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Chapitre XX
La route de San-Remo à Albenga

Emmanuel Philibert avait donné rendez-vous à Nice à la princesse Marguerite, d'abord pour récompenser d'une nouvelle faveur sa fidèle amie ; puis, ensuite, comme le voyage de la princesse devait se faire au mois de janvier, il voulait lui montrer son duché par sa face riante, par le printemps éternel de Nice et d'Oneglia.
En effet, la duchesse Marguerite arriva vers le 15 janvier et aborda dans le port de Villefranche ; elle avait été longuement retardée par les fêtes qu'on lui avait faites à Marseille.
Marseille l'avait fêtée à la fois, et comme la tante du roi Charles IX, alors régnant, et comme duchesse de Savoie ; et, sous ces deux aspects, la vieille ville phocéenne lui avait rendu mille honneurs.
Le duc et la duchesse restèrent quatre mois à Nice. Le duc employa ce temps à activer la construction des galères qu'il avait commandées. Un corsaire calabrais, renégat chrétien, qui s'était fait musulman, nommé Occhiali, avait fait des descentes en Corse et sur les côtes de Toscane. On prétendait même avoir vu un vaisseau suspect dans les eaux de la rivière de Gênes.
Enfin, vers le commencement de mars, avec les premiers souffles de ce tiède printemps italien qui caresse si doucement les poitrines fatiguées, il décida qu'il partirait.
L'itinéraire du voyage était connu d'avance. Le cortège royal suivait ce que l'on appelait la rivière de Gênes, c'est-à-dire le littoral de la mer. Le duc et la duchesse – le duc à cheval, la duchesse en litière – passaient par San-Remo et Albenga, où des relais de chevaux étaient préparés d'avance.
Le départ fut fixé au 15 mai.
Au point du jour, le cortège se mit en route, le duc à cheval, comme nous l'avons dit, et visière baissée, armé en guerre, chevauchant près de la litière dont les rideaux étaient tirés. Cinquante hommes armés marchaient devant, cinquante homme armés marchaient derrière.
La première nuit, on s'arrêta à San-Remo.
Le lendemain, au point du jour, on se remit en route.
On fit halte à Oneglia pour déjeuner. Mais la duchesse ne voulut pas descendre de sa litière où le duc lui-même lui porta du pain, du vin et quelques fruits.
Le duc mangea sans se désarmer, enlevant seulement la visière de son casque.
Vers midi, la cavalcade et la litière repartirent.
Un peu au-delà de Porto-Maurizio, la route se resserre entre deux montagnes ; on perd la vue de la mer et l'on se trouve dans un étroit défilé hérissé à droite et à gauche de rochers. Lieu propice à une embuscade, s'il en fut !
Le duc envoya vingt hommes en avant. C'était un surcroît de précaution car, en ces temps de paix, que pouvait-on avoir à craindre ? Aussi les vingt hommes passèrent-ils sans être inquiétés.
Le reste de la troupe s'engagea dans le défilé. Mais, au moment où le duc, toujours près de la litière, venait de s'y engager à son tour, une arquebusade terrible retentit, dirigée particulièrement sur le duc et sur la litière : le cheval du duc fut blessé, un des chevaux de la litière tomba mort et une faible plainte passa comme un souffle à travers les rideaux. En même temps, des cris sauvages se firent entendre et l'on se trouva assailli par une troupe d'hommes aux costumes mauresques.
On était tombé dans une embuscade de pirates.
Le duc allait courir à la litière, quand un des assaillants monté sur un magnifique cheval arabe et couvert des pieds à la tête d'une cotte de mailles turque s'élança directement sur lui en criant :
- à moi, duc Philibert ! tu ne m'échapperas point cette fois !
- Oh ! ni toi non plus ! répondit le duc.
Puis, se dressant sur ses étriers et levant son épée au-dessus de sa tête :
- Faites de votre mieux, vous autres ! cria-t-il aux soldats ; je vais tâcher de vous donner l'exemple.
En ce moment, la mêlée devint générale.
Au milieu de la bagarre, qu'on nous permette de suivre la lutte des deux chefs.
On sait quelle était l'habileté du duc Emmanuel à ce jeu terrible de la guerre où il connaissait peu d'hommes qui pussent lui résister ; mais, cette fois, il avait trouvé un adversaire digne de lui.
D'abord, de la main gauche, chacun des deux combattants avait déchargé sur l'autre un pistolet dont la balle avait glissé sur l'armure du duc, s'était aplatie sur celle du pirate.
Alors le combat, dont cette décharge n'était que le prélude, avait continué à l'épée.
Quoique armé à la turque comme arme défensive, le corsaire, comme arme offensive, portait à la main une longue épée droite et à l'arçon de sa selle une hache à manche pliant, à tranchant affilé.
Ces haches, dont le manche était fait en peau de rhinocéros toute garnie de petites lames d'acier, avaient, à cause de leur flexibilité même, une terrible volée.
Le duc avait son épée et une masse d'armes ; c'étaient, on s'en souvient, ses armes habituelles. Toutes deux étaient redoutables entre ses mains.
Deux ou trois de ses hommes d'armes avaient voulu venir à son aide mais il les avait écartés en criant :
- Faites pour vous ! Avec l'aide de Dieu, je ferai pour moi !
Et, avec l'aide de Dieu, en effet, il faisait merveille.
Il était évident que les pirates ne s'étaient point attendus à trouver une si forte escorte et que leur chef, celui qui avait attaqué le duc, espérait le prendre plus à l'improviste et moins bien armé.
Mais, pour s'être trompé, il n'en reculait point d'un pas. On sentait que, sous les coups terribles qu'il portait au duc, il y avait une haine plus terrible que les coups.
Mais, sur l'armure de Milan du duc, l'épée du pirate, de si bonne trempe qu'elle fût, n'avait pas grande prise ; de même que, sur la cotte de mailles de Damas, s'émoussait l'épée du duc.
Au milieu de cette lutte acharnée, le duc sentit que son cheval blessé faiblissait et allait lui manquer entre les jambes.
Il réunit toutes ses forces pour porter un coup à son adversaire ; l'épée flamboya entre ses deux mains ; le pirate comprit de quel coup terrible il était menacé : il se renversa en arrière et, en se renversant, fit cabrer son cheval.
Ce fut le cheval qui reçut le coup au lieu du maître. Cette fois, le chanfrein du cheval, d'acier moins pur que l'armure du cavalier, fut fendu et le cheval, frappé entre les deux oreilles, s'abattit sur ses genoux.
Le Maure crut son cheval tué ; il s'élança à terre au moment où le cheval du duc tombait lui-même.
Les deux adversaires se trouvèrent donc à pied en même temps.
Chacun d'eux se jeta à l'arçon de son cheval, l'un pour en arracher sa hache, l'autre pour y prendre sa masse d'armes.
Puis, comme si chacun d'eux eût jugé l'arme dont il ventait de s'emparer suffisamment meurtrière, les deux combattants jetèrent leurs épées ; le pirate demeura armé de sa hache et le duc de sa masse.
Jamais cyclopes forgeant, dans les cavernes de l'Etna, la foudre de Jupiter sur l'enclume de Vulcain, ne frappèrent de si rudes coups ; on sentait que la Mort elle-même, la reine des sanglantes batailles, arrêtait son vol et planait au-dessus de ces deux hommes, certaine d'emporter dans ses bras l'un d'eux, endormi du dernier sommeil.
Au bout d'un instant, l'avantage parut se décider pour le duc. La hache de son adversaire avait enlevé, pièce à pièce, la couronne de son casque ; mais il était évident que les pointes d'acier de la masse d'armes avaient, à travers la cotte de mailles, causé de terribles meurtrissures.
Puis, à l'encontre des forces inépuisables du duc, les forces de son adversaire semblaient s'épuiser. Sa respiration sifflante passait à travers les ouvertures de son casque. Ses coups étaient moins rapides et moins vigoureux ; les bras, sinon la haine, s'alanguissaient.
à chaque coup qu'il portait, le duc, au contraire, paraissait reprendre une nouvelle énergie.
Le pirate commença de reculer, pas à pas, d'une manière insensible, mais il reculait. Sa retraite le conduisait au bord d'un précipice ; seulement, occupé à parer des coups ou à en porter, il semblait ne pas s'apercevoir qu'il se rapprochait insensiblement de l'abîme.
Tous deux, l'un reculant, l'autre poursuivant, arrivèrent ainsi sur la plate-forme qui surplombait le précipice.
Deux pas encore et la terre manquait au pirate. Mais sans doute était-ce là qu'il voulait en arriver. Car, tout à coup, il lança loin de lui sa hache et, saisissant son adversaire à bras le corps :
- Ah ! duc Emmanuel, s'écria-t-il, je te tiens donc enfin et nous allons mourir ensemble !
Et, d'une secousse à déraciner un chêne, il souleva son ennemi entre ses bras.
Mais un éclat de rire terrible lui répondit :
- Je t'avais reconnu, bâtard de Waldeck, lui répondit son adversaire en dénouant la chaîne de fer de ses bras.
Puis, levant la visière de son casque :
- Je ne suis pas le duc Emmanuel, dit-il, et tu n'auras pas l'honneur de mourir de sa main.
- Scianca-Ferro ! s'écria le bâtard de Waldeck. Ah ! malédiction sur toi et ton duc !
Et il se baissa pour ramasser sa hache et recommencer le combat.
Mais, pendant ce mouvement, si rapide qu'il fût, la main de Scianca-Ferro, pesante comme le roc sur lequel les deux adversaires combattaient, s'abattit sur le derrière de la tête du renégat.
Le bâtard de Waldeck poussa un soupir et tomba sans mouvement.
- Cette fois, s'écria Scianca-Ferro, frère Emmanuel, tu n'es plus là pour m'empêcher d'écraser cette vipère !
Et, comme pendant le combat son poignard de merci était sorti du fourreau, il ramassa un quartier de roc qu'il souleva entre ses bras avec la force d'un de ces titans qui entassaient Pélion sur Ossa et en écrasa dans son casque la tête de son ennemi.
Puis, avec un éclat de rire plus terrible encore que le premier :
- Ce qui me plaît surtout dans ta mort, bâtard de Waldeck, dit-il, c'est qu'en mourant dans l'armure d'un infidèle, tu es damné comme un chien !
Alors, se rappelant ce soupir qu'il avait entendu sortir de la litière, il y courut et en écarta les rideaux.
De tous côtés les pirates fuyaient.
Pendant ce temps, Emmanuel et la princesse Marguerite suivaient tranquillement la route de Tenda et de Coni. Ils arrivaient dans cette vallée à peu près à la même heure où avait lieu, entre San-Remo et Albenga, le terrible combat que nous venons de raconter.
Le duc Emmanuel était soucieux. Quelle avait pu être la raison de Leona d'exiger de lui ce changement de route ? quel danger courait-il à suivre celle de la rivière de Gênes ? et, s'il y avait un danger, ce danger n'était-il pas retombé sur Scianca-Ferro ? Qui avait prévenu Scianca-Ferro de la promesse faite par lui, Emmanuel, à Leona ? et comment se faisait-il qu'au moment où il allait parler à Scianca-Ferro de son changement de route, celui-ci était venu à lui et lui en avait parlé le premier ?
Le souper fut triste. La princesse Marguerite était fatiguée ; de son côté, Emmanuel Philibert prétexta la fatigue et se retira vers dix heures dans sa chambre.
Il lui semblait que, d'un moment à l'autre, il devait arriver quelque messager de mauvaises nouvelles.
Il fit mettre quelqu'un à la porte et quelqu'un dans l'antichambre, afin qu'à quelque heure de la nuit que ce fût on l'éveillât, et si l'on savait quelque chose, on lui apprît ce qui était arrivé.
Onze heures sonnèrent. Le duc ouvrit sa fenêtre : le ciel était étoilé, l'atmosphère était calme. et pure. Un oiseau chantait dans un buisson de grenadiers et il lui sembla que c'était le même oiseau dont il avait entendu le chant sur cette branche de saule qui indiquait la place où devait être bâti l'autel de la Vierge.
à onze heures et demie, il referma sa fenêtre et revint s'accouder à sa table couverte de papiers. Peu à peu ses yeux se troublèrent, ses paupières s'alourdirent. Il entendit vaguement tinter les premières vibrations de minuit.
Puis il lui sembla, comme à travers un nuage, voir s'ouvrir la porte de sa chambre et s'avancer vers lui quelque chose qui ressemblait à une ombre. L'ombre s'approcha en s'inclinant sur lui et murmura son nom.
Au même instant, une impression glacée qu'il ressentit au front le fit frissonner par tout le corps.
Cette impression rompit les liens invisibles qui l'enchaînaient.
- Leona ! Leona ! répéta-t-il.
Et il tendit les bras pour saisir le fantôme. Mais celui-ci fit un signe et ses bras retombèrent.
- Je t'avais bien dit, mon Emmanuel, dit l'ombre d'une voix douce à la fois comme un souffle et comme un parfum ; je t'avais bien dit que je serais plus près de toi morte que vivante.
- Pourquoi m'as-tu quitté, Leona ? demanda Emmanuel sentant son cœur prêt à fondre en sanglots.
- Parce que ma mission était accomplie sur la terre, mon bien-aimé duc, répondit l'ombre ; mais, avant que je remonte au ciel, Dieu permet que je te dise que le vœu de tes sujets est accompli.
- Lequel ? demanda Philibert.
- La princesse Marguerite est enceinte et enfantera un fils.
- Leona ! Leona ! s'écria le prince. Qui t'a dit ce mystère de la maternité.
- Les morts savent tout ! murmura Leona.
Et, en même temps que son corps s'évanouissait en vapeur, d'une voix à peine intelligible :
- Au revoir dans le ciel, mon bien-aimé duc ! dit le fantôme.
Et il disparut.
Le duc, qui était resté enchaîné dans son fauteuil tant que l'ombre s'était tenue près de lui, se leva et courut à la porte.
Le valet de garde n'avait vu entrer ni sortir personne.
- Leona ! Leona ! s'écria-t-il, te reverrai-je encore ?
Et il lui sembla qu'à son oreille un souffle à peine sensible murmurait :
- Oui.
Le lendemain, au lieu de continuer sa route, le duc s'arrêta à Coni. Il semblait certain de recevoir des nouvelles.
En effet, vers deux heures, Scianca-Ferro arriva.
- Leona est morte ! fut le premier mot que lui dit Emmanuel.
- Hier à minuit ! répondit Scianca-Ferro. Mais comment le sais-tu ?
- D'une blessure à la poitrine ? continua Emmanuel.
- D'une balle destinée à la duchesse, dit Scianca-Ferro.
- Et quel est, s'écria le duc, le misérable assassin qui en voulait aux jours d'une femme ?
- Le bâtard de Waldeck, répondit Scianca-Ferro.
- Oh ! dit le duc, qu'il ne tombe jamais entre mes mains !
- Je t'avais juré, Emmanuel, que, la première fois que je rencontrerais le serpent, je l'écraserais.
- Eh bien ?
- Je l'ai écrasé.
- Il ne nous reste donc plus qu'à prier pour Leona, dit Emmanuel Philibert.
- Ce n'est pas à nous de prier pour les anges, répondit Scianca-Ferro : c'est aux anges à prier pour nous !...
Le 12 janvier 1562, comme l'avait prédit Leona, la princesse Marguerite accoucha heureusement, au château de Rivoli, d'un prince qui reçut les noms de Charles Emmanuel et qui régna cinquante ans.
Trois mois après la naissance du jeune prince, les Français, selon les conventions de Cateau-Cambrésis, évacuèrent Turin, Quiers, Chivas et Villeneuve d'Asti, comme ils avaient déjà évacué le reste du Piémont.

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