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Chapitre XXXIX
Où Petit-Pierre fait le meilleur repas qu'il ait fait de sa vie

Petit-Pierre, resté seul, s'appuya contre un arbre, et, muet, immobile, les yeux fixes, l'oreille tendue, il attendit, essayant de saisir au passage le plus petit bruit.

Pendant cinq minutes, à part l'espèce de bourdonnement qui semblait venir du même côté que la lueur, il n'entendit rien.

Tout à coup, le hennissement d'un cheval retentit dans la forêt et fit tressaillir Petit-Pierre.

Presque au même moment, il entendit un léger bruit dans les broussailles et une ombre se dressa devant lui : c'était Bonneville.

Bonneville, qui ne voyait pas Petit-Pierre, collé au tronc de l'arbre, l'appela deux fois.

Petit-Pierre bondit vers lui.

– Alerte ! alerte ! dit Bonneville en entraînant Petit-Pierre.

– Qu'y a-t-il ?

– Pas un instant à perdre ! Venez ! venez !

Puis, tout en courant :

– Un bivouac de chasseurs. S'il n'y avait eu que des hommes, j'aurais pu me chauffer au même feu qu'eux, sans qu'ils me vissent ou qu'ils m'entendissent ; mais un cheval m'a éventé et a henni.

– Je l'ai entendu.

– Alors, vous comprenez... Pas un mot ! des jambes, voilà tout.

Et, en effet, sans prononcer une parole, Bonneville et Petit-Pierre firent à peu près cinq cents pas dans un layon, que, par bonheur, ils avaient rencontré sur le chemin.

Puis, il tira Petit-Pierre dans la lisière et, s'arrêtant :

– Maintenant, dit-il, respirez.

Pendant que Petit-Pierre respirait, Bonneville essaya de s'orienter.

– Sommes-nous perdus ? demanda Petit-Pierre inquiet.

– Oh ! il n'y a pas de danger ! dit Bonneville ; seulement, je cherche s'il n'y a pas un moyen d'éviter ce maudit marais.

– S'il doit nous mener plus directement à notre but, prenons-le, dit Petit-Pierre.

– Il le faudra bien, répondit Bonneville ; je ne vois pas d'autre chemin.

– Alors, en route ! dit Petit-Pierre ; seulement, guidez-moi.

Bonneville ne répondit rien ; mais, comme preuve d'urgence il se mit immédiatement en marche, et, au lieu de suivre la ligne dans laquelle ils s'étaient engagés, il tourna à droite, et se remit à marcher dans le taillis.

Au bout de dix minutes, les buissons devinrent plus rares, l'obscurité devint moins profonde ; ils étaient à la lisière de la forêt, et ils entendaient devant eux le murmure des roseaux entrechoqués par le vent.

– Ah ! ah ! fit Petit-Pierre, qui reconnaissait ce bruit, il paraît que nous y sommes.

– Oui, répondit Bonneville, et je ne vous cacherai point que voilà le moment le plus critique de notre nuit.

Et, à ces mots, le jeune homme sortit de sa poche un couteau, qui, à la rigueur, pouvait passer pour un poignard, et coupa un petit arbre qu'il ébrancha et dont il eut soin de cacher les émondes.

– Maintenant, dit-il, mon pauvre Petit-Pierre, il faut vous résigner et reprendre votre siège sur mes épaules.

Petit-Pierre fit à l'instant même ce que lui demandait son guide, et celui-ci s'avança vers le marais.

La marche de Bonneville, alourdie par le poids qu'il portait, embarrassée par la longue gaule qu'il tenait à la main et avec laquelle il sondait le terrain à chaque pas qu'il faisait, était horriblement difficile.

Souvent, il enfonçait dans la vase, jusqu'au-dessus du genou, et ce terrain, qui semblait mou et peu compact lorsqu'il s'agissait d'y entrer, offrait une véritable résistance lorsqu'il s'agissait d'en sortir ; ce n'était alors qu'avec la plus grande peine que Bonneville parvenait à en arracher ses jambes ; on eût dit que le gouffre ouvert sous leurs pieds ne pouvait se décider à lâcher sa proie.

– Laissez-moi vous donner un avis, mon cher comte, dit Petit-Pierre.

Bonneville s'arrêta et s'essuya le front.

– Si, au lieu de patauger dans cette vase, vous marchiez sur ces touffes de jonc qu'il me semble entrevoir çà et là, je crois que vous y trouveriez un terrain plus solide.

– Oui, dit Bonneville, sans doute ; mais aussi nous y laisserions une trace plus visible.

Mais, après un instant :

– N'importe ! dit-il, vous avez raison, cela vaut encore mieux.

Et, changeant de direction, Bonneville gagna les touffes de jonc.

En effet, la racine chevelue des roseaux avait formé çà et là des espèces d'îlots d'un pied de largeur, qui présentaient sur ce terrain bourbeux des surfaces d'une certaine solidité : le jeune homme les reconnaissait à l'aide de sa perche et s'élançait de l'un sur l'autre.

Mais, de temps en temps, alourdi par le poids de Petit-Pierre, il prenait mal sa mesure, glissait, et ne se retenait qu'avec la plus grande peine ; et ce manège eut bientôt si complètement épuisé ses forces, qu'il dut prier Petit-Pierre de descendre et de s'asseoir pour le laisser reprendre haleine.

– Vous voilà épuisé, mon pauvre Bonneville, dit Petit-Pierre. Est-ce encore bien long, votre marais ?

– Nous avons encore deux ou trois cents pas à parcourir, après quoi, nous rentrerons en forêt, jusqu'à la ligne de Benaste, qui nous conduira directement à notre métairie.

– Pourrez-vous aller jusque-là ?

– Je l'espère.

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, que je voudrais donc pouvoir vous porter à mon tour ou tout au moins marcher près de vous !

Ces mots rendirent au comte toute sa force ; et, renonçant à sa seconde façon d'avancer, il entra résolûment dans la boue.

Mais plus il avançait, plus le sol devenait mouvant et bourbeux.

Tout à coup, Bonneville, qui, entraîné par un faux pas, venait de poser son pied dans un endroit qu'il n'avait pas eu le temps de sonder, se sentit enfoncer rapidement et sembla près de disparaître.

– Si j'enfonce tout à fait, dit-il, jetez-vous à droite ou à gauche ; le passage dangereux n'est jamais large.

Petit-Pierre sauta, en effet, de côté, non pas pour chercher à se sauver, mais pour ne pas alourdir Bonneville d'un poids étranger.

– Oh ! mon ami, s'écria-t-il le cœur serré, les yeux mouillés de larmes, à ce cri sublime de dévouement et d'abnégation, songez à vous, je vous l'ordonne !

Le jeune comte était déjà enfoncé jusqu'à la ceinture ; par bonheur, il avait eu le temps de mettre sa perche en travers, et, comme elle reposait sur deux touffes de jonc qui présentaient un appui suffisant, il put, grâce à la résistance qu'elle lui offrait et aidé de Petit-Pierre, qui le retenait par le collet de son habit, parvenir à se tirer de ce mauvais pas.

Bientôt le terrain devint plus solide ; la ligne noire de bois qui avait toujours marqué l'horizon se rapprocha et grandit ; les deux fugitifs touchaient à l'extrémité du marécage.

– Enfin ! dit Bonneville.

– Ouf ! fit Petit-Pierre en se laissant glisser à terre, aussitôt qu'il sentit le sol résister sous les pieds de son compagnon ; ouf ! vous devez être brisé, mon cher comte.

– Non, répondit Bonneville, je suis essoufflé, voilà tout.

– Oh ! mon Dieu ! dit Petit-Pierre, et n'avoir rien pour vous rendre vos forces, pas même la gourde du soldat ou du pèlerin, pas même le morceau de pain du mendiant !

– Bah ! dit le comte, mes forces, ce n'est point de l'estomac que je les tire.

– Alors, dites-moi d'où vous les tirez, mon cher comte : je tâcherai de faire comme vous.

– Auriez-vous faim ?

– J'avoue que je mangerais bien quelque chose.

– Hélas ! dit le comte, voilà que vous me faites regretter à mon tour ce dont je me souciais si peu tout à l'heure.

Petit-Pierre se mit à rire, et, plaisantant pour rendre le courage à son compagnon :

– Bonneville, dit-il, appelez l'huissier, faites avertir le chambellan de service, afin qu'il prévienne les officiers de bouche de m'apporter mon en-cas. Je goûterais volontiers de ces bécassines que j'ai tout à l'heure entendues crier en partant sous nos pieds.

– Son Altesse royale est servie, dit le comte en mettant un genou en terre et en offrant, sur la forme de son chapeau, un objet que Petit-Pierre saisit avec empressement.

– Du pain ! s'écria-t-il.

– Du pain noir, fit Bonneville.

– Bon ! la nuit, on ne voit pas de quelle couleur il est.

– Du pain sec, deux fois sec !

– C'est toujours du pain.

Et Petit-Pierre mordit à belles dents dans le croûton, qui, depuis deux jours, séchait dans la poche du comte.

– Et quand je pense, dit Petit-Pierre, que c'est le général Dermoncourt qui, à cette heure, mange mon souper à Souday, n'est-ce pas enrageant ?

Puis, tout à coup :

– Oh ! pardon, mon cher guide, continua Petit-Pierre ; mais l'estomac chez moi l'a si bien emporté sur le cœur, que j'ai oublié de vous offrir la moitié de mon souper.

– Merci, répondit Bonneville ; mon appétit ne va pas encore jusqu'à croquer des cailloux ; mais, en échange de votre offre si gracieuse, je vais vous montrer comment il faut faire pour rendre votre pauvre souper moins coriace.

Bonneville prit le pain, le rompit en petits morceaux, non sans peine, alla les plonger dans une source qui coulait à deux pas de là, appela Petit-Pierre, s'assit d'un côté de la source, et Petit-Pierre de l'autre, et, retirant une à une les croûtes détrempées et amollies, il les présenta à son compagnon affamé.

– Ma foi, dit celui-ci lorsqu'il fut au dernier lopin, il y a vingt ans que je n'ai si bien soupé ! Bonneville, je vous nomme mon majordome.

– Et moi, dit le comte, je redeviens votre guide. Assez de délices comme cela, continuons notre chemin.

– Je suis prêt, dit Petit-Pierre en se dressant gaiement sur ses pieds.

On se remit en marche à travers bois, et, une demi-heure après, on se retrouva au bord d'une rivière qu'il fallait traverser.

Bonneville essaya de son procédé ordinaire ; mais, au premier pas qu'il fit dans le lit du ruisseau, l'eau lui monta jusqu'à la ceinture ; au second, il en avait jusqu'au cou, et les jambes de Petit-Pierre trempaient dans la rivière.

Bonneville, qui se sentait entraîné par le courant, attrapa une branche d'arbre et regagna le bord.

Il fallait chercher un passage.

Au bout de trois cents pas, Bonneville crut l'avoir trouvé.

Ce passage, c'était le tronc d'un arbre renversé par le vent en travers du ruisseau et encore tout garni de ses branches.

– Croyez-vous pouvoir marcher là-dessus ? demanda-t-il à Petit-Pierre.

– Si vous y marchez, j'y marcherai, répondit celui-ci.

– Tenez-vous aux branches, n'y mettez pas d'amour-propre ; ne levez un pied que quand vous serez bien sûr que l'autre est d'aplomb, dit Bonneville en grimpant sur le tronc de l'arbre.

– Je vous suis, n'est-ce pas ?

– Attendez, je vais vous donner la main.

– M'y voilà ! Mon Dieu, qu'il faut donc savoir de choses pour courir les champs ! je n'aurais jamais cru cela.

– Ne parlez pas, pour Dieu ! faites attention à vos pieds... Un instant ! n'avancez pas : voici une branche qui vous gênerait ; je vais la couper.

Au moment où le jeune comte se baissait pour exécuter ce qu'il venait de dire, il entendit derrière lui un cri étouffé, puis le bruit d'un corps qui tombait à l'eau.

Il se retourna : Petit-Pierre avait disparu.

Sans perdre une seconde, Bonneville se laissa tomber à la même place, et le hasard le servit si bien, qu'en allant au fond de la rivière, qui, dans cet endroit, n'avait pas moins de sept ou huit pieds de profondeur, sa main rencontra la jambe de son compagnon.

Il la saisit, et, la tête perdue, tremblant d'émotion, sans se rendre compte de la position tout à fait désagréable dans laquelle il maintenait celui qu'il sauvait, en deux brasses, il atteignit la rive du ruisseau, fort heureusement aussi peu large qu'il était profond.

Petit-Pierre ne faisait plus le moindre mouvement.

Bonneville le prit entre ses bras, et le déposa sur les feuilles sèches, lui parlant, l'appelant, le secouant.

Mais Petit-Pierre restait muet et immobile.

Le comte de Bonneville s'arrachait les cheveux de désespoir.

– Oh ! c'est ma faute, c'est ma faute ! murmurait-il. Mon Dieu, vous me punissez de mon orgueil ! J'ai trop présumé de moi-même, j'ai répondu de lui. Oh ! ma vie, mon Dieu ! pour un soupir, pour un souffle, pour une haleine.

L'air frais de la nuit fit plus pour la résurrection de Petit-Pierre que toutes les lamentations de Bonneville ; au bout de quelques minutes, il ouvrit les yeux et éternua.

Bonneville, qui était au paroxysme de la douleur, et jurait de ne pas survivre à celui dont il croyait avoir causé la mort, poussa un cri de joie, et tomba devant Petit-Pierre, qui était déjà assez revenu à lui pour comprendre les dernières paroles du jeune homme.

– Bonneville, dit Petit-Pierre, vous ne m'avez pas dit : « Dieu vous bénisse ! » Je vais être enrhumé du cerveau !

– Vivante ! vivante ! s'écriait Bonneville, aussi expansif dans sa joie qu'il l'avait été dans sa douleur.

– Oui, bien vivante, grâce à vous ! Si vous étiez un autre, je vous jurerais de ne jamais l'oublier.

– Vous êtes trempée, mon Dieu !

– Oui ; mes souliers surtout sont trempés. Bonneville, cela descend, cela descend d'une façon bien désagréable.

– Et pas de feu ! pas moyen d'en faire !

– Bon ! nous nous réchaufferons en marchant. Je parle au pluriel ; car vous ne devez pas être moins mouillé que moi, vous qui en êtes à votre troisième bain, dont un de boue !

– Oh ! ne vous occupez pas de moi. Pourrez-vous marcher ?

– Je le crois, quand j'aurai vidé mes souliers.

Bonneville aida Petit-Pierre à se débarrasser de l'eau qui effectivement remplissait sa chaussure ; il lui ôta sa veste de gros drap, qu'il tordit avant de la lui remettre sur les épaules ; puis, cette double opération finie :

– Et, maintenant, à la Benaste, dit-il, et rondement !

– Hein ! Bonneville, fit Petit-Pierre, ce que nous avons gagné à vouloir éviter un feu qui nous irait si bien maintenant !

– Nous ne pouvions pas cependant aller nous livrer ! répondit Bonneville d'un air désespéré.

– Bon ! n'allez-vous pas prendre ma réflexion pour un reproche ? Oh ! que vous avez le caractère mal fait !... Allons, marchons, marchons ! Depuis que je joue des jambes, il me semble que tout cela sèche ; dans dix minutes, je vais transpirer.

Bonneville n'avait pas besoin d'être excité ; il avançait si rapidement, que Petit-Pierre avait de la peine à le suivre et, de temps en temps, était obligé de lui rappeler que leurs jambes étaient de longueur fort inégale.

Mais Bonneville était resté sous le coup de l'émotion profonde que lui avait causée l'accident de son jeune compagnon, et ce qui achevait de lui faire perdre la tête, c'est que, dans ces buissons qui lui étaient si familiers cependant, il ne retrouvait pas son chemin.

Dix fois déjà, en entrant dans une ligne, il s'était arrêté pour regarder autour de lui, et dix fois aussi, après avoir secoué la tête, il avait repris sa marche avec une sorte de frénésie.

Enfin, Petit-Pierre, qui avait été forcé de faire quelques pas en courant pour le rejoindre, lui dit, à la suite d'une nouvelle hésitation :

– Eh bien, voyons, qu'y a-t-il, mon cher comte ?

– Il y a que je suis un misérable, dit Bonneville, que j'ai trop présumé de ma connaissance des localités et que... et que...

– Et que nous sommes égarés ?

– J'en ai peur !

– Et moi, j'en suis sûr : voilà une branche que j'ai cassée tout à l'heure ; nous avons déjà passé par ici, et nous tournons sur nous-mêmes. Vous voyez que je profite de vos leçons, ajouta Petit-Pierre triomphant.

– Ah ! dit Bonneville, je vois ce qui a causé mon erreur.

– Qu'est-ce ?

– En sortant de l'eau, j'ai repris terre du côté par lequel nous étions venus, et j'étais si bouleversé, que je n'y ai pas fait attention.

– En sorte que notre plongeon a été tout à fait inutile, dit Petit-Pierre en éclatant de rire.

– Oh ! je vous en prie, madame, ne riez pas comme cela, dit Bonneville : votre gaieté me fend le cœur.

– Soit ; mais elle me réchauffe, moi.

– Vous avez donc froid ?

– Un peu... mais ce n'est pas le pis.

– Qu'y a-t-il ?

– Il y a une demi-heure que vous n'osez pas m'avouer que nous sommes perdus, et il y a une demi-heure que je n'ose vous dire, moi, que, décidément, mes jambes semblent vouloir refuser le service.

– Qu'allons-nous devenir, alors ?

– Eh bien, vais-je donc être forcée de jouer votre rôle d'homme et de vous donner de la fermeté ? Voyons, le conseil est ouvert ; quel est votre avis ?

– Qu'il est impossible de gagner la Benaste cette nuit.

– Mais, alors ?

– Alors, il faut tâcher de joindre, avant le jour, la métairie la plus proche.

– Soit. Pouvez-vous vous orienter ?

– Pas d'étoiles au ciel, pas de lune.

– Et pas de boussole, dit Petit-Pierre, qui essayait, en plaisantant, de rendre le courage à son compagnon.

– Attendez.

– Bon ! voilà une idée qui vous point, j'en suis sûr.

– à cinq heures du soir, j'ai, par hasard, examiné les girouettes du château : le vent était de l'est.

Bonneville leva en l'air son index mouillé de salive.

– Que faites-vous ?

– Une girouette.

Puis, après un instant :

– Le nord est là, dit-il sans hésitation ; en marchant dans le vent, nous déboucherons sur la plaine du côté de Saint-Philbert.

– Oui, en marchant : voilà justement le difficile.

– Voulez-vous que j'essaye de vous prendre dans mes bras ?

– Bon ! vous avez déjà bien assez de vous porter, mon pauvre Bonneville.

La duchesse se releva avec effort ; car, pendant ces quelques mots, elle s'était assise ou plutôt laissée tomber au pied d'un arbre.

– Là ! dit-elle ; maintenant, me voilà debout. Je veux qu'elles avancent, mes jambes rebelles, et je les dompterai comme tous les rebelles : je suis ici pour cela.

Et la vaillante femme fit quatre ou cinq pas ; mais sa fatigue était si grande, ses membres si bien roidis par le bain glacial qu'elle avait pris, qu'elle chancela et faillit tomber.

Bonneville s'élança pour la soutenir.

– Cordieu ! s'écria Petit-Pierre, laissez-moi, monsieur de Bonneville ; je veux qu'il soit au niveau de l'âme qu'il renferme, ce misérable corps, que Dieu a fait si frêle et si débile ! Ne lui donnez point d'aide, comte ; ne lui portez pas de secours. Ah ! tu chancelles ! ah ! tu plies ! Eh bien, ce n'est plus le pas ordinaire que tu vas prendre, c'est le pas de charge, et, dans quinze jours, je veux que tu te prêtes avec la soumission de la bête de somme à toutes les exigences de ma volonté.

Effectivement, joignant l'action aux paroles, Petit-Pierre prit sa course et avança avec tant de rapidité, que son guide eut quelque peine à le rattraper.

Mais ce dernier effort l'avait épuisé, et, lorsque Bonneville fut parvenu à le rejoindre, il le trouva de nouveau assis et la figure cachée entre ses deux mains.

Petit-Pierre pleurait, encore plus de rage que de douleur.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait-il, vous m'avez mesuré la tâche d'un géant, et vous ne m'avez donné que les forces d'une femme !

Bon gré mal gré, Bonneville prit Petit-Pierre dans ses bras et se mit à courir à son tour.

Les paroles que Gaspard lui avait adressées en sortant du souterrain retentissaient à son oreille.

Il sentait qu'un corps si délicat ne pouvait résister plus longtemps à de si violentes secousses, et il avait résolu de faire tous ses efforts pour mettre en sûreté le dépôt qui lui avait été confié.

Il sentait qu'une minute perdue pouvait compromettre la vie de son compagnon.

La marche du brave gentilhomme se soutint ainsi rapide pendant près d'un quart d'heure. Son chapeau tomba ; mais, ne s'inquiétant plus des traces qu'il laissait, le comte ne prit point la peine de le ramasser ; il sentait le corps de Petit-Pierre frissonner entre ses bras, il entendait ses dents que le froid faisait entre-choquer, et ce bruit l'aiguillonnait comme les clameurs de la foule aiguillonnent un cheval de course et lui prêtent une force surhumaine.

Mais, peu à peu, cette vigueur factice s'éteignit ; les jambes de Bonneville ne lui obéirent plus que par un mouvement machinal ; le sang se fixa à sa poitrine et l'étouffa. Il sentit son cœur se gonfler ; il ne respirait plus, il râlait ; une sueur glacée inondait son front, ses artères battaient comme si sa tête eût dû se fendre ; de temps en temps, un voile épais passait sur ses yeux, tout marbrés de flammes. Bientôt, il glissa à la moindre pente, chancela à la moindre pierre, trébucha au plus petit obstacle, et ses genoux pliés, impuissants à se redresser, n'avancèrent plus qu'avec effort.

– Arrêtez-vous ! arrêtez-vous, monsieur de Bonneville ! criait Petit-Pierre ; arrêtez-vous, je vous l'ordonne !

– Non, non ! je ne m'arrêterai pas, répondit Bonneville ; j'ai encore des forces, Dieu merci ! et je les userai jusqu'au bout... M'arrêter ! m'arrêter ! quand nous touchons au port ; quand, au prix de quelques efforts, je vous aurai mise en sûreté !..., m'arrêter quand nous sommes au bout de notre course... Tenez, tenez, regardez plutôt !

Et, en effet, à l'extrémité du layon qu'ils suivaient, on apercevait une large bande rougeâtre qui s'élevait insensiblement à l'horizon, et sur cette bande se détachaient en noir des lignes à angles droits, à bords précis, qui indiquaient une maison.

Le jour commençait à paraître.

On arrivait au bord des champs.

Mais, au moment où Bonneville poussait un cri de joie, ses jambes plièrent sous lui, il s'affaissa, tomba sur les genoux, puis son corps se renversa doucement en arrière comme si un effort suprême de sa volonté eût voulu, au moment où tout sentiment l'abandonnait, éviter à celui qu'il tenait dans ses bras les dangers d'une chute.

Petit-Pierre se dégagea de l'étreinte et se trouva debout sur ses pieds, mais si vacillant, qu'il ne valait guère mieux que son compagnon.

Il essaya de soulever le comte et ne put y parvenir.

Bonneville, de son côté, tenta de rapprocher les mains de sa bouche, sans doute pour faire entendre le signal d'appel ordinaire des chouans ; mais le souffle lui manqua, et à peine eut-il assez de force pour dire à Petit-Pierre :

– N'oubliez pas...

Et il s'évanouit.

La maison que l'on avait en vue n'était guère à plus de sept ou huit cents pas de l'endroit où se trouvaient Bonneville et Petit-Pierre.

Celui-ci résolut de s'y rendre et d'y demander à tout risque du secours pour son ami.

Il fit donc un effort suprême et s'élança dans la direction de cette maison.

Au moment où il croisait un carrefour, Petit-Pierre vit, dans une des lignes aboutissant à ce carrefour, un homme qui marchait dans la direction opposée à la campagne.

Il appela cet homme, qui ne tourna même pas la tête.

Mais alors Petit-Pierre, soit par une inspiration soudaine, soit qu'il se rappelât les dernières paroles de Bonneville, utilisant les leçons que le comte lui avait données, rapprocha à son tour les mains de sa bouche et fit entendre le cri de la chouette.

L'homme s'arrêta aussitôt, rebroussa chemin et vint à Petit-Pierre.

– Mon ami, lui cria celui-ci lorsqu'il le vit à portée de la voix, si vous voulez de l'or, je vous en donnerai ; mais, d'abord, au nom de Dieu ! venez m'aider à sauver un malheureux qui se meurt !

Puis, autant que ses forces le lui permettaient, et certain que l'homme allait le suivre, Petit-Pierre se hâta de retourner vers Bonneville, dont il souleva la tête avec effort.

Le comte était toujours évanoui.

Aussitôt que le nouveau venu eut jeté les yeux sur ce corps étendu dans le chemin :

– Il n'est pas besoin que l'on me promette de l'or, dit-il, pour que je porte secours à M. le comte de Bonneville.

Petit-Pierre regarda l'homme avec plus d'attention.

– Jean Oullier ! s'écria-t-il en reconnaissant le garde du marquis de Souday aux premiers rayons du jour, qui commençait à naître. Jean Oullier, pouvez-vous me trouver un asile tout près d'ici pour mon ami et pour moi ?

Le garde n'eut pas même besoin de chercher pour répondre.

– Il n'y a que cette maison à une demi-lieue à la ronde.

Et il prononça ces mots avec une répugnance visible.

Mais Petit-Pierre ne remarqua point ou ne parut pas remarquer cette répugnance.

– Il faut m'y conduire et l'y porter, dit-il.

– Là-bas ? fit Jean Oullier.

– Oui ; ne sont-ce pas des royalistes, les gens qui habitent cette maison ?

– Je n'en sais rien encore, fit Jean Oullier.

– Allez ! je vous remets nos existences entre les mains, Jean Oullier, et je sais que vous méritez toute ma confiance.

Jean Oullier chargea Bonneville, toujours évanoui, sur ses épaules et prit Petit-Pierre par la main.

Puis il s'achemina vers la maison, qui n'était autre que celle de Joseph Picaut et de sa belle-sœur.

Jean Oullier franchit l'échalier aussi légèrement que si, à la place du comte de Bonneville, il n'eût porté que son carnier ; mais, une fois dans le verger, il s'avança avec une certaine prudence.

Tout dormait encore chez Joseph Picaut.

Mais il n'en était point ainsi chez la veuve ; on apercevait une lueur, et l'on voyait une ombre passer et repasser derrière les rideaux.

Entre les deux, Jean Oullier prit aussitôt son parti.

– Ma foi, tout bien pesé, j'aime autant cela, dit-il à lui-même en s'avançant résolument du côté de la maison de Pascal.

Arrivé à la porte, il l'ouvrit.

Le cadavre de Pascal était couché sur le lit.

La veuve avait allumé deux chandelles et priait devant le mort.

En entendant la porte tourner sur ses gonds, elle se releva.

– Veuve Pascal, lui dit Jean Oullier sans lâcher ni son fardeau ni la main de Petit-Pierre, je vous ai sauvé la vie cette nuit à la viette des Biques.

Marianne regarda avec étonnement et comme rappelant ses souvenirs.

– Vous ne me croyez pas ?

– Si, Jean, je vous crois ; je sais que vous n'êtes point homme à dire un mensonge, fût-ce pour sauver votre vie ; d'ailleurs, j'ai entendu le coup et j'ai doutance de la main qui l'a lâché.

– Veuve Pascal, voulez-vous venger votre mari et faire votre fortune du même coup ? Je vous en amène les moyens.

– Comment cela ?

– Voici, poursuivit Jean Oullier, Mme la duchesse de Berry et M. le comte de Bonneville, qui allaient mourir tous deux peut-être de fatigue et de faim, si je n'étais pas venu vous demander pour eux un asile ; les voici !

La veuve regarda toute stupéfaite, mais avec un intérêt visible.

– Cette tête que vous voyez, continua Jean Oullier, vaut son pesant d'or ; vous pouvez la livrer si bon vous semble, et, comme je vous le disais, votre mari est vengé et votre fortune est faite.

– Jean Oullier, répondit la veuve d'une voix grave, Dieu nous a ordonné la charité pour tous, grands ou petits. Deux malheureux viennent frapper à ma porte, je ne les repousserai pas ; deux proscrits viennent me demander un asile, ma maison s'écroulera avant que je les livre.

Puis, avec un geste simple, mais auquel l'action prêtait une sublime grandeur :

– Jean Oullier, dit-elle, entrez chez moi, entrez hardiment, vous et ceux qui vous accompagnent.

Ils entrèrent.

Seulement, tandis que Petit-Pierre aidait Jean Oullier à déposer le comte de Bonneville sur une chaise, le vieux garde lui dit tout bas :

– Madame, rajustez vos cheveux blonds qui sortent de dessous votre perruque ; ce qu'ils m'ont fait deviner et ce que je viens d'apprendre à cette femme, il ne serait pas bon que tout le monde le sût.

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