Les louves de Machecoul Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre LXXVIII
Où le marquis de Souday drague des huîtres et pêche Picaut

Bertha, qui avait quitté la Logerie en même temps que Michel, était, au bout de deux heures de marche, près de son père.

Elle avait trouvé le marquis extraordinairement abattu et complètement dégoûté de la vie de cénobite qu'il menait dans le terrier que maître Jacques lui avait fait arranger pour son usage personnel et dans lequel il l'avait installé.

Comme Michel, mais par suite d'un sentiment purement chevaleresque, M. de Souday ne se fût jamais décidé à quitter la Vendée tant que Petit-Pierre y courait quelque danger. Or, sur la communication que lui fit Bertha du départ probable du chef de leur parti, le vieux gentilhomme vendéen s'était résigné, mais sans enthousiasme, à suivre le conseil que lui avait donné le général et à aller vivre pour la troisième fois sur la terre étrangère.

Ils quittèrent donc la forêt de Touvois. Maître Jacques, dont la main était à peu près guérie et qui en avait été quitte pour deux doigts, avait voulu les accompagner jusqu'à la côte pour les aider dans leur embarquement.

Il était minuit environ lorsque les trois voyageurs, qui suivaient la route de Machecoul, se trouvèrent au-dessus du vallon de Souday.

En apercevant les quatre girouettes de son château, qui miroitaient aux rayons de la lune, au milieu des nappes de verdure sombre qui l'entouraient, le marquis ne put étouffer un soupir.

Bertha l'entendit et se rapprocha de lui.

– Qu'avez-vous, père ? lui demanda-t-elle, et à quoi songez-vous ?

– à bien des choses, ma pauvre enfant ! répondit le marquis en secouant la tête.

– N'allez pas tomber dans les idées sombres, mon père ! Vous êtes encore jeune, vous êtes encore vigoureux ; vous reverrez votre maison.

– Oui, fit le marquis avec un soupir ; mais...

Il s'arrêta presque suffoqué.

– Mais quoi ? demanda Bertha.

– Mais je n'y retrouverai plus mon pauvre Jean Oullier.

– Hélas ! fit la jeune fille.

– ô maison ! maison ! dit le marquis, pauvre maison, que tu me sembleras vide !

Bien qu'il y eût dans le regret du marquis encore plus d'égoïsme que d'attachement à son serviteur, le pauvre valet, s'il eût pu entendre cette lamentation de son maître, eût certes été profondément touché.

Bertha reprit :

– Eh bien, moi, mon père, je ne sais pourquoi, mais je ne puis me figurer, quoi qu'on en ait dit, que notre pauvre ami soit mort : je le pleure quelquefois ; mais il me semble que, s'il était mort réellement, je l'eusse pleuré davantage, et toujours une secrète espérance, dont je ne me rends pas bien compte, vient arrêter et sécher mes larmes.

– Eh bien, c'est drôle, interrompit maître Jacques ; mais, moi, je suis de l'avis de Mademoiselle : non, Jean Oullier n'est pas mort, et j'ai plus que des présomptions, moi : j'ai vu le cadavre que l'on disait être le sien, et je ne l'ai pas reconnu.

– Mais alors que serait-il devenu ? demanda le marquis de Souday.

– Par ma foi, je ne sais, répondit maître Jacques ; mais je m'attends tous les jours à avoir de ses nouvelles.

Le marquis poussa un second soupir.

En ce moment, on traversait un coin de la forêt. Peut-être songeait-il aux hécatombes de gibier qu'il avait faites sous leurs voûtes ombreuses, qu'il croyait, hélas ! ne plus revoir ; peut-être les quelques mots qu'avait dits maître Jacques avaient-ils ouvert son cœur à l'espérance de revoir un jour son fidèle serviteur.

Cette supposition resta la plus probable, car il recommanda plusieurs fois au maître des lapins de prendre, sur le sort de Jean Oullier, des informations et de lui en faire connaître le résultat.

Arrivé au bord de la mer, le marquis n'adopta point entièrement le plan que sa fille et Michel avaient formé pour leur embarquement : il craignait qu'en courant des bordées pour les atteindre dans la haie de Bourgneuf, ainsi que cela avait été convenu, la goélette ne se signalât à l'attention des cutters qui faisaient la police de la côte ; il ne voulait point qu'on pût lui reprocher d'avoir, par un sentiment personnel, compromis le salut de Petit-Pierre, et il décida que ce seraient, au contraire, sa fille et lui qui iraient en mer au-devant du Jeune-Charles.

Maître Jacques, qui avait des intelligences sur toute la côte, trouva au marquis de Souday un pêcheur qui, moyennant quelques louis, consentit à les prendre dans son bateau et à les conduire à bord de la goélette.

Le bateau était échoué sur la rive ; le marquis de Souday, dirigé dans cette manœuvre par maître Jacques, s'y glissa avec Bertha, trompant la surveillance des douaniers de Pornic qui veillaient sur la côte. Une heure après, la marée mit la barque à flot ; le patron et ses deux fils qui lui servaient d'équipage s'embarquèrent et prirent le large.

Comme il s'en fallait encore d'une demi-heure à peu près que le jour parût, le marquis n'attendit point que le bateau fût au large pour quitter sa cachette dans le demi-pont, où il était plus mal à l'aise encore que dans le terrier de maître Jacques.

En le voyant apparaître, le pêcheur s'informa :

– Vous dites, monsieur, demanda-t-il, que le navire que vous attendez doit débouquer de la rivière ?

– Oui, répondit le marquis.

– à quelle heure a-t-il dû quitter Nantes ?

– De trois à cinq heures du matin, répliqua Bertha.

Le pécheur consulta le vent.

– Avec ce vent-là, dit-il, il ne lui faut pas plus de quatre heures pour venir à nous.

Puis, calculant, il continua :

– Le vent est du sud-ouest, la marée a été pleine à trois heures ; nous devons le voir vers huit ou neuf heures. En attendant, et pour ne pas amener sur nous les gardes-côtes, nous allons faire semblant de donner quelques coups de drague qui nous serviront de prétexte pour courir des bordées devant la rivière.

– Comment ! faire semblant ? s'écria le marquis ; mais j'espère bien que nous allons pêcher pour tout de bon. Toute ma vie, j'ai désiré me livrer à cet exercice, et, ma foi, puisque la chasse m'est interdite cette année dans les bois de Machecoul, c'est une trop belle compensation que le ciel m'envoie pour que je la laisse échapper.

Et le marquis, malgré les observations de Bertha, qui craignait que la grande taille de son père ne le fit reconnaître de loin, se mit à aider les pêcheurs dans leur travail.

On descendit le filet, on le promena quelque temps au fond de la mer, et le marquis de Souday, qui avait bravement halé sur le câble, pour l'aider à sortir, eut une véritable joie d'enfant en contemplant les congres, les turbots, les plies, les raies, les huîtres qu'il ramenait des profondeurs de la mer.

Il oublia immédiatement ses regrets, ses souvenirs, ses espérances, Souday et la forêt de Machecoul, les marais de Saint-Philbert et les grandes landes, et, avec eux, les sangliers, les chevreuils, les renards, les lièvres, les perdrix et les bécasses, pour ne plus penser qu'à la population à la peau lisse ou écaillée que chaque coup de filet mettait sous ses yeux.

Le jour vint.

Bertha, qui, jusque-là, s'était tenue, toute rêveuse, assise à l'avant, absorbée dans ses pensées, tandis que ses yeux regardaient la vague se séparer, devant la proue de la petite embarcation, en deux sillons phosphorescents, Bertha monta sur un paquet de câbles roulés et interrogea l'horizon.

à travers la brume du matin, plus épaisse à l'embouchure de la rivière que vers le large, elle aperçut les hauts mâts et les espars de quelques navires ; mais aucun d'eux ne portait la flamme bleue à laquelle on devait reconnaître le Jeune-Charles. Elle en fit l'observation au pêcheur, qui la rassura en jurant qu'il était impossible que, parti de Nantes dans la nuit, le bâtiment eût déjà gagné la pleine mer.

Du reste, le marquis ne laissa point au digne pêcheur le temps de fournir de longs renseignements à sa fille ; car il avait pris un tel goût au métier de ces braves gens, qu'il ne laissait entre chaque coup de filet que l'intervalle strictement nécessaire, encore employait-il ces intervalles à se faire démontrer par le vieux marin les premiers éléments de la science nautique.

Ce fut au milieu de cette conversation que le pêcheur lui fit observer qu'en continuant de jeter le filet comme pour la traîne, ils étaient forcés de marcher grand largue, et qu'en marchant ainsi, ils finiraient par s'éloigner considérablement de la côte et de leur poste d'observation ; mais le marquis, avec l'indifférence qui faisait le fond de son caractère, ne se rendit point à cette raison et continua d'emplir des produits de sa pêche la petite cale du bateau.

La matinée était passée ; il pouvait être dix heures, et l'on n'avait rien vu venir. Bertha était fort inquiète, et plusieurs fois déjà elle avait communiqué ses appréhensions à son père ; si bien que le marquis, pressé par elle, ne put faire moins que de consentir à se rapprocher de l'embouchure de la rivière.

Il en profita pour se faire montrer par le vieux marin le moyen de marcher au plus près, c'est-à-dire d'orienter les voiles de façon à former avec la quille un angle aussi petit que le gréement pouvait le permettre ; et ils étaient tous deux au point le plus embrouillé de la démonstration lorsque Bertha poussa un grand cri.

Elle venait d'apercevoir, à quelques brasses de la barque, un grand navire marchant toutes voiles dehors, et auquel elle n'avait pas fait attention parce qu'il ne portait pas le signal convenu, mais dont les focs lui avaient marqué l'approche.

– Prenez garde, prenez garde, s'écria-t-elle, un navire vient sur nous.

Le pêcheur se retourna, et en un clin d'œil se rendit si bien compte du danger qui les menaçait, qu'il arracha brusquement le gouvernail des mains du marquis, et, sans s'inquiéter de ce qu'il renversait celui-ci sur le pont, manœuvra rapidement pour se placer au vent du navire qui venait sur eux et sortir de ses eaux sans accident.

Mais, si prompte qu'eût été sa manœuvre, il ne put empêcher que la barque ne touchât. La quille de la brigantine frôla à grand bruit les flancs du navire ; son pic s'engagea un instant dans les boute-hors du beaupré. Elle s'inclina, embarqua une vague, et, si la manœuvre du pêcheur, en lui conservant le vent, ne l'eût promptement entraînée loin de là, elle ne se fût point redressée aussi vite, ou peut-être même ne se fût-elle pas redressée du tout.

– Que le diable emporte ce caboteur de malheur ! s'écria le vieux pêcheur. Une seconde de plus, et nous allions remplacer au fond de la mer les poissons que nous en avons tirés.

– Vire, vire ! s'écria le marquis que sa chute avait exaspéré ; cours dessus, et du diable si je ne monte pas à bord, pour demander au capitaine raison de son impertinence.

Comment voulez-vous donc, répondit le vieux pêcheur, qu'avec nos deux méchants focs et notre pauvre brigantine nous atteignions cette espèce de goéland ? En a-t-il de la toile, le gredin ! toutes les bonnettes dehors et une voile de fortune. Court-il ! mais court-il !

– Il faut cependant le rejoindre, s'écria Bertha en s'avançant vers l'arrière, car c'est le Jeune-Charles.

Et elle montra à son père une large bande blanche, placée à la poupe du bâtiment et sur laquelle on lisait en lettres d'or :

JEUNE-CHARLES.

– Tu as, par ma foi, raison, Bertha ! s'écria le marquis. Vire donc, mon ami, vire ! Mais comment se fait-il qu'il ne porte pas le signal dont il était convenu avec M. de la Logerie ? Comment se fait-il surtout qu'au lieu d'avoir le cap sur la baie de Bourgneuf, où nous devions l'attendre, il ait le cap sur l'ouest ?

– Peut-être est-il arrivé quelque accident, dit Bertha en devenant aussi pâle que son linge.

– Pourvu que ce ne soit point à Petit-Pierre ! murmura le marquis.

Bertha admira le stoïcisme de son père ; mais, tout bas, elle murmura à son tour :

– Pourvu que ce ne soit pas à Michel.

– N'importe ! dit le marquis, il faut que nous sachions à quoi nous en tenir.

La petite barque, pendant ce temps, avait viré lof pour lof, et, s'étant mise dans le vent, avait augmenté la rapidité de sa marche. Cette manœuvre assez rapide sur une embarcation d'un aussi mince tonnage n'avait point permis à la goélette, malgré la supériorité de sa voilure, de s'éloigner sensiblement.

Le pêcheur put héler le navire.

Le capitaine parut sur le pont.

– êtes-vous le Jeune-Charles venant de Nantes ? demanda le patron de la barque en se faisant un porte-voix de ses deux mains.

– Qu'est-ce que cela te fait ? répondit le capitaine de la goélette, auquel la certitude d'avoir échappé aux griffes de la justice n'avait nullement rendu sa belle humeur.

– C'est que j'ai là du monde pour vous ! cria le pêcheur.

– Est-ce encore des commissaires ! Mille garcettes ! si tu m'en amènes du calibre de ceux de cette nuit, je te coule, vieux racleur d'huîtres, avant que tu montes à mon bord.

– Non : ce sont des passagers. N'attendez-vous pas des passagers ?

– Je n'attends rien qu'un bon vent pour doubler le cap Finistère.

– Laissez-moi vous accoster, demanda le pêcheur sur la suggestion de Bertha.

Le capitaine du Jeune-Charles interrogea la mer, et, n'apercevant, entre la côte et son navire, rien qui pût légitimer ses appréhensions, curieux, en outre, de savoir si les passagers dont on lui parfait maintenant n'étaient point ceux-là mêmes dont l'embarquement avait été le but de son voyage, il se rendit au désir du pêcheur, fit amener ses hautes voiles et manœuvrer de façon à diminuer la rapidité de sa course.

Bientôt le Jeune-Charles se trouva assez près de la barque pour qu'il fût possible de jeter à celle-ci un grelin à l'aide duquel on l'amena sous le couronnement de la goélette.

– Eh bien, maintenant, voyons, qu'y a-t-il ? demanda le capitaine en se penchant vers la barque.

– Priez M. de la Logerie de venir nous parler, dit Bertha.

– M. de la Logerie n'est pas à mon bord, répliqua le capitaine.

– Mais alors, reprit Bertha d'une voix troublée, si vous n'avez pas à bord M. de la Logerie, vous avez au moins deux dames.

– En fait de dames, répondit le capitaine, je n'ai absolument qu'un gredin qui, les fers aux pieds, jure et sacre dans la cale à démâter le bâtiment et à faire frissonner les barriques auxquelles il est amarré.

– Mon Dieu, s'écria Bertha toute frissonnante, savez-vous si quelque accident ne serait point arrivé aux personnes que vous deviez embarquer ?

– Ma foi, ma jolie demoiselle, dit le capitaine, si vous pouvez m'expliquer ce que cela veut dire, vous m'obligerez infiniment ; car le diable m'emporte si j'y comprends rien ! Hier au soir, deux hommes sont venus, tous deux de la part de M. de la Logerie, mais avec deux commissions différentes : l'un voulait que je partisse à l'instant même ; l'autre me disait de rester et d'attendre. De ces deux hommes, l'un était un honnête métayer, un maire, je crois ; il me montra quelque chose comme un bout d'écharpe tricolore. C'était celui-là qui me disait de lever l'ancre et de déraper au plus vite. L'autre, celui qui voulait me faire rester, était un ancien forçat. J'ai ajouté foi à ce qui me venait du plus respectable de ces deux paroissiens, ou qui, au bout du compte, était le moins compromettant. Je suis parti.

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, dit Bertha, c'est Courtin qui est venu : il sera arrivé quelque accident à M. de la Logerie.

– Voulez-vous voir cet homme ? demanda le capitaine.

– Lequel ? demanda le marquis.

– Celui qui est en bas, aux fers. Peut-être le reconnaîtrez-vous ; peut-être parviendrons-nous à démêler la vérité, bien qu'il soit trop tard maintenant pour que cela nous serve à quelque chose.

– Pour partir, oui, dit le marquis, cela peut nous être inutile ; mais cela peut encore nous aider à sauver nos amis d'un péril. Montrez-nous cet homme.

Le capitaine donna un ordre, et, quelques secondes après, on amena Joseph Picaut sur le pont. Il était toujours garrotté et enchaîné, et, malgré ses liens, dès qu'il aperçut les côtes de cette Vendée natale qu'il était menacé de ne plus revoir, sans calculer la distance qui l'en séparait et l'impossibilité où il était de nager, il fit un mouvement pour échapper à ceux qui le conduisaient et pour se précipiter à la mer.

Cela se passait à tribord, de sorte que les passagers de la petite barque, affalée derrière la poupe, ne pouvaient rien voir ; mais, au cri que Picaut poussa, au bruit qui se fit sur le pont, ils comprirent qu'une lutte quelconque avait lieu à bord du Jeune-Charles.

Le pêcheur poussa sa barque le long des flancs du navire et l'on aperçut Joseph qui se débattait entre quatre hommes.

– Laissez-moi me jeter à l'eau ! criait-il ; j'aime mieux mourir tout de suite que de pourrir à bord du bâtiment.

Et, en effet, peut-être allait-il parvenir à se lancer à la mer, lorsqu'il reconnut les visages du marquis de Souday et de Bertha, qui regardaient cette scène avec stupeur.

– Ah ! monsieur le marquis ! ah ! mademoiselle Bertha ! cria Joseph Picaut, vous me sauverez, vous ; car c'est pour avoir exécuté les ordres de M. de la Logerie que cet animal de capitaine m'a traité de la sorte, et ce sont les mensonges de cette canaille de Courtin qui en sont cause.

– Voyons, qu'y a-t-il de vrai dans tout cela ? demanda le capitaine ; car, je vous l'avoue, si vous pouvez me débarrasser de ce gaillard-là, vous me ferez plaisir ; je ne suis frété ni pour Cayenne, ni pour Botany Bay.

– Hélas ! dit Bertha, tout est vrai, monsieur. Je ne sais quel motif a eu le maire de la Logerie pour vous faire prendre le large ; mais voilà, à coup sûr, celui des deux qui vous disait la vérité.

– Alors, déliez-le, mille garcettes ! et qu'il aille se faire pendre où il voudra. Maintenant, que faites-vous ? êtes-vous des nôtres ? n'en êtes-vous pas ? restez-vous ? partez-vous ? Il ne m'en coûtera pas plus pour vous emmener ; j'étais payé d'avance, et pour l'acquit de ma conscience, je de serais pas fâché d'emmener quelqu'un.

– Capitaine, dit Bertha, n'y a-t-il donc pas moyen de rentrer en rivière et de remettre à cette nuit l'embarquement qui devait avoir lieu la nuit dernière ?

– Impossible, répondit le capitaine en haussant les épaules ; et la douane ! et la police de sûreté ! Non, partie remise, c'est partie manquée. Seulement, je vous le répète, si vous voulez profiter de mon navire pour passer en Angleterre, je suis à votre disposition, et cela ne vous coûtera rien.

Le marquis regarda sa fille ; mais celle-ci secoua la tête.

– Merci, capitaine, merci, répondit le marquis, c'est impossible.

– Alors séparons-nous, reprit le capitaine ; mais auparavant, permettez-moi de vous demander un service.

– De quoi s'agit-il ?

– Il s'agit d'une petite facture que je vais vous remettre tout acquittée et dont je désire que vous régliez le compte à mon profit, tandis que vous réglerez le vôtre.

– Voyons, je ferai tout ce que je pourrai pour vous être agréable, capitaine, répondit M. de Souday.

– Eh bien, chargez-vous de donner une centaine de coups de garcettes au drôle qui s'est moqué de moi cette nuit.

– Cela sera fait, dit le marquis.

– Oui, s'il lui reste encore la force de les endurer après qu'il m'aura soldé ce qu'il me doit à moi-même, dit une voix.

Et en même temps, on entendit le bruit d'un corps pesant qui tombait à l'eau, et, à dix pas de la barque, on vit, une seconde après, reparaître à la surface de la mer la tête de Joseph Picaut, qui se mit à nager vigoureusement vers la barque.

Une fois dégagé de ses fers, le chouan, tant il avait peur, sans doute, que quelque circonstance imprévue ne le fit rester sur le bâtiment, le chouan avait piqué une tête par-dessus la muraille du navire.

Le patron et le marquis lui tendirent la main, et, avec leur aide, Joseph Picaut remonta dans l'embarcation.

à peine y fut-il :

– Maintenant, dit-il, monsieur le marquis, dites donc à ce vieux cachalot que voilà là-haut que la marque que je porte à l'épaule, c'est ma croix d'honneur, à moi.

– En effet, capitaine, fit le marquis, ce paysan a été condamné à cette peine infamante pour avoir fait son devoir sous l'Empire, à notre point de vue du moins, et, quoique je n'approuve pas complètement la manière dont il opérait, je puis vous affirmer qu'il ne mérite point la peine que vous lui aviez infligée.

– Eh bien, dit le capitaine, tout est pour le mieux. Une fois, deux fois, trois fois, vous ne voulez pas monter à mon bord ?

– Non, capitaine, merci.

– Alors, bon voyage !

Et, à ces mots, le capitaine fit larguer le câble qui retenait la petite barque, et la goélette, ayant donné dans le vent, s'éloigna en laissant la barque stationnaire.

Pendant que le vieux pêcheur manœuvrait pour regagner la côte, Bertha et le marquis de Souday tinrent conseil.

Ils ne pouvaient, malgré toutes les explications de Picaut – et ces explications étaient courtes, le chouan n'ayant vu Courtin qu'au moment où celui-ci l'avait fait arrêter – ils ne pouvaient se rendre compte du motif qui avait fait agir le maire de la Logerie ; mais sa conduite ne laissait pas que de leur paraître fort suspecte, et, quoi qu'en dît Bertha, qui rappelait à son père les soins vraiment dévoués qu'il avait eus pour Michel, l'attachement qu'elle lui avait entendu exprimer pour son maître, le marquis fut d'avis que cette conduite tortueuse cachait des projets dangereux non seulement pour la sécurité de Michel, mais encore pour celle de leurs amis.

Quant à Picaut, il déclara nettement qu'il ne respirait plus que pour la vengeance, et que si M. de Souday voulait lui faire donner un habit de matelot, autant pour se déguiser que pour remplacer ses vêtements déchirés dans la lutte qu'il avait eue à soutenir, il se mettrait en route pour Nantes aussitôt qu'il aurait touché terre.

Le marquis de Souday, pressentant que la trahison de Courtin pouvait bien avoir eu Petit-Pierre pour victime, voulait également se rendre à la ville ; mais Bertha, qui ne doutait point que Michel, voyant son évasion manquée, n'eût immédiatement regagné la Logerie, où il aurait pensé qu'elle viendrait le retrouver, Bertha lui fit ajourner ce projet jusqu'à plus ample information touchant ce qui s'était passé.

Le pêcheur déposa ses passagers à l'abri de la pointe de Pornic. Picaut, en faveur duquel un des fils du patron avait bien voulu se dessaisir de sa vareuse et de son chapeau goudronné, se jeta dans les terres, et s'orientant, se dirigea sur Nantes à vol d'oiseau, jurant sur tous les tons que Courtin n'avait qu'à se bien tenir.

Mais, avant de quitter le marquis, il le pria de mettre le chef des lapins au courant de son aventure, ne doutant pas que maître Jacques ne s'associât fraternellement à sa vengeance.

Ce fut ainsi que grâce à sa connaissance des localités, il put arriver à Nantes vers les neuf heures du soir, et qu'en allant naturellement reprendre son poste à l'auberge du Point du Jour, il put, en y rentrant avec les précautions que sa position lui commandait, assister à l'entrevue de Courtin et de l'homme d'Aigrefeuille, entendre une partie de ce qu'ils disaient et voir l'argent ou plutôt les billets de banque que Courtin ne regardait comme valables que lorsqu'ils seraient convertis en or.

Quant au marquis et à sa fille, ce ne fut que la nuit venue, qu'ils purent, si grande que fût l'impatience de Bertha, se mettre en route pour la forêt de Touvois, et ce ne fut pas sans un véritable chagrin que le vieux gentilhomme pensa que la joyeuse matinée qu'il avait eue ce jour-là n'aurait pas de lendemain, et qu'il allait lui falloir, pour un temps indéterminé, se confiner comme un rat dans son trou.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente