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Chapitre XLV
Du danger qu'il peut y avoir à se trouver dans les bois en mauvaise compagnie

Il était près de sept heures du soir, lorsque Petit-Pierre, accompagné du baron Michel, devenu son guide en remplacement du pauvre Bonneville, quitta la chaumière où il avait couru de si grands dangers.

Ce ne fut point, on le comprend bien, sans une vive et profonde émotion que Petit-Pierre franchit le seuil de cette chambre où il laissait froid et inanimé le valeureux jeune homme qu'il connaissait depuis quelques jours à peine et qu'il aimait déjà comme on aime ses vieux amis.

Ce cœur vaillant éprouva une espèce de défaillance en songeant qu'il allait retourner seul aux périls que, depuis quatre ou cinq jours, le pauvre Bonneville partageait avec lui : la cause royale n'avait perdu qu'un soldat, et cependant Petit-Pierre croyait avoir perdu une armée !

C'était le premier grain des sanglantes semailles qui allaient encore une fois tomber dans la terre de la Vendée, et Petit-Pierre se demandait avec angoisse si, cette fois au moins, elles produiraient autre chose que le deuil et les regrets.

Petit-Pierre ne fit point à Marianne l'injure de lui recommander le corps de son compagnon ; quelque étranges que lui eussent semblé les idées de cette femme, il avait su apprécier l'élévation de ses sentiments, et avait reconnu tout ce qu'il y avait de vraiment bon et de profondément religieux sous cette rude écorce.

Lorsque Michel eut amené son cheval devant la porte, il rappela à Petit-Pierre que les moments étaient précieux et que leurs amis les attendaient ; alors celui-ci se retourna vers la veuve de Pascal Picaut, et, lui tendant la main :

– Comment vous remercierai-je de ce que vous avez fait pour moi ? lui dit-il.

– Je n'ai rien fait pour vous, répondit Marianne ; j'ai payé une dette, acquitté un serment, voilà tout.

– Alors, demanda Petit-Pierre les larmes aux yeux, vous ne voulez pas même de ma reconnaissance ?

– Si vous tenez absolument à me devoir quelque chose, reprit la veuve, lorsque vous prierez pour ceux qui seront morts pour vous, ajoutez à vos prières quelques mots pour ceux qui seront morts à cause de vous.

– Vous me croyez donc quelque crédit auprès de Dieu ? dit Petit-Pierre sans pouvoir s'empêcher de sourire à travers ses larmes.

– Oui, parce que je vous crois destinée à souffrir.

– Acceptez au moins ceci, reprit Petit-Pierre en détachant de son cou une médaille suspendue à un mince cordonnet de soie noire ; ce n'est que de l'argent, mais le saint-père l'a bénit devant moi, et m'a dit, en me le remettant, que Dieu exaucerait les vœux que l'on formulerait sur cette médaille, pourvu qu'ils fussent justes et pieux.

Marianne commença par prendre la médaille ; puis :

– Merci, dit-elle. Sur cette médaille, je vais prier Dieu afin qu'il écarte la guerre civile de notre pays, et qu'il nous conserve la grandeur et la liberté.

– Bien ! répliqua Petit-Pierre ; la dernière partie de votre vœu rentrera tout à fait dans les miens.

Et, sur ces mots, aidé par Michel, il enfourcha le cheval, que celui-ci prit par la bride.

Puis, après un dernier signe d'adieu à la veuve, tous deux disparurent derrière la haie.

Pendant quelque temps, Petit-Pierre, la tête penchée sur sa poitrine, se laissant aller au mouvement de sa monture, parut plongé dans de profondes et mélancoliques réflexions.

Enfin, il fit un effort sur lui-même, et, secouant la douleur qui l'oppressait, il se tourna du côté de Michel, qui marchait à côté de lui.

– Monsieur, lui dit-il, je sais déjà de vous deux choses qui vous assurent toute ma confiance : la première, c'est que c'est à vous que nous dûmes, hier au soir, l'avis que les soldats marchaient sur le château de Souday ; la seconde, c'est que, aujourd'hui, vous venez, au nom du marquis et de ses aimables filles ; mais il me reste à en apprendre une troisième : c'est qui vous êtes. Mes amis sont assez rares dans la circonstance où je suis pour que je désire savoir leur nom et que je puisse promettre de ne pas l'oublier.

– Je m'appelle le baron Michel de la Logerie, répondit le jeune homme.

– De la Logerie ? Attendez donc, monsieur ? mais il me semble que ce n'est pas la première fois que j'entends prononcer ce nom.

– Effectivement, madame, dit le jeune homme, notre pauvre Bonneville conduisait Votre Altesse chez ma mère...

– Eh bien, que dites-vous donc là ? Votre Altesse ? à qui parlez-vous ? Je ne vois pas d'altesse ici ; je ne vois qu'un pauvre paysan nommé Petit-Pierre.

– C'est vrai ; mais Madame m'excusera...

– Encore !

– Eh bien, mon pauvre Bonneville vous conduisait chez ma mère, lorsque j'eus l'honneur de vous rencontrer et de vous mener au château de Souday.

– De sorte que c'est déjà une triple reconnaissance que je vous dois. Oh ! cela ne m'effraye pas, et, si grands que soient les services rendus, j'espère bien qu'un jour viendra où je pourrai les acquitter tous.

Michel balbutia quelques mots qui n'arrivèrent point à l'oreille de son interlocuteur ; mais les paroles de ce dernier ne parurent pas moins avoir produit sur lui une certaine impression ; car, à partir de ce moment, tout en se conformant, autant que possible, à l'injonction qui lui avait été faite, il redoubla encore de soins et d'égards pour celui qu'il avait à conduire.

– Mais il me semble, reprit Petit-Pierre après un moment de réflexion, que, d'après ce que m'avait dit M. de Bonneville, l'opinion royaliste n'était pas précisément celle de votre famille.

– Effectivement, mad... mon...

– Appelez-moi Petit-Pierre, ou ne m'appelez pas du tout ; c'est le seul moyen que vous ne soyez jamais embarrassé. Ainsi, c'est donc à une conversion que je dois l'honneur de vous avoir pour chevalier ?

– Conversion facile ! à mon âge, les opinions ne sont pas encore des convictions, ce sont de simples sentiments.

– Vous êtes fort jeune, dit Petit-Pierre en regardant son guide.

Petit-Pierre poussa un soupir.

– C'est le bel âge, dit-il, pour aimer et pour combattre.

Le jeune baron poussa un gros soupir, et Petit-Pierre, qui l'entendit, sourit imperceptiblement.

– Eh ! eh ! reprit ce dernier, voilà un soupir qui m'en dit bien long sur la cause de la conversion politique dont nous parlions tout à l'heure ! Je gagerais qu'il y a quelque part deux beaux yeux qui n'y sont point étrangers, et que, si les soldats de Louis-Philippe vous fouillaient pour le quart d'heure, ils trouveraient sur vous, selon toute apparence, une écharpe qui vous est encore plus chère par les mains qui l'ont brodée que par les principes dont sa couleur est l'emblème.

– Je puis vous assurer, Madame, balbutia Michel, que ce n'est point là la cause de ma détermination.

– Allons, allons, il ne faut pas vous en défendre : ceci est de la vraie chevalerie, monsieur Michel. N'oublions pas, soit que nous descendions d'eux, soit que nous voulions leur ressembler, que les preux mettaient les dames presque au niveau de Dieu et au niveau des rois, en les confondant tous les trois dans la même devise. N'allez-vous pas être honteux d'aimer, à présent ? Mais c'est là votre meilleur titre à ma sympathie. Ventre-saint-gris ! comme eût dit Henri IV, avec une armée de vingt mille amoureux, je voudrais conquérir non seulement la France, mais le monde ! Voyons maintenant le nom de votre belle, monsieur le baron de la Logerie.

– Oh ! fit Michel d'un air profondément scandalisé.

– Ah ! vous êtes discret, jeune homme ! Je vous en fais mon compliment ; c'est une qualité d'autant plus précieuse qu'elle devient de jour en jour plus rare ; mais, bah ! à un camarade de voyage, en lui recommandant de garder le secret le plus absolu, cela se dit, croyez-moi, baron. Voyons, voulez-vous que je vous aide ? Gageons qu'en ce moment nous marchons vers la dame de nos pensées.

– Vous dites vrai, répondit Michel.

– Gageons que ce n'est ni plus ni moins qu'une de nos belles amazones de Souday.

– Oh ! mon Dieu, qui a pu vous le dire ?

– Eh bien, je vous en félicite, mon jeune camarade ; toutes louves qu'on les dit, à ce qu'il paraît, je les tiens pour de braves et nobles cœurs, parfaitement capables de donner le bonheur à ceux qu'ils choisiront. Vous êtes riche, monsieur de la Logerie ?

– Hélas ! oui, répondit Michel.

– Tant mieux, et non pas hélas ! car vous pourrez enrichir votre femme ; ce qui est, il me semble, un grand bonheur. En tout cas, comme dans toutes les amours il y a toujours une certaine somme de difficultés à vaincre, si Petit-Pierre peut vous être bon à quelque chose, vous n'aurez qu'à disposer de lui : il sera heureux de reconnaître ainsi les services que vous voudrez bien lui rendre. Mais, si je ne me trompe, voici quelqu'un qui vient à nous ; voyez donc.

Effectivement, on entendait le pas d'un homme.

Ce pas était encore à quelque distance, mais il allait se rapprochant.

– Il me semble que cet homme est seul, dit Petit-Pierre.

– Oui ; mais nous n'en devons pas moins être sur nos gardes, répondit le baron, et je vais vous demander la permission de monter sur le cheval près de vous.

– Volontiers ; mais êtes-vous donc déjà fatigué ?

– Non, du tout ! seulement, je suis fort connu dans le pays, et, si l'on m'y rencontrait à pied, à côté d'un paysan monté sur un cheval que je conduis par la bride, comme Aman conduisait Mardochée, cela donnerait très certainement à penser.

– Bravo ! ce que vous dites là est on ne peut plus juste, et je commence à croire que l'on fera quelque chose de vous.

Petit-Pierre descendit ; Michel sauta lestement en selle, et Petit-Pierre se remit modestement en croupe.

Ils n'avaient pas achevé de s'accommoder sur leur monture, qu'ils se trouvèrent à trente pas de l'individu qui marchait dans leur direction, et qu'à son tour ils l'entendirent s'arrêter.

– Oh ! oh ! dit Petit-Pierre, il paraît que, si nous avons peur des passants, voilà un passant qui a peur de nous.

– Qui va là ? dit Michel en grossissant sa voix.

– Eh ! c'est monsieur le baron ! répondit l'homme en s'avançant ; du diable si je m'attendais à vous rencontrer sur la route à une pareille heure !

– Vous disiez vrai quand vous disiez que vous étiez connu, fit Petit-Pierre en riant.

– Oh ! oui, par malheur, dit Michel d'un ton qui fit comprendre à Petit-Pierre que l'on se trouvait en face d'un danger.

– Quel est donc cet homme ? demanda Petit-Pierre.

– Courtin, mon métayer, celui que nous soupçonnons d'avoir dénoncé votre présence chez Marianne Picaut.

Puis, avec une vivacité et un ton impératif qui firent comprendre à son compagnon l'urgence de la situation :

– Cachez-vous derrière moi, dit-il à Petit-Pierre.

Celui-ci se hâta de se soumettre à cet avis.

– C'est vous, Courtin ? fit Michel, tandis que Petit-Pierre s'effaçait de son mieux.

– Oui, c'est moi, répondit le métayer.

– Et d'où venez-vous donc, vous-même ? demanda Michel.

– De Machecoul, où j'étais allé pour acheter un bœuf.

– Où est votre bœuf, alors ? Je ne le vois pas.

– Je n'ai point fait affaire ; avec toute cette damnée politique, le commerce ne va pas et l'on ne trouve plus rien sur les marchés, dit Courtin, qui, tout en parlant, examinait, autant que l'obscurité pouvait le permettre, le cheval que montait le jeune baron.

Puis, comme Michel laissait tomber la conversation :

– Ah çà ! continua Courtin, mais vous tournez encore le dos à la Logerie, à ce qu'il me semble, monsieur le baron.

– Rien d'étonnant à cela : je vais à Souday.

– M'est-il permis de vous faire observer que vous n'êtes pas tout à fait dans la route ?

– Oh ! je le sais bien ; mais je crains de trouver la vraie route gardée, et je prends un détour.

– En ce cas, et si vous allez véritablement à Souday, dit Courtin, je crois devoir vous donner un avis.

– Lequel ? Un avis, s'il est sincère, est toujours le bienvenu.

– C'est que vous trouverez la cage vide.

– Bah !

– Oui ; et ce n'est point là qu'il faut vous rendre, monsieur le baron, si vous voulez trouver l'oiseau qui vous fait courir les champs.

– Qui t'a dit cela, Courtin ? fit Michel tout en manœuvrant son cheval de façon à mettre constamment son corps de face avec celui de son interlocuteur et à masquer ainsi Petit-Pierre.

– Qui me l'a dit ? fit Courtin. Pardieu ! mon œil ! J'ai vu sortir toute la bande, que l'enfer confonde ! Elle a défilé à mes pieds dans le chemin des Grandes-Landes.

– Est-ce que les soldats étaient de ce côté ? demanda le jeune baron.

Petit-Pierre pensa que cette question était de trop, et pinça le bras de Michel.

– Les soldats ? reprit Courtin. Voilà que, vous aussi, vous avez peur des soldats ! Eh bien, en ce cas, je ne vous conseille point de vous hasarder, cette nuit, dans la plaine ; car vous ne feriez pas une lieue sans apercevoir des baïonnettes. Faites mieux, monsieur Michel...

– Que veux-tu que je fasse ? Voyons et, si c'est mieux, je le ferai.

– Revenez-vous-en avec moi à la Logerie ; vous causerez une grande joie à votre mère, à qui cela fait deuil de vous savoir dehors avec d'aussi pauvres intentions.

– Maître Courtin, fit Michel, à mon tour, je vous donnerai un avis.

– Lequel, monsieur le baron ?

– C'est de vous taire.

– Non, je ne me tairai pas, répondit le métayer en affectant une émotion douloureuse ; non, il m'est trop cruel de voir mon jeune maître exposé à mille dangers, et tout cela pour...

– Taisez-vous, Courtin !

– Pour une de ces maudites louves dont le fils d'un paysan comme moi ne voudrait pas !

– Misérable ! te tairas-tu ? s'écria le jeune homme en levant sur Courtin la cravache qu'il tenait à la main.

Ce mouvement, que Courtin cherchait sans aucun doute à provoquer, fit avancer le cheval de Michel d'un pas, et le maire de la Logerie se trouva ainsi à la hauteur des deux cavaliers.

– Pardonnez-moi si je vous offense, monsieur le baron, dit-il d'un ton pleurard, pardonnez-moi ; mais voici deux nuits que je ne dors pas en pensant à tout cela.

Petit-Pierre frissonna : il retrouvait dans la voix du maire de la Logerie ces mêmes intonations patelines et fausses qu'il avait déjà entendues dans la chaumière de la femme Picaut, et qui s'étaient traduites, le métayer parti, par de si tristes événements. Il fit à Michel un second appel ; qui voulait dire : « à quelque prix que ce soit, finissons-en avec cet homme. »

– C'est bien, dit Michel ; passez votre chemin, et laissez-nous passer le nôtre.

Courtin fit comme s'il s'apercevait seulement alors que le jeune baron avait quelqu'un en croupe.

– Ah ! mon Dieu ! dit-il, vous n'êtes pas seul ?... Ah ! je comprends, monsieur le baron, que ce que je vous ai dit vous ait blessé. Allons, monsieur, qui que vous soyez, vous vous montrerez sans doute plus raisonnable que votre jeune ami. Joignez-vous à moi pour lui dire qu'il n'y a rien de bon à gagner en bravant les lois et la force dont dispose le gouvernement, comme il semble disposé à le faire pour plaire à ces louves.

– Encore une fois, Courtin, dit Michel avec un ton de véritable menace, retirez-vous ! J'agis comme bon me semble, et je vous trouve bien hardi de vous permettre de juger ma conduite.

Mais Courtin, dont on connaît la mielleuse persistance, semblait disposé à ne pas s'éloigner avant d'avoir vu les traits du mystérieux personnage que son jeune maître portait en croupe, et qui, autant qu'il le pouvait, lui tournait le dos.

– Voyons, dit-il en essayant de donner à ses paroles l'accent de la bonne foi la plus parfaite, demain, vous ferez ce qu'il vous plaira de faire ; mais, pour cette nuit au moins, venez vous reposer dans votre métairie, vous et la personne, homme ou dame, qui vous accompagne. Je vous jure, monsieur le baron, qu'il y a danger à être dehors cette nuit.

– Le danger ne peut exister ni pour mon compagnon ni pour moi ; car nous ne nous mêlons en rien à la politique... Eh bien, que faites-vous donc à ma selle, Courtin ? continua le jeune homme en remarquant chez son métayer un mouvement qu'il ne s'expliquait pas.

– Mais rien, monsieur Michel, rien, dit Courtin avec une parfaite bonhomie. Ainsi vous ne voulez écouter ni mes conseils ni mes prières ?

– Non ; passez votre chemin et laissez-moi suivre ma route.

– Allez, alors ! fit le métayer de son ton cauteleux, et que Dieu vous conserve ! Mais rappelez-vous seulement que votre pauvre Courtin a fait tout ce qui dépendait de lui pour empêcher qu'un malheur ne vous arrivât.

Et, ce disant, Courtin se décida enfin à se ranger de côté. Et Michel, ayant donné de l'éperon à son cheval, s'éloigna.

– Au galop ! au galop ! dit Petit-Pierre. Oui, j'ai reconnu l'homme qui est cause de la mort du pauvre Bonneville ! éloignons-nous au plus vite ; cet homme est un porte-malheur !

Le jeune baron piqua son cheval des deux ; mais à peine l'animal eut-il fourni une douzaine de temps, que la selle tourna et que les deux cavaliers tombèrent lourdement sur les cailloux.

Petit-Pierre se releva le premier.

– êtes-vous blessé ? demanda-t-il à Michel, qui se relevait à son tour.

– Non, répondit celui-ci ; mais je me demande comment...

– Comment nous sommes tombés ? La question n'est pas là.

Nous sommes tombés, voilà le fait. Ressanglez votre cheval, et le plus vite qu'il vous sera possible !

– Aïe ! dit Michel, qui avait déjà jeté la selle sur le dos de l'animal, les deux sangles sont cassées à la même hauteur toutes deux.

– Dites qu'elles sont coupées, fit Petit-Pierre ; c'est un tour de votre infernal Courtin ; et cela ne nous annonce rien de bon. Attendez donc, et regardez par ici...

Michel, dont Petit-Pierre avait saisi le bras, tourna les yeux dans la direction que lui indiquait Petit-Pierre, et, à un demi-quart de lieue dans la vallée, il aperçut trois ou quatre feux qui brillaient dans les ténèbres.

– C'est un bivouac, dit Michel. Si ce drôle a des soupçons, et sans aucun doute il en a, comme sa course le conduit du côté de ce bivac il va, une seconde fois, nous mettre les culottes rouges sur les bras.

– Ah ! croyez-vous que, me sachant avec vous, moi, son maître, il ose...

– Je suis payé pour tout supposer, monsieur Michel.

– Vous avez raison, et il ne faut rien donner au hasard.

– Nous ferons bien de quitter le sentier frayé, alors.

– J'y pensais.

– Combien nous faut-il de temps pour gagner à pied l'endroit où le marquis nous attend ?

– Une heure, au moins ; aussi nous n'avons pas de temps à perdre. Mais qu'allons-nous faire du cheval du marquis ? Nous ne pouvons lui faire franchir les échaliers.

– Jetons-lui la bride sur le cou ; il retournera à son écurie, et, si nos amis l'arrêtent au passage, ils comprendront qu'il nous est arrivé quelque accident et se mettront à notre recherche... Mais chut !

– Quoi ?

– N'entendez-vous rien ? demanda Petit-Pierre.

– Si fait, des pas de chevaux dans la direction du bivac.

– Voyez-vous que ce n'était pas sans intention que votre brave homme de fermier avait coupé la sangle de notre cheval ! Détalons donc, mon pauvre baron !

– Mais, si nous laissons le cheval ici, ceux qui nous poursuivent le trouveront et devineront facilement que les cavaliers ne sont pas loin.

– Attendez, dit Petit-Pierre, il me vient une idée...

– D'où ?

– D'Italie... Les courses des barberi... oui, c'est cela. Imitez-moi, monsieur Michel.

– Faites et ordonnez.

Petit-Pierre s'était mis à l'œuvre.

De ses mains délicates, et au risque de se déchirer les doigts, il brisait des branches d'épine et de houx dans la haie voisine ; il en forma un paquet assez volumineux, et, comme, de son côté, Michel avait fait ce qu'il avait vu faire à Petit-Pierre, on eut deux petits fagots.

– Qu'allez-vous faire de cela ? demanda Michel.

– Déchirez la marque de votre mouchoir, et donnez-moi le reste.

Michel obéissait à la parole.

Petit-Pierre déchira deux bandes du mouchoir et noua les fagots.

Puis il en attacha un à la crinière du cheval qui était longue et soyeuse ; l'autre, à la queue.

Le pauvre animal, qui sentait les aiguillons pénétrer dans ses chairs, commença de se cabrer et de ruer.

De son côté, le jeune baron commençait de comprendre.

– Maintenant, dit Petit-Pierre, enlevez-lui la bride, afin qu'il ne se casse pas le cou, et laissez aller l'animal.

Le cheval fut à peine débarrassé de l'entrave qui le retenait, qu'il hennit, secoua encore une fois avec rage sa crinière et sa queue, puis partit comme une trombe, laissant derrière lui toute une traînée d'étincelles.

– Bravo ! dit Petit-Pierre. à présent, ramassez la selle, et mettons-nous promptement à l'abri.

Ils se jetèrent de l'autre côté de la haie, Michel traînant après lui selle et bride.

Là, ils se baissèrent, puis prêtèrent l'oreille.

Ils entendaient encore le galop du cheval qui résonnait sur les cailloux.

– Entendez-vous ? dit le baron satisfait.

– Oui ; mais nous ne sommes pas seuls à écouter, monsieur le baron, dit Petit-Pierre, et voici l'écho !

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