Les louves de Machecoul Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre LXXXVII
Trois cœurs brisés

Aussitôt qu'on lui eut annoncé l'arrivée du général, madame s'avança précipitamment vers lui.

– Général, dit-elle vivement, je me rends à vous, et m'en remets à votre loyauté.

– Madame, répondit Dermoncourt, Votre Altesse royale est sous la sauvegarde de l'honneur français.

Il la conduisit alors vers une chaise, et, en s'asseyant, madame lui dit encore en lui serrant fortement le bras :

– Général, je n'ai rien à me reprocher ; j'ai rempli les devoirs d'une mère pour reconquérir l'héritage d'un fils.

Sa voix était brève et accentuée.

Quoique pâle, madame était animée comme si elle avait eu la fièvre. Le général lui fit apporter un verre d'eau dans lequel elle trempa ses doigts : la fraîcheur la calma un peu.

Pendant ce temps, le préfet et le commandant de la division avaient été prévenus de ce qui venait de se passer.

Le préfet arriva le premier.

Il entra dans la chambre où était madame, le chapeau sur la tête, comme s'il n'y avait pas eu là une femme prisonnière qui, par son rang et ses malheurs, méritait plus d'égards qu'on ne lui en avait jamais rendu. Il s'approcha de la duchesse, la regarda en portant cavalièrement la main à son chapeau, et, le soulevant à peine de son front, il dit :

– Ah ! oui, c'est bien elle.

Et il sortit pour donner ses ordres.

– Qu'est-ce que cet homme ? demanda la princesse.

La demande était naturelle, car M. le préfet se présentait sans aucune des marques distinctives de sa haute position administrative.

– Madame ne le devine pas ? répondit le général.

Elle le regarda avec un léger sourire.

– Ce ne peut être que le préfet, dit-elle.

– Madame n'aurait pas deviné plus juste quand elle aurait vu sa patente.

– Est-ce que cet homme a servi sous la Restauration ?

– Non, Madame.

– J'en suis bien aise pour la Restauration.

En ce moment, le préfet rentra ; comme la première fois, il ne se fit pas annoncer ; comme la première fois, il souleva à peine son chapeau. Apparemment, ce jour-là, M. le préfet avait faim ; car il apportait un morceau de pâté sur une assiette qu'il tenait à la main ; il posa son assiette sur une table, se fit donner une fourchette et un couteau et se mit à manger, tournant le dos à la princesse.

Madame le regarda avec une expression empreinte à la fois de mépris et de colère.

– Général, s'écria-t-elle, savez-vous ce que je regrette le plus dans le rang que j'occupais ?

– Non, Madame.

– Deux huissiers, pour me faire raison de Monsieur.

Le préfet, lorsqu'il eut terminé son repas, se retourna et demanda à la duchesse ses papiers.

Madame dit de chercher dans la cachette et qu'on y trouverait un portefeuille blanc qui y était resté.

Le préfet alla prendre ce portefeuille et le rapporta.

– Monsieur, dit la duchesse en le lui ouvrant, les choses renfermées dans ce portefeuille sont de peu d'importance ; mais je tiens à vous les donner moi-même, afin de vous expliquer leur destination.

Et elle lui remit les unes après les autres chacune des choses que contenait le portefeuille.

– Madame sait-elle combien elle a d'argent ? demanda le préfet.

– Monsieur, il doit y avoir dans la cachette environ trente-six mille francs, dont douze mille appartiennent aux personnes que je désignerai.

Le général s'approcha alors de madame et lui dit que, si elle se trouvait un peu mieux, il serait instant qu'elle quittât la maison.

– Pour aller où ? dit-elle en le regardant fixement.

– Au château, Madame.

– Ah ! bien ! et de là, à Blaye, sans doute ?

– Général, dit alors un des compagnons de madame, Son Altesse royale ne peut aller à pied, cela ne serait pas convenable.

– Monsieur, répliqua Dermoncourt, une voiture ne ferait que nous encombrer. Madame peut aller à pied en jetant un manteau sur ses épaules, et en mettant un chapeau sur sa tête.

Alors, le secrétaire du général et le préfet, qui se piqua de galanterie cette fois, descendirent au second étage et en rapportèrent trois chapeaux. La princesse en choisit un qui était noir, parce que sa couleur, dit-elle, était analogue à la circonstance ; après quoi, elle prit le bras du général, et, lorsqu'elle passa devant la mansarde, jetant un dernier regard sur la plaque de la cheminée, qui était restée ouverte :

– Ah ! général, dit-elle en riant, si vous ne m'aviez pas fait une guerre à la saint Laurent, ce qui, par parenthèse, est au-dessous de la générosité militaire, vous ne me tiendriez pas sous votre bras à l'heure qu'il est. Allons, mes amis ! ajouta-t-elle en s'adressant à ses compagnons.

La princesse descendit l'escalier. Au moment où elle allait franchir le seuil de la maison, elle entendit un grand bruit dans la foule qui s'entassait derrière les soldats, et formait une ligne dix fois plus épaisse que les rangs de ceux-ci.

Madame put croire que ces cris s'adressaient à elle ; mais elle ne donna pas d'autre signe de crainte que de presser plus fortement le bras du général.

Quand la princesse s'avança entre le double rang de soldats et de gardes nationaux qui faisaient la haie depuis la maison jusqu'au château, les cris et les murmures qu'elle avait entendus recommencèrent plus violents qu'ils ne l'avaient été d'abord.

Le général jeta les yeux du côté d'où venait ce tumulte ; il aperçut une jeune fille vêtue en paysanne qui essayait de se frayer un passage à travers les rangs des militaires, lesquels, frappés de sa beauté et du désespoir empreint sur sa figure, lui opposaient leur consigne, mais sans recourir à la violence pour la repousser.

Dermoncourt reconnut Bertha, et, du doigt, la désigna à la princesse. Celle-ci poussa un cri.

– Général, dit-elle vivement, vous m'avez promis que vous ne me sépareriez d'aucun de mes amis ; laissez venir à moi cette jeune fille.

Sur un signe du général, les rangs s'ouvrirent, et Bertha put arriver jusqu'à l'auguste prisonnière.

– Grâce, madame ! grâce pour une malheureuse qui pouvait vous sauver et qui ne l'a point fait ! Oh ! je veux mourir en maudissant ce fatal amour qui a fait de moi la complice involontaire des traîtres qui ont vendu Votre Altesse royale !...

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Bertha, interrompit la princesse en la soulevant et en lui donnant celui de ses bras qui était libre. Ce que vous faites en ce moment prouve que, quoi qu'il soit arrivé, je n'ai point à accuser un dévouement dont jamais je ne perdrai le souvenir. Mais j'avais à vous entretenir d'autre chose, mon enfant ; j'avais à vous demander pardon d'avoir contribué à une erreur qui, peut-être, a fait votre malheur ; j'avais à vous dire...

– Je sais tout, madame, dit Bertha en relevant sur la princesse ses yeux rougis par les larmes.

– Pauvre enfant ! répliqua la duchesse en étreignant la main de la jeune fille ; eh bien, suivez-moi alors. Le temps et mon affection pour vous calmeront cette douleur que je conçois, que je respecte.

– Je demande pardon à Votre Altesse de ne pouvoir lui obéir ; mais j'ai fait un vœu et je dois l'accomplir. Dieu est le seul que le devoir place pour moi au-dessus de mes princes.

– Allez donc, chère enfant ! allez ! dit madame, qui pressentait le projet de la jeune fille ; et que ce Dieu dont vous parlez soit avec vous ! Lorsque vous L'invoquerez, n'oubliez pas Petit-Pierre. Dieu accueille les prières des cœurs brisés.

On était arrivé aux portes du donjon. La duchesse leva les yeux sur ses murs noircis ; puis elle tendit sa main à Bertha, qui, s'agenouillant, déposa un baiser sur cette main en murmurant encore une fois le mot pardon ; et madame, après un moment d'hésitation, franchit la poterne en envoyant encore un dernier signe d'adieu, un dernier sourire à Bertha.

Le général quitta le bras de la duchesse pour la laisser passer ; il se retourna du côté de la jeune fille.

Puis, à demi-voix :

– Et votre père ? lui demanda-t-il.

– Il est à Nantes.

– Dites-lui qu'il retourne dans son château, qu'il s'y tienne tranquille ; il ne sera pas inquiété. Je briserais mon épée plutôt que de le laisser arrêter, mon vieil ennemi !

– Merci pour lui, général.

– Bien ! Et vous, si vous avez besoin de mes services, disposez de moi, mademoiselle.

– Je voudrais un passeport pour Paris.

– Quand ?

– Sur-le-champ.

– Où vous l'envoyer ?

– De l'autre côté du pont Rousseau, à l'auberge du Point du Jour.

– Dans une heure, vous aurez votre passeport, mademoiselle.

Et, laissant un signe d'adieu à la jeune fille, le général à son tour s'enfonça sous la voûte sombre.

Bertha fendit les rangs pressés de la foule, s'arrêta à la première église qu'elle rencontra sur son chemin et resta longtemps agenouillée sur les dalles froides du parvis.

Lorsqu'elle se releva, ces dalles étaient tout humides de ses larmes ; elle traversa la ville et gagna le pont Rousseau.

En approchant de l'auberge du Point du Jour, elle aperçut son père assis sur le seuil de la porte.

En quelques heures, le marquis de Souday avait vieilli de dix années ; son œil avait perdu cette expression goguenarde qui lui donnait tant de vivacité ; il portait la tête basse comme un homme qu'un fardeau trop lourd accable.

Averti par le curé qui avait reçu les dernières confidences de maître Jacques et qui était venu prévenir le marquis dans sa retraite, le vieillard s'était sur-le-champ mis en route pour Nantes.

à une demi-lieue du pont Rousseau, il avait rencontré Bertha, dont le cheval venait de s'abattre et de se briser un tendon dans la course furieuse qu'elle lui avait fait prendre.

La jeune fille avoua à son père ce qui s'était passé. Le vieillard ne lui avait pas adressé un reproche ; seulement, il avait brisé contre les pavés de la route le bâton qu'il tenait à la main.

En arrivant au pont Rousseau, et bien qu'il ne fût guère que sept heures du matin, la rumeur publique leur avait appris l'arrestation de la princesse, arrestation qui n'était pas encore consommée cependant.

Bertha, sans oser lever les yeux sur son père, avait couru vers Nantes ; le vieillard s'était assis sur le banc où nous le retrouvons encore quatre heures après.

Cette douleur était la seule contre laquelle sa philosophie épicurienne et égoïste fût impuissante ! Il eût pardonné à sa fille bien des fautes ; il ne pouvait songer sans désespoir qu'elle avait enveloppé son nom dans ce crime de lèse-chevalerie, et que les Souday, à leur dernier jour, auraient aidé à précipiter la royauté dans le gouffre.

Lorsque Bertha s'approcha de lui, il lui tendit silencieusement un papier plié qu'un gendarme venait de lui remettre.

– Ne me pardonnerez-vous pas comme elle m'a pardonné, père ? dit la jeune fille d'un ton doux et humble qui contrastait bien singulièrement avec sa manière dégagée d'autrefois.

Le vieux gentilhomme secoua tristement la tête.

– Où retrouverai-je mon pauvre Jean Oullier ? dit-il. Puisque Dieu me l'a conservé, je veux le voir, je veux qu'il me suive loin de ce pays.

– Vous quitterez Souday, mon père ?

– Oui.

– Et où irez-vous ?

– Où je pourrai cacher mon nom.

– Et Mary, la pauvre Mary, qui est innocente, elle ?

– Mary sera la femme de celui qui est aussi la cause que cet exécrable forfait s'est accompli... Je ne reverrai pas Mary.

– Vous serez seul.

– Non pas : j'aurai Jean Oullier.

Bertha baissa la tête ; elle rentra dans l'auberge, où elle échangea ses vêtements de paysanne contre des habits de deuil qu'elle venait d'acheter. Lorsqu'elle ressortit, elle ne trouva plus le vieillard où elle l'avait laissé ; elle l'aperçut sur la route, les mains croisées derrière le dos, la tête penchée sur la poitrine, cheminant tristement dans la direction de Saint-Philbert.

Bertha poussa un sanglot ; puis elle jeta un dernier regard sur la plaine verdoyante du pays de Retz que l'on apercevait dans le lointain, bornée par les lignes bleuâtres de la forêt de Machecoul.

Et, s'écriant : « Adieu, tout ce que j'aime ici-bas ! » elle rentra dans la ville de Nantes.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente