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Chapitre XIX
Les morts savent tout

La lettre de la princesse Marguerite était accompagnée d'une somme de trois cent mille écus.
Le maréchal de Bourdillon qui, sans doute, agissait selon les ordres secrets du duc de Guise, refusait de quitter ses garnisons si ses hommes n'étaient pas payés d'un arriéré de solde.
Voyant que les Français n'évacuaient pas le Piémont aussi rapidement qu'ils y étaient obligés, le duc avait écrit au roi François II, en chargeant la princesse Marguerite de transmettre la lettre à son neveu.
Le rois François II, soufflé par les Guise, avait répondu que les soldats ne voulaient point quitter le Piémont sans être payés d'une somme de cent mille écus qui leur était due.
« Or, disait la bonne princesse Marguerite, comme il est incontestable que c'est à la France, et non pas à vous, à payer les soldats français, je vous envoie, mon bien-aimé maître et seigneur, cette somme de cent mille écus, prix de mes joyaux de jeune fille, et qui me venaient en grande partie des dons de mon père François Ier.
» Et, par ainsi, ajoutait-elle, ce sera la France qui payera et non pas vous. »
Les troupes françaises furent soldées et il ne resta plus de garnisons que dans les quatre villes réservées, Turin, Cherasco, Chieri et Villeneuve d'Asti.
Puis il revint à Nice avec Scianca-Ferro, lequel ne fit qu'y toucher barre et retourna aussitôt à Paris prendre son poste près de la princesse Marguerite.
La princesse ne devait venir dans les états du duc que quand toute trace de désordre en serait effacée.
Peut-être, un peu ingrat envers elle par amour pour Leona, le duc ne mettait-il pas à revoir cette excellente princesse tout l'empressement qu'elle méritait.
Le duc n'en procéda pas moins à la complète réorganisation de ses états.
Il commença par faire la part de la fidélité, de l'oubli et de l'ingratitude.
Un grand nombre de ses sujets s'était jeté dans le parti français.
Un nombre moindre s'était tenu à l'écart chez eux, demeurant passivement fidèle au duc.
Enfin, un petit nombre était resté constant à sa mauvaise fortune et avait pris une part active à ses intérêts.
Il avança ces derniers en charges et en honneurs.
Il pardonna aux seconds leur faiblesse et leur fit bon visage, leur rendant même service quand l'occasion s'en présentait.
Quant aux derniers, il ne leur fit ni bien ni mal, mais les laissa éloignés des affaires, disant :
- Je n'ai point de raison de me fier à eux dans ma prospérité, puisqu'ils m'ont abandonné dans ma disgrâce.
Puis il se rappela que les paysans d'Oleggio lui avaient demandé des magistrats qui leur rendissent la justice au lieu de la leur vendre.
En conséquence, il mit à la tête de l'ordre judiciaire Thomas de Langusque, comte de Stropiane, magistrat célèbre à la fois par son intégrité et par sa profonde science des lois.
En outre, deux sénats remplacèrent à la fois, et les anciens conseils de justice, et les parlements établis par l'occupation française.
Or, sur le versant occidental des Alpes, existait ce proverbe : « Dieu nous préserve de l'équité du parlement ! »
Et ce proverbe, comme avaient fait Annibal et Charlemagne, et comme devait faire plus tard Napoléon, avait passé des Alpes occidentales aux Alpes orientales.
La paix fut plus longue à établir que la justice.
Nous avons parlé des deux causes de guerre, guerre territoriale et guerre religieuse, qui existaient au sein même de la Savoie.
Guerre territoriale avec la confédération helvétique qui s'était emparée du pays de Vaux, du comté de Romont, de Gex et du Chablais.
Emmanuel Philibert consentit à céder toute la rive droite du lac Léman aux Bernois, à la condition qu'on lui rendrait le Chablais, le pays de Gex et les bailliages de Ternier et de Gaillard.
La paix fut arrêtée sur ces bases.
Guerre religieuse avec les réformateurs des vallées de Pragelas, de Lucerne et de Saint-Martin.
Nous avons dit que l'alliance de ces derniers avec les calvinistes de Genève et avec les luthériens d'Allemagne en avait fait une puissance.
Emmanuel Philibert envoya contre eux le bâtard d'Achaïe.
Celui-ci pénétra dans les vallées avec une armée de quatre à cinq mille hommes ; on pensait que c'était bien assez pour réduire une population inhabile aux armes et qui n'avait pour défense que les instruments avec lesquels elle labourait ses champs.
Mais tout devient arme à qui veut véritablement défendre la double liberté du corps et de l'âme.
Les hommes cachèrent les femmes, les vieillards et les enfants dans des cavernes connues d'eux seuls. Dans l'attente d'une invasion, ils avaient reçu de leurs frères de Genève des quantités considérables de poudre ; au-dessus de toutes les routes que devaient suivre les catholiques, on mina les rochers ; à peine engagés dans les défilés, les envahisseurs entendaient gronder au-dessus de leur tête un tonnerre plus terrible que celui du ciel, une foudre qui tombait à chaque éclair ! Les montagnes tremblaient sous ces détonations ; les rochers, arrachés de leurs bases, semblaient d'abord remonter vers les nuages, puis ils retombaient entiers ou en éclats, roulaient aux versants des montagnes en avalanches de granit et venaient frapper des hommes qui, lorsqu'ils cherchaient leurs adversaires, ne voyaient que des aigles effrayés planant dans le ciel.
Cette guerre dura près d'un an. Enfin, Vaudois et catholiques lassés en vinrent à des paroles de paix ; peut-être aussi Emmanuel Philibert n'avait-il voulu donner qu'un gage de son désir d'exterminer l'hérésie aux Guises, qui gouvernaient la France, qui dressaient les bûchers de la Grève et préparaient la Saint-Barthélemy ; à Philippe II, qui gouvernait l'Espagne et qui dressait les échafauds de Bruxelles, d'Anvers et de Gand.
Le résultat de ces conférences fut que les Vaudois renverraient leurs barbas les plus turbulents – c'était le nom que les religionnaires des montagnes donnaient à leurs prêtres, à cause des longues barbes qu'ils portaient – et que ceux-ci renvoyés, les habitants auraient le droit d'exercer leur culte aux lieux où, de temps immémorial, ils l'avaient exercé.
Seulement, comme une population catholique existait aussi dans a vallée et, quoique en nombre inférieur, avait droit à la liberté de son culte, on assigna, dans chaque vallée, deux villages où la messe serait célébrée.
Les prêtres religionnaires firent leurs adieux à leurs familles et, de peur de soulèvement parmi les populations si l'on voyait en eux des exilés, partirent sous des costumes de pâtres et de muletiers.
Eux partis, Emmanuel Philibert fit élever, aux issues des vallées, les châteaux-forts de la Peyrouse, du Villars et de la Tour.
Toutes choses pacifiées dans son duché, il écrivit à la duchesse de venir le rejoindre à Nice.
Puis, comme on était au 12 novembre de l'année 1560, il partit pour son château de Verceil.
Le 17 au matin, il était à Oleggio.
C'était, depuis son mariage, le second anniversaire de sa visite à Leona.
Leona l'attendait, comme la première année, sur le seuil de la petite maison.
Il y avait dans ces deux cœurs, dans ce chaste amour, une telle communion de pensées, qu'Emmanuel n'avait pas l'idée de manquer à ce rendez-vous, que Leona n'avait point l'idée qu'Emmanuel pût y manquer.
Du plus loin qu'il aperçut Leona l'attendant, Emmanuel mit son cheval au galop, heureux de la revoir, tremblant de la revoir plus pâle et plus proche de la tombe que la dernière fois.
On eût dit que Leona avait prévu l'impression que son visage pouvait faire sur son amant : elle l'attendait la figure couverte d'un voile.
Emmanuel frissonna en l'apercevant : elle avait l'air elle-même de cette ombre voilée dont elle lui avait raconté l'apparition à son dernier voyage.
La peau de Leona avait pris la blancheur du marbre de Paros. Son visage semblait une flamme près de s'éteindre. Sa voix, un souffle près d'expirer. Elle faisait évidemment un effort pour sourire.
Une légère rougeur passa sur les joues de la jeune femme en revoyant son bien-aimé duc.
Son cœur vivait toujours et chacun de ses battements disait encore : « Je t'aime ! »
Une collation attendait Emmanuel, mais Leona n'y prit point part. Elle semblait déjà soustraite aux besoins et aux faiblesses de ce monde.
Après le déjeuner, elle prit le bras d'Emmanuel et tous deux recommencèrent, à travers le village, la promenade qu'ils avaient faite un an auparavant.
Cette fois, on ne voyait plus sur les places ces groupes de paysans inquiets s'interrogeant sur les qualités et les défauts de leur duc. Un an s'était écoulé et cette année avait réussi à le faire connaître à part cette querelle circonscrite dans les trois vallées et qui n'avait pas eu de retentissement au dehors, la paix avait fait son œuvre maternelle. Les garnisons françaises avaient quitté les villes qu'elles ruinaient depuis trois ans. La justice était impartialement rendue aux grands comme aux petits.
Aussi chacun était-il à son travail, laboureurs aux champs, industriels à leurs ateliers. On bénissait le duc et l'on n'exprimait qu'un vœu : C'est que la princesse Marguerite donnât un héritier au trône de Savoie.
à chaque fois que le vœu était prononcé devant ces deux promeneurs inconnus et étrangers, Emmanuel tressaillait et regardait Leona.
Leona souriait et répondait pour le duc :
- Dieu, qui nous a rendu notre souverain bien-aimé, n'abandonnera point la Savoie.
Au bout du village, Leona prit le chemin qu'elle avait pris l'année précédente et, au bout d'un quart d'heure de marche, tous deux se trouvèrent en face de la petite chapelle qui s'élevait à la place où le duc avait, un an auparavant, planté une branche de saule et où l'oiseau inconnu avait chanté son chant merveilleux.
C'était une de ces petites chapelles du XVIe siècle, si élégantes de construction, si élancées de forme. Elle était de ce charmant granit roux que l'on trouve dans les montagnes de Turin. Dans une niche dorée, une Vierge d'argent présentait aux pauvres son divin fils qui bénissait, la main droite étendue.
Emmanuel, pieux comme un chevalier du temps des croisades, s'agenouilla et fit sa prière. Pendant le temps qu'elle dura, Leona se tint debout près de lui, la main appuyée sur sa tête.
Puis, lorsqu'il eut fini :
- Mon bien-aimé duc, dit-elle, vous m'avez promis, vous m'avez juré même, il y a un an à cette place, que, si comme je vous le disais, vous retrouviez, à votre retour au château de Verceil, Scianca-Ferro porteur d'une lettre de la duchesse Marguerite, vous croiriez désormais à tout ce que je vous dirais, si étranges que vous parussent mes paroles, et que vous suivriez mes avis, si obscurs qu'ils fussent.
- Oui, je t'ai promis cela, dit le duc ; sois tranquille, je m'en souviens.
- Scianca-Ferro était-il à Verceil ?
- Il y était.
- Y était-il arrivé à l'heure que j'avais dite ?
- à trois heures sonnant, il était entré au château.
- était-il porteur d'une lettre de la princesse Marguerite ?
- Cette lettre est la première chose qu'il m'a remise en me revoyant.
- Tu es donc prêt à suivre mes conseils sans les discuter ?
- Je crois, ma Leona, quand tu me parles, que c'est cette vierge elle-même dont je viens d'adorer l'image qui me parle par ta bouche.
- Eh bien ! écoute donc. J'ai revu ma mère.
Emmanuel tressaillit comme il avait fait la première fois lorsqu'un an auparavant Leona avait prononcé les mêmes paroles.
- Et quand cela ? demanda-t-il.
- La nuit dernière.
- Et que t'a-t-elle dit ? demanda le duc se reprenant malgré lui à douter.
Leona sourit.
- Allons, dit-elle, voilà encore que tu doutes !
- Non, dit le duc.
- Cette fois donc, je commencerai par la preuve.
Emmanuel écouta.
- Avant de partir pour Verceil, tu as écrit à la princesse Marguerite de venir te rejoindre.
- C'est vrai, dit Emmanuel en regardant Leona d'un œil étonné.
- Tu lui disais, dans ta lettre, que tu l'attendrais à Nice, où elle viendrait par mer de Marseille.
- Tu sais cela ? demanda le duc.
- Tu ajoutais que, de Nice, tu la conduirais à Turin en suivant le littoral de la mer par San-Remo et Albenga.
- Mon Dieu ! murmura Emmanuel.
- Puis que, de là, par la belle vallée de la Bormida, par Cherasco et Asti, tu la conduirais à Turin.
- C'est vrai, Leona ; mais personne que moi ne connaît le contenu de cette lettre ; elle est partie pour Paris par un courrier dont je suis sûr.
Leona sourit.
- Ne t'ai-je pas dit que, cette nuit, j'avais revu ma mère ?
- Eh bien ?
- Les morts savent tout ! Emmanuel.
Le duc, en proie à une terreur involontaire, passa son mouchoir sur son front couvert de sueur.
- Il faut le croire, murmura Emmanuel. Après ?
- Eh bien, mon cher duc, voici ce que m'a dit ma mère : « Tu verras demain le duc ; tu lui diras de partir pendant la nuit avec la duchesse Marguerite, par Tenda et Coni, et de faire suivre la route de la mer à une litière vide, escortée de Scianca-Ferro et de cent hommes bien armés. »
Emmanuel regarda Leona d'un œil interrogateur.
- « Il y va du salut de la Savoie ! » continua Leona. Voilà ce que m'a dit ma mère, Emmanuel, et voilà ce que je te dis, moi. Tu as promis, tu as fait plus que de promettre, tu as juré de suivre mes avis, mon duc : jure-moi donc que tu passeras, avec la duchesse, par Tenda et Coni, tandis que Scianca-Ferro, avec une litière vide et cent hommes bien armés, suivra le littoral de la mer.
Le duc eut un moment d'hésitation : sa raison comme homme, son orgueil comme soldat, combattaient la promesse faite, la parole donnée.
- Emmanuel, murmura Leona en secouant mélancoliquement la tête, qui sait ? peut-être est-ce la dernière chose que je te demande !
Emmanuel étendit la main vers la chapelle et jura.

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