteint l'âge de ma mère.
Emmanuel la pressa en frissonnant contre cœur.
Puis, d'une voix altérée :
- Mais que dis-tu donc là, Leona ? demanda-t-il.
- Rien de bien effrayant, mon ami, maintenant que je suis sûre que Dieu permet aux morts de veiller sur les vivants.
- Je ne te comprends pas, Leona, dit Emmanuel, qui commençait à s'inquiéter de la profonde rêverie empreinte dans le regard de la jeune femme.
- Combien as-tu d'heures à me donner, mon bien-aimé ? demanda Leona.
- Oh ! tout le jour et toute la nuit. N'est-il pas convenu qu'une fois par an, pendant vingt-quatre heures, tu m'appartiens ?
- Oui... Eh bien, à demain ce que j'ai à te dire ! d'ici-là, mon bien-aimé, revivons dans le passé.
Puis, avec un soupir :
- Hélas ! ajouta-t-elle, le passé, c'est mon avenir, à moi.
Et elle fit signe à Emmanuel de le suivre.
à peine établie au village d'Oleggio, dans cette maison qu'elle avait achetée et qu'elle avait plutôt érigée en tabernacle que meublée en maison, elle était encore inconnue de tout le monde. Emmanuel Philibert, qui n'était pas revenu en Piémont depuis son enfance, y était encore plus inconnu qu'elle.
Les paysans regardèrent donc passer ce beau jeune homme de trente ans à peine et cette belle jeune femme qui en paraissait tout au plus vingt-cinq, sans se douter qu'ils voyaient passer ensemble le prince qui tenait le bonheur du pays dans ses mains et celle qui tenait dans ses mains le cœur du prince.
Où allaient-ils ?
C'est Leona qui conduisait Emmanuel.
De temps en temps, Leona s'arrêtait, s'approchait d'un groupe.
- écoute, disait-elle à Emmanuel.
Puis elle demandait aux paysans :
- De quoi parlez-vous, mes amis ?
Et ceux-ci répondaient :
- De quoi voulez-vous que nous parlions, ma belle dame, si ce n'est du retour de notre prince dans ses états.
Alors Emmanuel se mêlait à la conversation.
- Que pensez-vous de lui ? demandait-il à son tour.
- Que voulez-vous que nous en pensions ? disaient les paysans ; nous ne le connaissons pas.
- Vous le connaissez de renommée, disait Leona.
- Oui, comme un brave capitaine ; mais que nous importent les braves capitaines, à nous ? Ce sont les braves capitaines qui, pour soutenir leur réputation, se font la guerre ; et la guerre, c'est la stérilité de nos champs, la dépopulation de nos villages, le deuil de nos filles et de nos femmes.
Et Leona regardait Emmanuel d'un œil plein de prières.
- Tu entends ? murmurait-elle.
- Ainsi, ce que vous désirez que vous ramène votre prince, braves gens... ? demandait Emmanuel.
- C'est l'absence de l'étranger, c'est la paix, c'est la justice !
- Au nom du duc, disait alors Leona, je vous promets tout cela ; car le duc Emmanuel Philibert est non seulement, comme vous le dîtes, un brave capitaine, mais encore un grand cœur.
- Alors, criaient les paysans, vive notre jeune duc Emmanuel Philibert !
Et le prince serrait Leona contre sa poitrine ; car, pareille à une autre église, elle faisait connaître à cet autre Numa les véritables désirs du peuple :
- Oh ! lui disait-il, ma bien-aimée Leona, que ne puis-je ainsi, et avec toi, faire le tour de mes états !
Et Leona souriait tristement :
- Je serai toujours avec toi, murmurait-elle.
Puis, si bas qu'elle seule et Dieu pouvaient l,entendre :
- Et bien plus encore, ajoutait-elle, plus tard que maintenant !
Ils sortirent du village.
- J'aurais voulu, mon bien-aimé, dit Leona, te conduire où nous allons par un chemin tout de fleurs ; mais, tu le vois, le ciel et la terre rappellent à eux deux l'anniversaire que nous fêtons aujourd'hui : la terre est triste et dépouillée, elle représente la mort ; le soleil est brillant et doux, il représente la vie ; la mort, qui n'est que passagère comme l ‘hiver ; la vie, qui est éternelle comme le soleil.
- Reconnais-tu la place, mon bien-aimé, où, tout ensemble, tu as trouvé la mort et la vie ?
Emmanuel Philibert regarda autour de lui et jeta un cri : il reconnaissait l'endroit où il avait, vingt-cinq ans auparavant, trouvé près d'un ruisseau une femme morte et un enfant presque mort.
- Oui, dit Leona en souriant, c'est bien ici.
Emmanuel prit son poignard, coupa une branche de saule et la planta juste à l'endroit où était couchée la mère de Leona.
- Là, dit-il, s'élèvera une chapelle à la Vierge des Miséricordes.
- Et à la Mère des Douleurs, ajouta Leona.
Leona se mit à cueillir, au bord du ruisseau, quelques tardives fleurs d'automne, tandis qu'Emmanuel Philibert, grave et rêveur, appuyé au saule dont il avait coupé une branche, voyait repasser devant lui sa vie tout entière.
- Oh ! dit-il tout à coup en attirant Leona à lui et en la pressant contre sa poitrine, c'est toi qui as été l'ange visible qui, à travers les âpres chemins que j'ai suivis, m'a conduit, pendant vingt-cinq ans, de ce point d'où je suis parti à ce point où je reviens.
- Et moi, reprit Leona, je te jure ici, ô mon bien-aimé duc, de continuer dans le monde des esprits la mission que j'avais reçue de Dieu dans le monde des hommes.
Emmanuel regarda la jeune femme avec cette inquiétude qu'il avait déjà exprimée en la revoyant.
Leona, la main étendue ainsi, pâlement éclairée par le mourant soleil d'automne, semblait déjà bien plus une ombre qu'une créature vivante.
Emmanuel baissa la tête et poussa un soupir.
- Ah ! tu commences enfin à me comprendre, dit Leona ; ne pouvant plus être à toi, n'ayant plus la force de demeurer en ce monde, je ne pouvais plus être qu'à Dieu !
- Leona ! Leona ! s'écria Emmanuel, ce n'était pas cela que tu m'avais promis à Bruxelles et à écouen.
- Oh ! dit Leona, je te tiens bien plus que je ne t'avais promis, mon bien-aimé duc ! Je t'avais promis de te revoir et d'être à toi une fois par an, et voilà que je trouve que ce n'est plus assez et qu'à force de prières, j'ai obtenu de Dieu de mourir bien vite afin de ne plus te quitter du tout.
Emmanuel frissonna, comme si, au lieu de ces paroles qui venaient de frapper son oreille, c'eût été l'aile de la mort elle-même qui eût effleuré son cœur.
- Mourir ! mourir ! dit-il ; mais sais-tu donc ce qu'il y a de l'autre côté de la vie ? Es-tu descendue, comme Dante Alighieri de Florence, dans ce grand mystère de la tombe, pour parler ainsi de mourir ?
Leona sourit.
- Je ne suis pas descendue dans la tombe comme Dante Alighieri de Florence, dit-elle ; mais un ange en est sorti, qui a conversé avec moi des choses de la mort et de la vie.
- Mon Dieu ! Leona, s'écria Emmanuel en regardant la jeune femme d'un œil où se peignait un commencement d'effroi, es-tu bien sûre d'avoir toute ta raison ?
Leona sourit de nouveau : on sentait en elle la douce et profonde sécurité de la conviction.
- J'ai revu ma mère, dit-elle.
Emmanuel éloigna Leona de lui mais sans la quitter des mains, et, la regardant d'un œil de plus en plus étonné :
- Ta mère ? s'écria-t-il.
- Oui, ma mère, dit Leona avec une tranquillité qui fit passer un frisson dans les veines de son amant.
- Et quand cela ? demanda Emmanuel.
- Pendant la nuit dernière.
- Et où l'as-tu revue ? demanda Emmanuel ; à quelle heure l'as-tu revue ?
- à minuit, près de mon lit.
- Tu l'as vue ? insista le prince.
- Oui, répondit Leona.
- Et elle t'a parlé ?
- Elle m'a parlé.
Le prince essuya d'une main la sueur qui perlait sur son front et, de l'autre, serra Leona contre son cœur comme pour s'assurer que c'était bien un être vivant, et non un fantôme, qu'il avait devant les yeux.
- Oh ! répète-moi cela, mon cher enfant, reprit-il ; dis-moi ce que tu as vu, dis-moi ce qui s'est passé.
- D'abord, continua Leona, depuis que je t'ai quitté, mon bien-aimé Emmanuel, chaque nuit j'ai rêvé des deux seules personnes que j'aie aimées au monde, de toi et de ma mère.
- Leona ! dit le prince en appuyant ses lèvres au front de la jeune femme.
- Mon frère ! répondit celle-ci comme pour donner au baiser qu'elle venait de recevoir toute la chasteté d'une étreinte fraternelle.
Le prince hésita un instant. Puis, d'une voix étouffée :
- Eh bien, oui, ma sœur ! dit-il.
- Merci, dit Leona avec un divin sourire. Oh ! maintenant, je suis bien sûre de ne jamais plus te quitter !
Et, d'elle-même, une seconde fois, elle donna son front à baiser au prince qui, cette fois, ne fit plus qu'y appuyer le sien.
- J'écoute, dit le prince.
- Je te disais donc, cher bien-aimé, que chaque nuit depuis le jour d'écouen, j'avais rêvé de toi et de ma mère ; mais tout cela n'était qu'un rêve, et, la nuit dernière seulement, j'eus la vision.
- Voyons, parle ; j'écoute.
- Je dormais : je fus éveillée par une impression glacée. Je rouvris les yeux. Une femme vêtue de blanc et voilée était dans la ruelle de mon lit : c'était une femme qui venait de m'embrasser au front. J'allais jeter un cri, elle leva son voile et je reconnus ma mère.
- Leona, Leona, es-tu donc bien sûre de ce que tu dis ? demanda le duc.
Leona sourit.
- J'étendis les deux bras comme pour l'embrasser, reprit-elle ; mais elle fit un signe et mes bras retombèrent inertes à mes côtés. J'étais enchaînée sur mon lit ; on eût dit que mes yeux seuls vivaient ; mes yeux étaient fixés sur le fantôme et ma bouche murmurait : « Ma mère ! »
Emmanuel fit un mouvement.
- Oh ! je n'avais pas peur, dit Leona ; j'étais heureuse !
« - Ma fille, m'a-t-il dit, ce n'est point la première fois que Dieu permet que je te revoie depuis ma mort, et souvent, dans ton sommeil, tu as dû me sentir près de toi ; car souvent je suis venue, me glissant entre tes rideaux, comme je suis là, pour te regarder dormir ; mais c'est la première fois que Dieu permet que je te parle.
» - Parle, ma mère, lui répondis-je ; j'écoute.
» - Ma fille, continua le fantôme, en faveur de la croix blanche de Savoie, à laquelle tu as sacrifié ton amour, non seulement Dieu te pardonne, mais encore il permet qu'à chaque grand danger qui menacera le duc, tu lui en donneras avis. »
Le duc regarda Leona avec doute.
« - Demain, continua Leona, quand le duc viendra te voir, tu lui diras de quelle sainte mission le Seigneur te charge ; puis, comme il doutera... » Car le fantôme avait prévu que tu douterais, mon bien-aimé duc. »
- En effet, Leona, reprit Emmanuel, ce que tu me dis là est assez extraordinaire pour qu'il soit permis de douter.
« - Puis, comme il doutera, continua le fantôme, tu lui diras qu'à l'heure où un oiseau viendra se poser sur la branche de saule qu'il aura coupée et chantera, c'est-à-dire le 17 novembre, à trois heures de l'après-midi, Scianca-Ferro arrivera à Verceil, porteur d'une lettre de la duchesse Marguerite ; alors, il sera bien forcé de te croire. » Puis le fantôme baissa son voile en murmurant :
» - Adieu, ma fille ! tu me reverras quand il sera temps.
» Puis il s'évanouit. »
à peine Leona avait-elle cessé de parler, qu'un oiseau inconnu, qui semblait s'abattre du ciel, se posa sur la branche de saule coupée par le duc et plantée en terre, et se mit à chanter mélodieusement.
- Tu vois, mon duc, dit Leona, en ce moment Scianca-Ferro entre à Verceil où tu le trouveras demain.
- En vérité, dit Emmanuel, si ce que tu me dis est vrai, Leona, il y aura miracle !
- Et alors, me croiras-tu ?
- Oui.
- Feras-tu, dans l'occasion, ce que je te dirai ?
- Ce serait un sacrilège de ne pas t'obéir, Leona ; car tu viendras de la part de Dieu.
- Voilà tout ce que j'avais à te dire, mon ami. Rentrons, dit Leona.
- Pauvre enfant ! murmura le duc, il n'est point étonnant que tu sois si pâle, ayant reçu le baiser d'une morte.
Le lendemain, en rentrant au château de Verceil, Emmanuel trouva Scianca-Ferro qui l'attendait.
Celui-ci était entré, la veille, dans la grande cour au moment où trois heures sonnaient ; il apportait une lettre de la duchesse.

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