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Chapitre LXXXIV
Les pantalons rouges

Depuis vingt-quatre heures, l'inquiétude de Bertha avait été extrême ; ce n'était point sur Courtin seul que les révélations de Joseph Picaut avaient fait planer ses soupçons : ils s'étaient étendus jusqu'à Michel lui-même.

Ses souvenirs de la soirée qui avait précédé le jour du combat du Chêne, cette apparition d'un homme à la croisée de la chambre de Mary, n'étaient jamais complètement sortis de la pensée de Bertha, que de temps en temps ils traversaient comme un trait de flamme en laissant derrière eux un sillon de douleur que l'attitude passive prise vis-à-vis d'elle par Michel pendant sa convalescence parvenait difficilement à calmer ; mais, lorsqu'elle apprit que Courtin, qu'elle ne pouvait supposer avoir agi sans ordre, avait fait partir le bâtiment ; lorsque surtout, revenant, tout effarée et haletante d'amour, à la Logerie, elle n'y trouva plus celui qu'elle y venait chercher, ses soupçons jaloux devinrent plus violents encore.

Mais un instant elle oublia tout pour obéir au devoir que venait de lui imposer la veuve ; devant ce devoir, toutes les considérations devaient fléchir, même celle de son amour.

Elle courut donc à l'écurie sans perdre une minute, choisit celui des deux chevaux qui lui parut le plus propre à faire promptement la route, lui servit double ration d'avoine pour donner à ses jambes tout le degré d'élasticité auquel elles pouvaient atteindre, jeta sur son dos, pendant qu'il mangeait, l'espèce de bât qui devait lui servir de selle, et, la bride à la main, elle attendit que l'animal eût fini de manger.

Tandis qu'elle attendait, un bruit bien connu dans ces temps de trouble parvint jusqu'à elle.

C'était le retentissement régulier des pas d'une troupe en marche.

Au même instant, on frappa violemment à la porte de l'auberge.

à travers un châssis vitré qui donnait sur un fournil communiquant avec la cuisine, la jeune fille entrevit des soldats, et, aux premiers mots qu'ils prononcèrent, elle comprit qu'ils venaient demander un guide.

En ce moment, rien n'était indifférent à Bertha, qui avait à trembler à la fois pour son père, pour Michel et pour Petit-Pierre. Elle ne voulut donc point partir sans savoir précisément ce que désiraient ces hommes ; et certaine de ne pas être reconnue sous le costume de paysanne qu'elle avait conservé, elle passa de l'écurie dans le fournil, et, pénétra jusqu'à la cuisine.

Un lieutenant commandait la petite troupe.

– Comment ! disait-il à la mère Chompré, il n'y a pas un homme dans cette maison ? pas un seul ?

– Non, monsieur, répondit la vieille femme ; ma fille est veuve, et le seul garçon d'écurie que nous ayons, est, à ce qu'il paraît, allé je ne sais où.

– Eh ! c'est justement votre fille que j'eusse voulu trouver, dit le lieutenant ; si elle était là, elle nous servirait de guide, comme elle a fait la fameuse nuit du saut de Baugé, ou, si elle ne pouvait pas nous en servir elle-même, elle nous en choisirait un de sa main, et, celui-là, on pourrait s'y fier, tandis qu'avec les misérables paysans que nous racolons de force et qui sont à moitié chouans, il n'y a pas moyen de voyager tranquille.

– La maîtresse Picaut est absente ; mais peut-être y a-t-il moyen de la remplacer, dit Bertha en s'avançant résolument. Allez-vous loin, messieurs ?

– Tudieu ! voilà une jolie fille ! dit le jeune officier en s'approchant. Conduisez-moi où vous voudrez, la belle enfant, et du diable si je ne vous suis pas !

Bertha baissa les yeux en tordant le crin de son tablier comme eût pu le faire une naïve villageoise.

– Si ce n'est pas bien loin d'ici, messieurs, et que la maîtresse le permettent, je puis vous accompagner. Je connais assez bien les alentours.

– Accepté ! dit le lieutenant.

– Mais ce serait à une condition, continua Bertha : c'est que quelqu'un me ramènerait ici ; j'aurais peur toute seule par les chemins.

– Dieu me garde de céder ce soin-là à un autre, ma belle fille ! dit l'officier, quand même cette complaisance devrait me coûter mes épaulettes. Voyons, connais-tu la Banlœuvre ?

Au nom de cette métairie qui appartenait à Michel, et qu'elle avait habitée pendant quelques jours avec le marquis et Petit-Pierre, Bertha sentit un frisson courir par tout son corps ; une sueur froide lui monta au front ; son cœur battit avec violence ; cependant, elle domina son émotion.

– La Banlœuvre ? répéta-t-elle. Non, ce n'est pas de chez nous, cela. Est-ce un bourg ou un château, la Banlœuvre ?

– C'est une métairie.

– Une métairie ? Et à qui la métairie ?

– à un monsieur de vos environs, sans doute.

– Vous allez en logement à la Banlœuvre ?

– Non, nous y allons en expédition.

– Qu'est-ce que cela veut dire, en expédition ? demanda Bertha.

– Eh bien, à la bonne heure ! dit le lieutenant, voilà une belle enfant qui ne demande pas mieux que de s'instruire.

– C'est tout naturel : si je vous conduis ou vous fais conduire à la Banlœuvre, il faut au moins que je sache ce que vous allez y faire.

– Nous allons, dit le sous-lieutenant se mêlant à la conversation pour placer sa plaisanterie, nous allons passer un blanc à la lessive de plomb, afin que, de blanc, il devienne bleu.

– Ah ! fit Bertha, ne pouvant retenir une exclamation de terreur.

– Tudieu ! Qu'avez-vous ? demanda le lieutenant. Si l'on vous avait dit le nom de celui que nous allons arrêter, je croirais que vous en êtes amoureuse.

– Moi ! dit Bertha faisant appel à toute l'énergie de son caractère pour dissimuler l'effroi qui lui comprimait le cœur ; moi, amoureuse d'un monsieur ?

– On a vu des rois épouser des bergères, dit le sous-lieutenant, qui paraissait décidément être d'humeur bouffonne.

– Bon ! dit le lieutenant ; et voilà, sur ma foi, la bergère qui va s'évanouir comme une grande dame.

– Moi ! fit Bertha en essayant de sourire ; moi, m'évanouir ? Allons donc ! ce sont des manières que l'on apprend à la ville, et non pas ici.

– Il n'en est pas moins vrai que vous êtes devenue pâle comme votre linge, la belle fille.

– Dame, vous parlez de fusiller un homme comme de tirer un lapin au coin d'une haie.

– Tandis que ce n'est pas du tout la même chose, dit le sous-lieutenant. Un lapin fusillé est bon à rôtir, tandis qu'un chouan n'est bon à rien.

Bertha ne put empêcher son fier et énergique visage de trahir par son expression, le dégoût que lui inspirait la plaisanterie du jeune officier.

– Ah çà ! dit le lieutenant, vous n'êtes donc point patriote comme votre maîtresse, et nous sommes donc mal renseignés ?

– Je suis patriote ; mais j'ai beau haïr mes ennemis, je n'ai pas encore pu m'habituer à voir leur mort d'un œil sec.

– Bah ! dit l'officier, on s'y fait... On se fait bien à passer les nuits sur les grands chemins, au lieu de les passer dans son lit.

Tout à l'heure, quand ce maudit paysan est arrivé au poste de Saint-Martin, et qu'il m'a fallu me mettre en route, j'ai donné l'état à tous les diables ! Eh bien, je vois maintenant que j'avais tort et qu'il a ses compensations ; de sorte que, dans ce moment-ci, loin de la maudire, je trouve la profession charmante.

Et, en achevant ces mots, pour ajouter sans doute aux agréments de la situation, l'officier se pencha et voulut prendre un baiser sur le cou de la jeune fille.

Bertha, qui ne s'attendait pas à cette agression amoureuse, sentit le souffle chaud du jeune homme sur son visage et se releva rouge comme une grenade, les narines frissonnantes de colère, les yeux étincelants d'indignation.

– Oh ! oh ! continua le lieutenant, n'allez-vous pas vous mettre en colère pour un méchant baiser, la belle fille ?

– Pourquoi pas ? Croyez-vous donc, parce que je suis une pauvre fille de la campagne, que l'on puisse m'insulter impunément ?

– « Insulter impunément ! » Hein ! comme cela parle ! dit le sous-lieutenant ; et que l'on vienne nous dire que nous sommes dans un pays de sauvages !

– Savez-vous, dit le lieutenant, que j'ai bonne envie de faire une chose ?

– Laquelle ?

– C'est de vous arrêter comme suspecte, et de ne vous relâcher que lorsque vous m'aurez payé la rançon que je mettrai à votre liberté.

– Et quelle sera cette rançon ?

– Ce que vous me refusez, un baiser.

– Je ne puis vous laisser prendre un baiser, puisque vous n'êtes ni mon parent, ni mon frère, ni mon mari.

– N'y a-t-il donc que ceux-là qui auront jamais le droit de poser leurs lèvres sur ces belles joues ?

– Sans doute.

– Et pour quelle raison ?

– Parce que je ne veux pas manquer à mes devoirs.

– Vos devoirs ! Oh ! la bonne plaisanterie !

– Croyez-vous donc que nous n'ayons pas nos devoirs comme vous avez les vôtres ?... Voyons (Bertha essaya de rire), si je vous demandais, par exemple, le nom de celui que vous allez arrêter et qu'il fût contre votre devoir de me le dire, me le diriez-vous ?

– Ma foi, dit le jeune officier, je n'aurais pas grand mérite à vous le dire, car je ne crois pas qu'il y ait le moindre inconvénient à ce que vous le sachiez.

– Mais, s'il y en avait un, enfin ?

– Oh ! alors... et encore, je ne sais, par ma foi ! vos yeux me troublent ! bien la cervelle, que je n'ose dire ce que je ferais vraiment. Et, tenez, la preuve, c'est que, s'il le faut absolument, si vous êtes aussi curieuse que je suis faible, ce nom, je vous le dirai, je trahirai la patrie ; mais, à mon tour, ce baiser, il me le faut ! L'appréhension de Bertha était si vive ; elle était si intimement convaincue que c'était Michel que le danger menaçait, qu'elle oublia toute prudence et qu'avec l'impétuosité de son caractère, sans réfléchir aux suppositions que son insistance pourrait faire naître dans l'esprit du lieutenant, elle lui tendit brusquement la joue.

L'officier y prit deux baisers retentissants.

– Donnant donnant, dit-il sans pouvoir s'empêcher de réprimer un sourire : le nom de celui que nous allons arrêter est M. de Vincé.

Bertha se recula et regarda l'officier. Un pressentiment lui disait qu'il s'était joué d'elle et l'avait trompée.

– Allons, allons, en route ! dit le lieutenant, je vais demander au maire ce que nous n'avons pu trouver ici.

Puis, se retournant vers Bertha :

– Ah ! quel que soit le guide qu'il me donne, ajouta-t-il, il ne m'en fournira point qui m'agrée autant que vous, la belle enfant !

Et il poussa un soupir affecté.

Enfin, s'adressant aux soldats :

– Allons, vous autres, en route ! dit le lieutenant.

Le sous-lieutenant et les quelques soldais qui étaient entrés avec l'officier, sortirent pour reprendre leurs rangs.

Celui-ci demanda une allumette pour allumer son cigare. Bertha chercha en vain l'objet demandé sous le chambranle de la cheminée. L'officier alors prit un papier dans sa poche et l'alluma à la lampe ; Bertha, qui suivait tous ses mouvements, jeta un regard sur ce papier que la flamme commençait à tordre, et entre ses plis jaunissants, elle lut distinctement le nom de Michel.

– Ah ! je m'en étais douté, pensa-t-elle ; il a menti ! Oui, oui, c'est bien Michel qu'ils vont arrêter !

Et, comme l'officier avait jeté à terre le papier à moitié enflammé, elle posa le pied dessus avec tant de trouble, que l'officier put en profiter pour l'embrasser une seconde fois.

Puis, au moment où elle se retournait vers lui :

– Chut ! lui dit-il en posant un doigt sur sa bouche, vous n'êtes pas une paysanne. Veillez sur vous si vous avez à vous cacher ; car, si vous jouez aussi mal votre rôle avec ceux qui vous cherchent qu'avec moi qui n'ai point mission de vous chercher, vous êtes perdue !

Et, sur ces mots, il sortit vivement, de peur sans doute de se perdre lui-même.

Bertha n'attendit même pas que la porte fût refermée derrière lui ; elle saisit le débris du papier.

C'était la dénonciation que Courtin avait envoyée à Nantes par le paysan dont il avait fait son messager, et que celui-ci avait remise, pour abréger sa course, au premier poste qu'il avait rencontré sur la route.

Ce poste était celui de Saint-Martin, village voisin de Saint-Philbert.

Il restait assez de l'écriture du maire de la Logerie pour éclairer Bertha sur la destination de la troupe qui marchait vers la Banlœuvre.

La tête de Bertha s'égara : si la condamnation qui pesait sur la tête du jeune homme était exécutée par les soldats – et la plaisanterie du sous-lieutenant pouvait le lui faire croire – dans deux heures, Michel était mort ; elle le vit sanglant, la poitrine trouée de balles, rougissant la terre de son sang. Elle devint folle.

– Où est Jean Oullier ? s'écria-t-elle en s'adressant à la vieille hôtesse.

– Jean Oullier ? dit celle-ci en la regardant avec stupeur. Je ne sais ce que vous voulez dire.

– Je vous demande où est Jean Oullier ?

– Est-ce que Jean Oullier n'est pas mort ? répondit la mère Chompré.

– Mais votre fille, où est-elle allée ?

– Dame, je n'en sais rien ; elle ne me dit pas où elle va quand elle sort ; elle est d'âge à être maîtresse de ses actions.

Bertha pensa bien à la maison de la Picaut ; mais, cette course, si elle était inutile, lui faisait perdre une heure.

Cette heure suffisait pour amener la mort de Michel.

– Tout à l'heure elle sera de retour, reprit-elle ; dites-lui que je n'ai pu aller tout de suite où elle sait, mais qu'avant le jour j'y serai.

Et, courant à l'écurie, elle passa la bride au cheval, s'élança sur son dos, le fit sortir de la maison, et, lui cinglant les flancs d'un vigoureux coup de houssine, elle parvint à le mettre tout d'abord à une allure qui n'était ni le trot, ni le galop, mais grâce à laquelle elle pouvait cependant gagner une demi-heure sur les soldats.

Lorsqu'elle traversa la place de Saint-Philbert, elle entendit sur sa droite, et dans la direction du pont, le bruit de la petite troupe qui s'éloignait.

Elle s'orienta, prit une ruelle, dépassa les maisons, lança son cheval dans la Boulogne, la passa à la nage, et vint rejoindre le chemin un peu au-dessus de la forêt de Machecoul.

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