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Chapitre XXVII
Les hôtes de Souday

Le lendemain de l'arrivée du comte de Bonneville et de son compagnon au château de Souday, le marquis était revenu de son expédition, ou plutôt de sa conférence.

En descendant de cheval, le digne gentilhomme manifesta une humeur massacrante.

Il gourmanda ses filles, qui n'étaient pas venues au-devant de lui au moins jusqu'à la porte, pesta après Jean Oullier, qui avait pris la licence d'aller à la foire de Montaigu sans son consentement, et querella la cuisinière, qui, à défaut de son majordome, était venue lui tenir l'étrier et qui, au lieu de lui tenir celui de droite, tirait de toutes ses forces sur l'étrivière de gauche ; ce qui força le marquis à descendre du côté opposé au perron.

En entrant dans le salon, M. de Souday continua d'exhaler sa colère par des monosyllabes qui avaient une telle énergie, que Bertha et Mary, si accoutumées que fussent leurs oreilles aux licences de langage que se permettait le vieil émigré, ne savaient plus quelle contenance garder.

Vainement elles essayèrent leurs plus douces câlineries pour dérider le front soucieux de leur père : rien n'y faisait, et, tout en chauffant ses pieds au feu de la cheminée, le marquis continuait de frapper sur ses grandes bottes avec le fouet qu'il tenait à la main, paraissant très-désolé que lesdites bottes ne fussent pas MM. tels et tels, auxquels il adressait, en même temps qu'il jouait avec le manche de son fouet, les épithètes les plus malsonnantes.

Décidément, le marquis était furieux.

En effet, depuis quelque temps, il se blasait sur les plaisirs de la chasse ; il s'était surpris bâillant en accomplissant le whist qui terminait régulièrement toutes ses soirées ; les jouissances du faire-valoir lui semblaient insipides et le séjour de Souday lui était devenu nauséabond.

En outre, jamais, depuis dix ans, ses jambes n'avaient eu autant d'élasticité ; jamais sa poitrine n'avait respiré si libre ; jamais son cerveau n'avait été aussi entreprenant.

Il entrait dans cet été de la Saint-Martin des vieillards, époque où leur esprit jette une lueur plus vive avant de pâlir, où leur corps rassemble toutes ses forces, comme pour se préparer à la dernière lutte ; et le marquis, se trouvant plus gaillard, plus dispos qu'il ne l'était depuis de longues années, mal à l'aise dans le petit cercle de ses occupations ordinaires, devenues insuffisantes, sentant l'ennui le gagner, avait pensé que les émotions d'une nouvelle Vendée iraient merveilleusement à sa nouvelle jeunesse, et n'avait pas douté un instant qu'il ne retrouvât dans la vie accidentée du partisan ces profondes jouissances dont le souvenir seul charmait ses vieux jours.

Il avait donc accueilli avec enthousiasme l'annonce d'une prise d'armes, et une commotion politique de cette espèce, venue à point, lui prouvait, une fois de plus ce que déjà bien des fois il avait supposé dans son placide et naïf égoïsme : à savoir, que le monde entier avait été créé et manœuvrait pour la plus complète satisfaction d'un aussi digne gentilhomme que l'était M. le marquis de Souday.

Mais il avait trouvé, chez ses coreligionnaires, une tiédeur, un désir d'atermoiement qui l'avaient exaspéré.

Les uns avaient prétendu que l'esprit public n'était pas mûr ; les autres, qu'il était imprudent de rien tenter sans s'être assuré d'une défection dans l'armée ; les autres avaient avancé que l'enthousiasme religieux et politique était singulièrement refroidi chez les paysans, qu'il serait difficile de les conduire au combat ; et l'héroïque marquis, qui ne pouvait comprendre que la France entière ne fût pas prête, alors qu'une petite campagne lui semblait un passe-temps tout à fait agréable, que Jean Oullier avait fourbi sa meilleure carabine, que ses filles lui avaient brodé une écharpe et un cœur sanglant, le marquis, disons-nous, avait rompu brusquement en visière avec ses amis et avait regagné son château sans vouloir en écouter davantage.

Mary, qui savait à quel point son père respectait la tradition de l'hospitalité, profita d'une recrudescence de mauvaise humeur chez le digne gentilhomme pour lui annoncer doucement la présence du comte de Bonneville au château, espérant opérer ainsi une diversion au courroux que manifestait l'irascible vieillard.

– Bonneville ! Bonneville ! Qu'est-ce que c'est que cela, Bonneville ? grommelait le marquis de Souday. Quelque pancalier ou quelque avocat ; un de ces officiers poussés tout épauletés, ou un de ces bavards qui n'ont jamais fait feu que de la langue ; un mirliflore qui va nous prouver qu'il faut attendre, laisser Philippe user sa popularité ! comme si, en supposant que cela fût nécessaire, une popularité, il n'était pas bien plus simple et bien plus facile d'en acquérir une à notre roi !

– Je vois que M. le marquis est pour une prise d'armes immédiate, fit une petite voix douce et flûtée, à côté du marquis de Souday.

Celui-ci se retourna et aperçut un tout jeune homme, vêtu en paysan, qui, appuyé comme lui à la cheminée, se chauffait comme lui les pieds au foyer.

L'étranger était entré sans bruit par une porte latérale, et le marquis, qui, du reste, lui tournait le dos au moment de son entrée, emporté par la chaleur de ses imprécations, n'avait pas pris garde aux signes par lesquels ses filles l'avertissaient de la présence d'un de leurs hôtes.

Petit-Pierre – car c'était lui – paraissait avoir de seize à dix-huit ans ; mais il était bien mince et bien frêle pour son âge ; sa figure était pâle, et les longues boucles de cheveux noirs qui l'encadraient en faisaient encore ressortir la blancheur ; ses grands yeux bleus rayonnaient d'intelligence et de courage ; sa bouche, fine et légèrement retroussée dans les coins, s'animait d'un sourire malicieux ; son menton, fortement proéminent, indiquait une force de volonté peu commune ; enfin, un nez légèrement aquilin complétait une physionomie dont la distinction contrastait étrangement avec son costume.

– M. Petit-Pierre, dit Bertha en prenant la main du nouveau venu et en le présentant à son père.

Le marquis fit une profonde inclination, à laquelle le jeune paysan répondit par un salut des plus gracieux.

Le vieil émigré n'était que légèrement intrigué par le costume et par le nom de Petit-Pierre : la grande guerre l'avait habitué à ces sobriquets sous lesquels les gens de la plus haute naissance dissimulaient leurs qualités, aux travestissements sous lesquels ils cherchaient à cacher leur distinction native ; ce qui le préoccupait singulièrement, c'était l'excessive jeunesse de son hôte.

– Mesdemoiselles de Souday m'ont dit, monsieur, qu'elles avaient été assez heureuses pour pouvoir être, hier au soir, de quelque utilité à vous et à votre ami M. le comte de Bonneville ; ce m'est un double regret d'avoir été absent de ma maison. Sans la désagréable corvée que ces messieurs m'ont fait faire, j'aurais eu l'honneur de vous ouvrir moi-même mon pauvre château. Enfin, j'espère que ces péronnelles auront compris qu'il était de leur devoir de me remplacer convenablement, et que rien de ce que comporte notre médiocre position n'aura été épargné pour vous rendre ce maussade séjour supportable.

– Votre hospitalité, monsieur le marquis, ne pouvait que gagner à être exercée par d'aussi gracieux intermédiaires, répondit galamment Petit-Pierre.

– Humph ! fit le marquis en allongeant la lèvre inférieure ; en d'autres temps que ceux où nous sommes, elles pourraient assez bien s'entendre à procurer quelques divertissements à leurs hôtes. Bertha, que voici, relève fort proprement une brisée et détourne un sanglier comme personne. Mary, de son côté, n'a point sa pareille pour connaître les gaulées que hantent les bécasses. Mais, à part une certaine force au whist qu'elles tiennent de moi, je les regarde comme tout à fait impropres à faire les honneurs d'un salon ; et, pour quelque temps, nous voici confinés en tête à tête avec nos tisons, ajouta M. de Souday en rapprochant ceux de son foyer par un coup de pied qui témoignait de la persistance de sa colère.

– Je crois que bien peu de femmes de la cour possèdent autant de grâce et de distinction que ces demoiselles, et je vous assure qu'il n'en est pas qui allient ces qualités à la noblesse de cœur et de sentiments dont vos deux filles, monsieur le marquis, ont donné des preuves.

– La cour ? fit le marquis de Souday, avec une surprise interrogative et en regardant Petit-Pierre.

Petit-Pierre rougit en souriant, comme un acteur qui se fourvoie devant un auditoire bénévole.

– Je parle par présomption, monsieur le marquis, dit-il avec un embarras trop profond pour n'être pas factice ; je dis la cour, parce que c'est là que leur nom a marqué la place de vos deux filles, parce que c'est là, enfin, que je voudrais les voir.

Le marquis de Souday rougit aussi d'avoir fait rougir son hôte ; il venait de toucher involontairement à l'incognito dans lequel celui-ci tenait à rester, et l'exquise urbanité du vieux gentilhomme se reprochait amèrement sa faute.

Petit-Pierre se hâta de reprendre la parole.

– Je vous disais, monsieur le marquis, lorsque ces demoiselles m'ont fait l'honneur de me présenter à vous, que vous me sembliez être de ceux qui désirent une prise d'armes immédiate.

– Ventrebleu ! je puis vous l'avouer, à vous, monsieur, qui, à ce que je vois, êtes des nôtres...

Petit-Pierre inclina la tête en signe d'affirmation.

– Oui, c'est mon avis, continua le marquis ; mais j'aurai beau dire et beau faire, on ne croira pas le vieux gentilhomme qui a roussi sa peau au terrible feu qui a brûlé le pays de 93 à 97 ; on écoutera un tas de bavards, d'avocats sans cause, de beaux mignons qui ont peur de coucher en plein air, de gâter leurs habits aux buissons, des poules mouillées, des..., ajouta le marquis en recommençant à trépigner avec rage sur les tisons, qui se vengeaient en lançant sur ses bottes des milliers d'étincelles.

– Mon père, fit doucement Mary, qui avait remarqué un sourire échappé à Petit-Pierre, mon père, calmez-vous !

– Non, je ne me calmerai pas, repartit le fougueux vieillard. Tout était prêt ; Jean Oullier m'avait assuré que ma division rugissait d'enthousiasme ; et, du 14 mai, nous voici ajournés aux calendes grecques !

– Patience, monsieur le marquis, dit Petit-Pierre, l'heure sonnera.

– Patience ! patience ! cela vous est facile à dire, fit en soupirant le marquis ; vous êtes jeune, vous avez le temps d'attendre ; mais moi, qui sait si Dieu me donnera encore assez de jours pour voir déployer le bon vieux drapeau sous lequel j'ai si joyeusement combattu ?

La plainte du vieillard toucha Petit-Pierre.

– Mais n'avez-vous pas entendu dire comme moi, monsieur le marquis, demanda-t-il, que la prise d'armes n'était différée qu'à cause de l'incertitude où l'on était sur l'arrivée de la princesse ?

Cette phrase sembla redoubler la mauvaise humeur du marquis.

– Laissez-moi tranquille, jeune homme, dit-il d'un accent profondément courroucé. Est-ce que je ne connais pas cette vieille plaisanterie ? Est-ce que, pendant cinq ans que j'ai guerroyé en Vendée, on n'a pas cessé de nous promettre cette épée royale qui devait rallier autour d'elle toutes les ambitions ? est-ce que je n'étais pas de ceux qui, le 2 octobre, attendaient le comte d'Artois sur la côte de l'île Dieu ? Nous ne verrons pas plus cette princesse, en 1832, que nous n'avons vu de prince en 1796 ! Cela ne m'empêchera pas de me faire tuer pour eux, comme c'est le devoir d'un gentilhomme. Les branches doivent tomber avec le vieux tronc.

– Monsieur le marquis de Souday, dit Petit-Pierre d'une voix singulièrement émue, je vous jure, moi, que madame la duchesse de Berry, n'eût-elle eu qu'une coquille de noix à son service, eût traversé la mer pour venir se ranger sous le drapeau que Charette portait d'une main si vaillante et si noble ; je vous jure qu'aujourd'hui elle viendra, sinon vaincre, du moins mourir avec ceux qui se lèveront pour défendre les droits de son fils !

Il y avait tant d'énergie dans cet accent, et il était si extraordinaire que de semblables paroles sortissent de la bouche d'un petit paysan de seize ans, que le marquis de Souday regarda son interlocuteur avec une surprise profonde.

– Mais qui êtes-vous donc, lui dit-il en cédant à son étonnement ; qui êtes-vous donc pour parler ainsi des résolutions de Son Altesse royale et vous engager pour elle, jeune homme... ou plutôt enfant ?

– Il me semblait, monsieur le marquis, que mademoille de Souday, en me présentant à vous, m'avait fait l'honneur de vous dire mon nom.

– C'est juste, monsieur Petit-Pierre, fit le marquis tout confus. Mille pardons ! mais, continua-t-il, en s'adressant avec plus d'intérêt à son interlocuteur, qu'il supposait le fils de quelque grand personnage, serait-il indiscret de vous demander votre opinion sur l'opportunité de la prise d'armes ? Quelle que soit votre jeunesse, vous parlez avec tant de raison, que je ne vous cacherai pas mon désir de la connaître.

– Cette opinion, je vous la communiquerai d'autant plus volontiers, monsieur le marquis, qu'elle se rapproche beaucoup de la vôtre.

– Vraiment ?

– Mon avis, si je puis me permettre d'en émettre un...

– Comment donc ! mais, auprès des piètres sires que j'ai entendus causer cette nuit, vous me semblez un des sept sages de la Grèce.

– Vous êtes trop indulgent. Je suis donc d'avis, monsieur le marquis, qu'il est fort malheureux que nous n'ayons pu sortir de nos bauges, comme il était convenu, dans la nuit du 13 au 14 mai.

– Voyez-vous ! que leur disais-je ! Et vos raisons, monsieur ?

– Mes raisons, les voici. Les soldats sont cantonnés dans les villages, logés chez les habitants, dispersés, éloignés les uns des autres, sans direction, sans drapeau ; rien n'était plus facile que de les surprendre et de les désarmer dans le premier moment de la surprise.

– C'est fort juste ; tandis qu'à présent ?...

– à présent... depuis deux jours, l'ordre est donné d'évacuer les petits cantonnements, de resserrer le réseau militaire qui couvre le pays, de se grouper, non plus par compagnie, mais par bataillon, par régiment ; aujourd'hui, il nous faut une bataille rangée pour obtenir le résultat que nous donnait une nuit de sommeil.

– C'est concluant ! s'écria le marquis avec enthousiasme ; et ce qui me désole, c'est que, dans ces trente-six raisons que j'ai données à mes adversaires je n'ai pas songé à celle-là ! Mais, continua-t-il, cet ordre envoyé aux troupes, êtes-vous bien certain, monsieur, qu'il ait été donné ?

– Très-certain, dit Petit-Pierre avec l'expression la plus modeste qu'il put donner à sa physionomie.

Le marquis regarda son hôte avec stupéfaction.

– C'est fâcheux, reprit-il, très-fâcheux ! Enfin, comme vous dites, mon jeune ami – permettez-moi de vous donner ce titre, – le mieux est de prendre patience et d'attendre que la nouvelle Marie-Thérèse vienne se placer au milieu de ses nouveaux Hongrois, et de boire, en attendant ce jour, à la santé de son royal rejeton et du drapeau sans tache. Pour cela, il faudrait que ces demoiselles daignassent s'occuper de notre déjeuner, puisque Jean Oullier est parti, puisque quelqu'un, ajouta-t-il en lançant un regard demi-courroucé à ses filles, s'est permis de l'envoyer à Montaigu sans mon ordre.

– Ce quelqu'un, c'est moi, monsieur le marquis, dit Petit-Pierre avec un ton dont la courtoisie n'était pas exempte de fermeté. Et je vous demande pardon d'avoir disposé ainsi d'un de vos hommes ; mais il était urgent que nous sussions à quoi nous en tenir sur les dispositions des paysans rassemblés à la foire de Montaigu.

Il y avait dans cette voix douce et suave, un tel accent d'assurance aisée et naturelle, une telle conscience de la supériorité de celui qui parlait, que le marquis demeura très-interdit ; et, repassant dans sa cervelle tous les grands personnages qu'il avait connus autrefois pour deviner de qui ce jeune homme pouvait être le rejeton, il ne put que balbutier quelques paroles d'acquiescement.

Le comte de Bonneville entra dans le salon en ce moment.

En sa qualité de vieille connaissance du marquis, Petit-Pierre réclama l'honneur de présenter lui-même son ami à leur hôte.

La physionomie ouverte, franche et joyeuse du comte séduisit immédiatement le marquis de Souday, déjà très-enchanté du jeune compagnon ; il abjura sa mauvaise humeur, fit serment de ne pas plus penser à la couardise de ses futurs compagnons d'armes qu'aux buissons creux de l'an passé ; seulement, en invitant ses hôtes à le précéder dans la salle à manger, il se promit d'user de toute son adresse pour obtenir du comte de Bonneville qu'il trahît l'incognito de ce singulier Petit-Pierre.

Sur ces entrefaites, Mary rentra et annonça à son père qu'il était servi.

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