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Chapitre LXXIX
Ce qui se passait dans deux maisons inhabitées

Maître Jacques ne s'était point trompé dans ses présomptions :

Jean Oullier n'était pas mort.

La balle que Courtin lui avait envoyée au hasard dans le buisson, et, pour ainsi dire, au jugé, lui avait troué la poitrine, et, quand la veuve Picaut, dont le métayer et son acolyte avaient entendu rouler la voiture, était arrivée, elle avait cru ne relever qu'un cadavre.

Par un sentiment de charité assez naturel chez une paysanne, elle ne voulut pas que le corps d'un homme pour lequel son mari, malgré leur dissidence d'opinion politique, avait toujours témoigné une profonde sympathie, devînt la pâture des oiseaux de proie et des bêtes de carnage ; elle voulut que le Vendéen reposât en terre sainte, et elle le chargea dans sa charrette pour l'emmener chez elle.

Seulement, au lieu de le cacher sous la litière qu'elle avait apportée dans ce but, elle le plaça dessus, et plusieurs paysans qu'elle rencontra sur son chemin purent voir et toucher le corps pantelant et ensanglanté du vieux serviteur du marquis de Souday.

Voilà comment le bruit de la mort de Jean Oullier se propagea dans le canton ; voilà comment il arriva au marquis de Souday et à ses filles ; voilà comment Courtin, qui, le lendemain matin, avait voulu s'assurer par lui-même que celui qu'il redoutait le plus avait cessé d'être à craindre, voilà comment Courtin y avait été trompé comme les autres.

Ce fut à la maison qu'elle habitait du vivant de son mari, et que, peu de temps après la mort du pauvre Pascal, elle avait quittée pour l'auberge de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, tenue par sa mère, que la veuve Picaut transporta le corps de Jean Oullier.

Cette maison était plus rapprochée à la fois de Machecoul, paroisse de Jean Oullier, et de la lande de Bouaimé, où elle l'avait trouvé, que l'auberge où, s'il eût été vivant, elle avait projeté de le cacher.

Au moment où la charrette traversait le carrefour que nous connaissons, et d'où partait le chemin qui conduisait à la maison des deux frères, le funèbre cortège se croisa avec un homme à cheval qui suivait le chemin de Machecoul.

Cet homme – qui n'était autre que notre ancienne connaissance M. Roger, le médecin de Légé – interrogea un des gamins qui s'étaient mis, avec la persistance et la curiosité de leur âge, à suivre la voiture, et, ayant appris qu'elle portait le corps de Jean Oullier, il l'accompagna jusqu'à la demeure des Picaut.

La veuve plaça Jean Oullier sur ce même lit mortuaire où elle avait placé côte à côte Pascal Picaut et le pauvre comte de Bonneville.

Pendant qu'elle s'occupait à lui rendre les derniers devoirs, pendant qu'elle débarrassait le visage du Vendéen du sang mêlé de poussière qui le souillait, elle aperçut le médecin.

– Hélas ! cher monsieur Roger, lui dit-elle, le pauvre gars n'a plus besoin de vos soins, et c'est dommage ! Il y en a tant qui ne le valent pas, qui restent sur terre, que l'on a toujours à pleurer doublement ceux-là qui s'en vont avant leur temps.

Le médecin se fit raconter par la veuve ce qu'elle savait de la mort de Jean Oullier. La présence de sa belle-sœur et des enfants et des femmes qui avaient suivi le cortège empêcha Marianne de raconter comment, quelques heures auparavant, elle avait parlé à Jean Oullier, plein de vie alors ; comment, en revenant le chercher avec la charrette, elle avait entendu un coup de feu et les pas d'hommes qui s'enfuyaient ; comment, enfin, elle présumait que Jean Oullier avait été assassiné : elle dit, au contraire, tout simplement, qu'en venant de la lande, elle avait trouvé le corps sur son chemin.

– Pauvre brave homme ! dit le docteur. Après tout, mieux vaut encore cette mort, qui, au moins, est celle d'un soldat, que la destinée qui l'attendait s'il eût vécu. Il était gravement compromis ! et, pris, on l'eût, sans doute, envoyé comme les autres dans les cabanons du mont Saint-Michel.

En disant ces mots, le médecin s'approcha machinalement de Jean Oullier, prit son bras inerte et posa la main sur sa poitrine.

Mais à peine cette main s'était-elle mise en contact avec la chair, que le docteur tressaillit.

– Qu'y a-t-il ? demanda la veuve.

– Rien, répondit froidement le médecin ; cet homme est bien mort, et il ne réclame plus rien de nous autres qui lui survivons, que les derniers devoirs.

– Qu'aviez-vous besoin, dit aigrement la femme de Joseph, d'apporter ici ce cadavre, qui peut nous amener une visite des bleus ? Par la première, jugez ce que serait la seconde !

– Qu'est-ce que cela vous fait ? dit la veuve Picaut, puisque ni vous ni votre mari n'habitez plus la maison ?

– Nous ne l'habitons plus justement à cause de cela, répondit la femme de Joseph ; nous aurions peur, en l'habitant, de les y attirer et de perdre ainsi le peu qui nous reste.

– Vous feriez bien de le faire reconnaître, avant de lui donner la sépulture, interrompit le médecin, et, si cela doit vous causer quelque embarras, je me chargerai, moi, de le faire reconduire dans la maison du marquis de Souday, dont je suis le médecin.

Puis, saisissant le moment où la veuve Picaut passait devant lui, le docteur lui dit tout bas :

– Congédiez tout votre monde.

Comme il était près de minuit, ce fut chose facile à faire.

Puis, lorsqu'ils furent seuls, le docteur, s'approchant de Marianne :

– Jean Oullier n'est pas mort, dit-il.

– Comment ! il n'est pas mort ? s'écria-t-elle.

– Non ; et, si je me suis tu devant tout ce monde, c'est qu'à mon avis ce qu'il y a de plus urgent, c'est de s'assurer que l'on ne viendra point vous troubler dans les soins que vous lui donnerez, j'en suis sûr.

– Dieu vous entende ! répondit la bonne femme toute joyeuse ; et, si je puis aider à sa guérison, comptez que je le ferai avec grand bonheur ; car je n'oublierai jamais l'amitié que feu mon homme avait pour lui ; je me souviendrai toujours que, quoique je fisse dans ce moment-là même du mal aux siens, Jean Oullier n'a pas voulu permettre que je tombe sous la balle des assassins.

Et, ayant soigneusement clos les volets et la porte de sa chaumière, la veuve alluma un grand feu, fit chauffer de l'eau, et, tandis que le docteur sondait la blessure et cherchait à voir si quelque organe nécessaire à la vie n'était pas intéressé, elle dit adieu aux quelques commères en retard, faisant semblant de s'en retourner à Saint-Philbert.

Puis, au détour du chemin, elle se jeta dans le bois et s'en revint par le verger.

La maison de Joseph Picaut était fermée ; elle écouta à la porte : elle n'entendit aucun bruit.

Il était évident que la femme et les enfants de son beau-frère avaient regagné la cachette où ils se tenaient, tandis que leur mari et père continuait, comme nous l'avons dit, la guerre de partisan.

Marianne rentra chez elle par la porte de la cour.

Le médecin avait terminé le pansement du blessé, et les symptômes de son existence devenaient de plus en plus évidents.

Déjà ce n'était plus le cœur seulement, c'était le pouls lui-même qui battait ; déjà, en mettant la main devant sa bouche, on sentait le souffle sortir de ses lèvres.

La veuve écouta tous ces détails avec joie.

– Croyez-vous le sauver ? demanda-t-elle.

– Ceci, répondit le médecin, c'est le secret de Dieu. Ce que je puis dire, c'est qu'aucun des organes essentiels n'a été atteint, mais la perte du sang est énorme et, en outre, il m'a été impossible d'extraire la balle.

– Mais, hasarda Marianne, j'ai entendu dire qu'il y avait des hommes qui avaient parfaitement guéri et vécu de longues années avec une balle dans le corps.

– Cela est très possible, répondit le médecin. Mais, maintenant, qu'allez-vous en faire ?

– Mon intention avait été de conduire le pauvre homme à Saint-Philbert et de l'y cacher jusqu'à sa mort ou son rétablissement.

– C'est difficile à cette heure, dit le médecin. Il aura été sauvé par ce que nous appelons le caillot, et toute secousse lui pourrait être fatale. D'ailleurs, à Saint-Philbert, dans l'auberge de votre mère, au milieu de tant d'allées et de venues, il vous serait impossible de tenir secrète sa présence chez vous.

– Mon Dieu ! croyez-vous donc que, dans cet état, on l'arrêterait ?

– On ne le mettrait pas en prison, certainement ; mais on le transporterait dans quelque hospice d'où il ne sortirait que pour attendre, dans les cachots, un jugement qui, s'il n'était pas mortel, serait au moins infamant. Jean Oullier est un de ces chefs obscurs, mais dangereux par leur action sur le peuple, pour lesquels le gouvernement sera sans pitié. Pourquoi ne vous ouvrez-vous pas à votre belle-sœur ? Jean Oullier et elle ne sont-ils pas de la même opinion ?

– Vous l'avez entendue.

– C'est vrai... Je comprends que vous n'ayez nulle confiance dans sa pitié. Cependant, Dieu sait si elle devrait être miséricordieuse à son prochain, elle surtout ; car, si son mari était pris, il pourrait lui arriver pis encore qu'à Jean Oullier.

– Oui, je le sais bien, dit la veuve d'une voix sombre ; la mort est sur eux !

– Voyons, fit le médecin, pouvez-vous le cacher ici ?

– Ici ? Oui, sans doute ; il serait même plus en sûreté ici que partout ailleurs, puisque l'on croit la maison déserte. Mais qui le soignera ?

– Jean Oullier n'est point une femmelette, répondit le médecin, et, dans deux ou trois jours d'ici, aussitôt que la fièvre sera un peu amortie, il pourra aisément rester seul pendant les heures du jour. Quant à moi, je vous promets de le visiter chaque nuit.

– Bien ! et, moi, je passerai près de lui tout le temps dont je pourrai disposer sans donner des soupçons.

Marianne, aidée du docteur, transporta le blessé dans l'étable qui attenait à sa chambre ; elle en verrouilla soigneusement la porte ; elle plaça son matelas sur un tas de paille ; puis, ayant pris rendez-vous avec le médecin pour la nuit suivante, et sachant que le blessé n'aurait besoin, pendant les premiers instants, que d'eau fraîche, elle se jeta sur une botte de paille près de lui, attendant qu'il manifestât son retour à la vie, soit par quelques paroles, soit même par un soupir.

Le lendemain, elle se montra à Saint-Philbert, et, quand on lui demanda ce qu'était devenu Jean Oullier, elle répondit qu'elle avait suivi le conseil de sa belle-sœur, et que craignant d'être inquiétée, elle avait reporté le cadavre dans la lande.

Puis elle retourna vers sa maison sous prétexte de la mettre en ordre ; le soir venu, elle en ferma la porte avec affectation, et rentra à Saint-Philbert avant qu'il fût nuit close, afin que tout le monde la vît bien.

Pendant la nuit, elle retourna près de Jean Oullier.

Elle le veilla ainsi trois jours et trois nuits, enfermée avec lui dans cette étable, craignant de faire le moindre bruit qui pût révéler sa présence, et, bien qu'au bout de ces trois jours, Jean Oullier fût encore dans cet état de torpeur qui suit les grandes commotions physiques et les abondantes pertes de sang, le médecin l'engagea à retourner chez elle pendant le jour, et à ne revenir prendre son poste que pendant la nuit.

La blessure de Jean Oullier était si grave, qu'il resta près de quinze jours entre la vie et la mort ; des fragments de ses vêtements, entraînés par le projectile et restés comme lui dans la plaie, y entretinrent longtemps l'inflammation, et ce ne fut que quand la force de la nature les eut éliminés, que le docteur, à la grande joie de la veuve Picaut, répondit de la vie du Vendéen.

Les soins de la Picaut redoublèrent, à mesure qu'elle le vit marcher vers la convalescence ; et, bien que le blessé fût encore si faible, qu'il ne pouvait qu'à grand-peine articuler quelques paroles, et que les signes de reconnaissance qu'il faisait à la veuve témoignassent seuls du mieux qui s'opérait en lui, celle-ci ne manqua point une seule fois de venir achever la nuit à son chevet, prenant, pour ne pas être découverte, les précautions les plus minutieuses.

Cependant, du moment que la poitrine de Jean Oullier fut débarrassée des corps étrangers qui s'y étaient introduits, une suppuration régulière s'établit, et il fit des pas rapides vers la convalescence ; mais, à mesure que ses forces revenaient, il commença de s'inquiéter de ceux qu'il aimait et, comme il suppliait la veuve de s'informer du sort du marquis de Souday, de Bertha, de Mary et même de Michel – qui avait décidément triomphé de l'antipathie que le Vendéen éprouvait pour lui, et conquis une petite place parmi ses affections – Marianne prit des informations auprès des voyageurs royalistes qui s'arrêtaient à l'auberge de sa mère, et bientôt elle put assurer à Jean Oullier que tous ses amis étaient vivants et libres, et elle lui apprit que le marquis de Souday était dans la forêt de Touvois, Bertha et Michel chez Courtin, et Mary, selon toute probabilité, à Nantes.

Mais la veuve n'eut pas plutôt prononcé le nom du métayer de la Logerie, qu'il se fit une révolution dans la physionomie du blessé ; il passa la main sur son front comme pour éclaircir ses idées, et pour la première fois il se dressa sur son séant.

L'amitié et la tendresse avaient eu sa première pensée ; les souvenirs de haine, les idées de vengeance pénétraient à leur tour dans son cerveau jusqu'alors vide, et le surexcitaient avec une violence d'autant plus grande que leur engourdissement avait été plus prolongé.

à sa grande terreur, la Picaut entendit Jean Oullier reprendre les phrases qu'il prononçait dans sa fièvre, et qu'elle avait prises pour des hallucinations ; elle l'entendit mêler le nom de Courtin à des reproches de trahison, à des accusations de lâcheté et d'assassinat ; elle l'entendit parler de sommes fabuleuses qui auraient été le prix du crime ; et, en parlant ainsi, le malade était en proie à la plus vive exaltation, et ce fut avec des yeux étincelants de fureur, avec une voix tremblante d'émotion, qu'il supplia la veuve d'aller chercher Bertha et de l'amener à son chevet.

La pauvre femme crut à une recrudescence de la fièvre, et fut fort inquiète parce que le médecin avait annoncé qu'il ne reviendrait que dans la nuit du surlendemain.

Elle promit néanmoins au blessé de faire tout ce qu'il demandait.

Jean Oullier, un peu calmé, se recoucha, et, peu à peu, accablé par la violence des impressions qu'il venait de subir, il se rendormit.

La veuve, assise sur quelque reste de litière, devant le lit du malade, appesantie par la fatigue, sentait, de son côté, le sommeil la gagner et ses yeux se fermer malgré elle, lorsque, tout à coup, elle crut entendre, dans la cour, un bruit inaccoutumé.

Elle prêta l'oreille et entendit le pas d'un homme qui marchait sur le pavé servant d'encadrement au fumier dont était tapissée la cour des deux maisons.

Bientôt une main fit jouer le loquet de la porte voisine, et au même instant, Marianne entendit une voix, qu'elle reconnut pour celle de son beau-frère, s'écrier : « Par ici ! par ici ! » et le pas se diriger vers la demeure de Joseph.

La veuve Picaut savait que la maison de son beau-frère était vide ; la visite nocturne que recevait Joseph piqua vivement sa curiosité ; elle ne douta point qu'il ne s'agît de tramer quelques-uns de ces coups de main que le chouan chérissait traditionnellement, et elle résolut d'écouter.

Elle souleva doucement une des trappes par lesquelles les vaches, alors qu'il y en avait dans l'étable, passaient la tête pour manger leur provende sur le carreau même de la chambre, et, étant parvenue à en détacher la planche, elle se glissa par cette étroite issue dans la pièce principale de sa maison ; puis, grimpant lestement et sans bruit l'échelle sur laquelle le comte de Bonneville avait reçu la balle qui l'avait frappé à mort, elle pénétra dans le grenier, qui, comme on se le rappelle, était commun aux deux maisons ; puis elle colla son oreille au plancher, au-dessus de la chambre du frère de son mari, et écouta.

Elle arrivait au milieu d'une conversation déjà entamée.

– Et tu as vu la somme ? disait une voix qui ne lui était pas complètement étrangère et que cependant elle ne put reconnaître.

– Comme je vous vois, répondit Joseph Picaut ; elle était en billets de banque ; mais il a demandé qu'on la lui apportât en or.

– Tant mieux ! car les billets, vois-tu, tant qu'il y en ait, cela ne me séduit pas beaucoup : ça se place difficilement dans nos campagnes.

– Puisque je vous dis qu'il aura de l'or.

– Bon ! et où doivent-ils se rencontrer ?

– à Saint-Philbert, demain dans la soirée. Vous avez tout le temps de prévenir vos gars.

– Es-tu fou ? mes gars ! combien as-tu dit qu'ils seraient ?

– Deux : mon brigand et son compagnon.

– Eh bien, alors, deux contre deux ; c'est de la guerre, comme disait Georges Cadoudal, de glorieuse mémoire.

– Mais c'est que vous n'avez plus qu'une main, maître Jacques.

– Qu'est-ce que cela fait, quand elle est bonne ? Je me chargerai du plus fort.

– Un instant ! ceci n'entre pas dans nos conventions.

– Comment ?

– Je veux le maire pour moi.

– Tu es exigeant.

– Oh ! le gueux ! c'est bien le moins qu'il me paie ce qu'il m'a fait souffrir.

– S'ils ont la somme que tu dis, il y aura bien de quoi te dédommager, quand même on t'aurait vendu comme un nègre... Vingt-cinq mille francs, tu ne vaux pas cela, mon bonhomme, je m'y connais.

– C'est possible ; mais je tiens à me venger par-dessus le marché, et il y a longtemps que je lui en veux, au damné pataud ! c'est lui qui est cause...

– De quoi ?

– Suffit... je m'entends !

Joseph Picaut avait répondu d'une manière inintelligible pour tout le monde, excepté pour Marianne. Elle supposa que ce souvenir devant lequel le chouan reculait, se rattachait à la mort de son pauvre mari, et un frisson parcourut tout son corps.

– Eh bien, dit l'interlocuteur de Joseph Picaut, tu auras ton homme ; mais, avant d'entreprendre l'affaire, tu me jures, n'est-ce pas ? que ce que tu m'as dit est bien vrai, que c'est bien l'argent du gouvernement sur lequel nous allons mettre la main ; car, vois-tu, autrement, cela ne m'irait point, à moi.

– Pardine ! croyez-vous pas que ce particulier est assez riche pour faire de son chef des cadeaux comme celui-là à un aussi vilain paroissien ? Et encore ce n'est qu'un acompte ; je l'ai entendu parfaitement.

– Et tu n'as pas pu savoir ce qu'on lui payait si cher ?

– Non ; mais je m'en doute bien.

– Dis alors.

– M'est avis, voyez-vous, maître, qu'en débarrassant la terre de ces deux drôles, nous ferons d'une pierre deux coups : une affaire privée d'abord, et ensuite, un coup politique. Mais, soyez tranquille, demain, j'en saurai davantage et je vous renseignerai.

– Sacredié ! dit maître Jacques, tu m'en fais venir l'eau à la bouche. Tiens, décidément, je reviens sur ma parole ; tu n'auras ton homme que s'il en reste.

– Comment ! s'il en reste ?

– Oui ; avant de te laisser régler ton compte avec lui, je veux que nous ayons tous les deux un bout de conversation.

– Bah ! et vous croyez qu'il vous dira comme cela son secret ?

– Oh ! une fois qu'il sera mon prisonnier, j'en suis sûr.

– C'est un malin !

– Comment ! toi qui es du vieux temps, tu ne te souviens pas qu'il y a des moyens pour faire parler, si malins qu'ils soient, ceux qui veulent se taire ? dit maître Jacques avec un rire sinistre.

– Ah ! oui, le feu aux pattes... Vous avez, par ma foi, raison, et cela me vengera encore mieux, répliqua Joseph.

– Oui ; et au moins, de cette façon, nous saurons, sans nous donner du mal, comment et pourquoi le gouvernement envoie ces petits acomptes de cinquante mille francs au maire. Cela vaudra peut-être encore mieux pour nous que l'or que nous empocherons.

– Eh ! eh ! l'or a bien son prix, surtout lorsque, comme nous, on est dans la récidive et susceptible de laisser sa tête au Bouffai : avec ma part, c'est-à-dire avec vingt-cinq mille francs, je vivrai partout moi.

– Tu feras ce que tu voudras ; mais, voyons, où doivent-ils se rencontrer, tes gens ? Il s'agit de ne pas les manquer, j'y tiens.

– à l'auberge de Saint-Philbert.

– Alors, cela va tout seul : l'auberge n'est-elle pas, à peu près, à ta belle-sœur ? On lui fera sa part ; cela ne sortira point de la famille.

– Oh ! non, pas chez elle, répliqua Joseph ; d'abord, elle n'est pas des nôtres, et puis, nous ne nous parlons plus depuis...

– Depuis quand ?

– Depuis la mort de mon frère, là ! puisque tu veux le savoir.

– Ah ça ! c'est donc vrai, ce que l'on m'a dit, que si tu n'as pas poussé le couteau, tu as, au moins, tenu la chandelle.

– Qui dit cela ? s'écria Joseph Picaut, qui dit cela ? Nommez-le-moi, maître Jacques, et, de celui-là, je ferai des morceaux aussi menus que ceux de cette escabelle.

Et la veuve entendit son beau-frère qui, en achevant ces paroles, lançait sur la pierre du foyer le siège sur lequel il était assis et l'y brisait en éclats.

– Calme-toi donc ! qu'est-ce que cela me fait ? répliqua maître Jacques. Tu sais bien que je ne me mêle jamais des affaires de famille. Revenons aux nôtres. Tu disais donc...

– Je disais : pas chez ma belle-sœur.

– Alors, c'est dans la campagne que le coup doit se faire mais où ? car ils arriveront, bien sûr, par deux chemins différents.

– Oui ; mais ils s'en iront ensemble. Pour revenir chez lui, le maire suivra la route de Nantes jusqu'au Tiercet.

– Eh bien, embusquons-nous sur la route de Nantes, dans les roseaux qui sont près de la chaussée ; c'est une bonne cache, et, pour ma part, j'y ai fait plus d'un coup.

– Soit ; et où nous retrouverons-nous ? Je déménagerai d'ici, moi, demain matin, avant le jour, dit Joseph.

– Eh bien, rendez-vous au carrefour des Ragots, dans la forêt de Machecoul, dit le maître des lapins.

Joseph accepta le lieu désigné et promit de s'y rendre ; la veuve l'entendit offrir à maître Jacques de passer la nuit sous son toit ; mais le vieux chouan, qui avait ses gîtes dans toutes les forêts du canton, préférait ces asiles à toutes les maisons du monde, sinon comme commodité, du moins comme sécurité.

Il partit donc, et tout rentra dans le silence chez Joseph Picaut.

Marianne redescendit à son étable et trouva Jean Oullier qui dormait d'un profond sommeil. Elle ne voulut pas l'éveiller ; la nuit était fort avancée, si avancée, qu'il était temps pour elle de regagner Saint-Philbert.

Elle prépara tous les objets dont le Vendéen pouvait avoir besoin dans la journée du lendemain, et, comme elle en avait l'habitude, elle sortit par la fenêtre de l'étable.

La veuve Picaut marchait toute pensive.

Elle nourrissait contre son beau-frère, en raison de la conviction où elle était qu'il avait trempé dans la mort de Pascal, une haine profonde, un désir de vengeance que son isolement et les douleurs de son veuvage rendaient chaque nuit plus impérieux.

Il lui sembla que le ciel, en l'appelant, d'une façon si providentielle, à découvrir le secret d'un nouveau méfait de Joseph, se mettait de moitié dans ses sentiments ; elle crut que ce serait servir ses desseins que d'empêcher, tout en assouvissant sa haine, le crime de s'accomplir, la ruine et la mort de ceux qu'elle devait considérer comme des innocents de se consommer, et, renonçant à son idée première, qui avait été de dénoncer maître Jacques et Joseph, soit à la justice, soit à ceux qu'ils voulaient assassiner et dépouiller, elle résolut d'être elle-même, toute seule, l'intermédiaire entre la Providence et les victimes du forfait projeté.

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