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Chapitre LXXXVIII
Le bourreau de Dieu

Pendant les trois heures que Courtin passa, toujours garrotté des pieds à la tête, étendu sur le sol dans les ruines de Saint-Philbert, côte à côte avec le cadavre de Joseph Picaut, son cœur passa par toutes les angoisses qui peuvent tordre et déchirer un cœur.

Il sentait toujours sous lui la précieuse ceinture, sur laquelle il avait eu la précaution de se coucher ; mais cet or lui-même ajoutait de nouvelles douleurs à ses douleurs, de nouvelles terreurs aux terreurs qui venaient assaillir son cerveau.

Cet or qui était pour lui plus que la vie, n'allait-il pas lui échapper ? Quel était cet inconnu dont il avait entendu maître Jacques parler à la veuve ? Quelle était cette vengeance mystérieuse qu'il avait à craindre ? Le maire de la Logerie voyait repasser devant lui tous ceux à qui, dans le cours de sa vie, il avait fait du mal, et la liste en était longue, et leurs figures menaçantes peuplaient l'obscurité de la tour.

Parfois, cependant, un rayon d'espérance traversait ses sinistres pensées ; de vague et d'indécis qu'il était d'abord, il prenait peu à peu consistance. Est-ce qu'un homme possédant de si beaux louis pouvait mourir ? Si la vengeance se dressait devant lui, n'avait-il pas de l'or à lui jeter pour lui imposer silence ? Alors son imagination comptait et recomptait la somme qui lui appartenait, qui était bien à lui, qu'il sentait avec délices meurtrir sa chair, entrer dans ses reins comme si cet or arrivait à faire corps avec sa personne ; puis il songeait, s'il parvenait à s'échapper, aux cinquante mille francs qu'il allait ajouter aux cinquante mille qu'il avait déjà, et, tout lié, tout garrotté qu'il était, victime dévouée à la mort, n'attendant que cette épée de Damoclès suspendue sur sa tête et qui, d'une minute à l'autre, en tombant, pouvait dénouer sa vie, son cœur se fondait dans un bonheur qui prenait la proportion de l'ivresse. Mais bientôt ses idées changeaient de cours ; il se demandait si son complice – dans lequel il n'avait qu'une confiance de complice – il se demandait si son complice ne profiterait pas de son absence pour le frustrer de cette part qui lui était réservée ; il le voyait, fuyant, écrasé sous le faix de la somme énorme qu'il emportait et refusant le partage à celui qui, cependant, avait tout fait dans la trahison.

Alors, il préparait pour cette circonstance des prières qui arrivassent au cœur du juif, des menaces qui l'épouvantassent, des reproches qui l'attendrissent, et lorsqu'il réfléchissait que, si M. Hyacinthe aimait l'or autant qu'il l'aimait lui-même – ce qui était au moins probable puisqu'il était juif – lorsqu'il mesurait son associé à sa mesure, lorsqu'il sondait dans son âme l'immensité du sacrifice qu'il allait demander à cet associé, qu'il se disait qu'il était bien possible que larmes, prières, reproches, menaces fussent inutiles, alors il tombait dans des accès de rage, il poussait des rugissements qui ébranlaient la vieille voûte de l'édifice féodal ; il se tordait dans ses liens, il les mordait, il essayait de les déchirer avec ses dents ; mais ces cordes, minces, fines, déliées, semblaient s'animer, devenir vivantes sous ses efforts : il croyait les sentir lutter avec lui, redoubler leurs enlacements, leurs tresses ; les nœuds dénoués semblaient se reformer d'eux-mêmes, non plus simples comme auparavant, mais doubles, triples, quadruples ; et, en même temps, comme pour le punir de ses vaines tentatives, elles pénétraient dans sa chair meurtrie, elles y traçaient un sillon brûlant. Tout rêve d'espérance, toute préoccupation de richesse et de bonheur s'évanouissait alors comme un nuage au souffle de la tempête ; les fantômes de ceux que le métayer avait persécutés reparaissaient terribles ; tout dans l'ombre, pierres, poutres, morceaux de bois effondrés, corniches branlantes, tout prenait une forme, et toutes ces formes menaçantes le regardaient avec des yeux qui brillaient dans l'obscurité comme des milliers d'étincelles courant sur un linceul noir. La tête du malheureux s'égarait ; fou de terreur et de désespoir, il s'adressait au cadavre de Joseph Picaut, dont il apercevait, à quatre pas de lui, la silhouette roidie ; il lui offrait le quart, le tiers, la moitié de son or s'il voulait détacher ses liens ; mais l'écho seul de ces voûtes lui répondait avec sa voix funèbre, et, brisé par l'émotion, il retombait dans une insensibilité momentanée.

Il était dans un de ces moments de torpeur lorsqu'un bruit venu du dehors le fit tressaillir ; on marchait dans la cour intérieure du château, et bientôt il entendit le grincement que produisait une main en ébranlant les verrous du vieux fruitier.

Le cœur de Courtin battit à lui briser la poitrine ; il haletait de crainte, il suffoquait d'angoisse ; car il prévoyait que celui qui allait entrer, c'était le vengeur qu'avait annoncé maître Jacques.

La porte s'ouvrit.

La flamme d'une torche éclaira la voûte de ses reflets sanglants. Courtin eut un moment d'espérance ; car ce fut la veuve – qui portait cette torche – qu'il aperçut la première, et il crut d'abord qu'elle était seule ; mais, quand elle eut fait deux pas dans la tour, un homme qui était derrière elle se démasqua.

Les cheveux du métayer se dressèrent sur sa tête ; il ne se sentit pas le courage de dévisager cet homme : il ferma les yeux et demeura muet.

L'homme et la veuve s'avancèrent.

Marianne donna la torche à son compagnon, en lui désignant du doigt maître Courtin, et, comme insoucieuse de ce qui allait se passer, elle s'agenouilla aux pieds du cadavre de Joseph Picaut, où elle se mit en prière.

Quant à l'homme, il continua de s'approcher de maître Courtin, et, sans doute pour s'assurer que c'était bien le maire de la Logerie, il lui promena sur le visage la flamme de sa torche.

– Dormirait-il ? se demanda l'explorateur à demi-voix. Oh ! non ; il est trop lâche pour dormir ! non, sa figure est trop pâle, il ne dort pas...

Alors, il ficha la torche dans une fente de la muraille, s'assit sur une énorme pierre qui, de la voûte, avait roulé jusqu'au milieu de la tour, et s'adressant à Courtin :

– Allons, ouvrez les yeux, monsieur le maire ! lui dit-il ; nous avons à causer ensemble, et j'aime à voir le regard de ceux qui me parlent.

– Jean Oullier ! s'écria Courtin devenant livide, de pâle qu'il était, et faisant un haut-le-corps désespéré pour rompre ses liens et s'enfuir : – Jean Oullier vivant !

– Quand ce ne serait que son fantôme, il me semble, monsieur Courtin, qu'il suffirait encore pour vous épouvanter ; car vous auriez un rude compte à lui rendre !

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, fit Courtin en se laissant retomber sur le sol avec accablement et comme un homme qui se résigne à sa destinée.

– Notre haine date de loin, n'est-ce pas ? reprit Jean Oullier, et elle ne nous trompait pas dans ses instincts ; elle vous a fait vous acharner contre moi, et aujourd'hui, tout moribond que je suis, elle me ramène à vous.

– Je ne vous ai jamais haï, moi, dit Courtin, qui, du moment où Jean Oullier ne le tuait pas tout de suite, sentait l'espoir renaître dans son cœur, et entrevoyait la possibilité de tirer sa vie de discussion ; je ne vous ai jamais haï ; au contraire ! et, si ma balle vous a frappé, ce n'est point à vous qu'elle était destinée :

j'ignorais que vous fussiez dans le buisson.

– Oh ! mes griefs contre vous remontent plus haut que cela, monsieur Courtin.

– Plus haut que cela ? répliqua Courtin, qui, peu à peu, recouvrait quelque énergie. Mais je vous jure qu'avant cet accident que je déplore, jamais je ne vous mis en péril, jamais je ne vous causai de dommage.

– Vous avez mémoire courte, et les offenses pèsent davantage au cœur de l'offensé, à ce qu'il paraît, car, moi, je me souviens.

– De quoi ? voyons, de quoi vous souvenez-vous ? Parlez, monsieur Jean Oullier. Convient-il de condamner quelqu'un sans l'entendre, de tuer un malheureux sans lui permettre un mot pour sa défense ?

– Et qui donc vous dit que je veux vous tuer ? dit Jean Oullier avec ce même calme glacial qui ne l'avait pas quitté un seul instant. Votre conscience, sans doute ?

– Oh ! parlez, parlez, monsieur Jean ! dites de quoi vous m'accusez, en dehors de ce malheureux coup de fusil, et je suis certain de sortir de là blanc comme neige. Oui, oh ! oui, je vous prouverai que personne n'a aimé plus que moi les respectables habitants du château de Souday, que nul autant que moi ne les a vénérés, ne s'est réjoui de ce mariage qui rapprochait de vous la famille de mes maîtres.

– Monsieur Courtin, dit Jean Oullier, qui avait laissé un libre cours à ce flux de paroles, comme vous dites, il est juste que l'accusé se défende. Défendez-vous donc, si vous pouvez. écoutez bien : je commence.

– Oh ! vous pouvez dire ; je ne crains rien, fit Courtin.

– C'est ce que nous allons voir. Qui m'a livré aux gendarmes à la foire de Montaigu, pour arriver plus sûrement aux hôtes de mon maître, que vous supposiez bien que je défendrais ? qui, ayant fait cela, s'est lâchement embusqué derrière la haie du dernier jardin de Montaigu, et, ayant emprunté un fusil au maître de ce Courtin, s'en est servi pour tirer sur mon chien et tuer mon pauvre compagnon ? qui, si ce n'est vous ? Répondez, monsieur Courtin.

– Qui oserait dire qu'il m'a vu faire le coup ? s'écria le métayer.

– Trois personnes qui en ont rendu témoignage, et, parmi elles, l'homme auquel appartenait l'arme dont vous vous êtes servi.

– Pouvais-je savoir que ce bien fût le vôtre ! Non, monsieur Jean, sur l'honneur, je l'ignorais.

Jean Oullier fit un geste de dédain.

– Qui, continua-t-il de la même voix calme mais accusatrice, qui, s'étant glissé dans la maison de Pascal Picaut, a vendu aux bleus le secret de la sainte hospitalité de ce foyer, secret qu'il avait surpris ?

– J'atteste ! dit sourdement la voix de la veuve de Pascal sortant de son silence et de son immobilité.

Le métayer tressaillit et n'osa se disculper.

– Depuis quatre mois, reprit Jean Oullier, qui ai-je constamment rencontré sur mon passage, tramant de honteuses machinations, dressant ses filets en se couvrant du nom de son maître, en affichant le dévouement, la fidélité, l'attachement, en souillant ces vertus au contact de ses criminelles intentions ? qui ai-je entendu, dans la lande de Bouaimé, discuter le prix du sang, peser l'or qu'on lui offrait pour la plus lâche et la plus odieuse des trahisons ? qui encore, si ce n'est vous ?

– Je vous le jure sur tout ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes, dit Courtin, qui se figurait toujours que le principal grief de Jean Oullier était la blessure qu'il lui avait faite, je vous le jure, j'ignorais que ce fût vous qui étiez dans ce malheureux buisson.

– Mais quand je vous dis que ceci, je ne vous le reproche pas ; je ne vous en ai pas dit un mot, je ne vous en ouvrirai pas la bouche : la liste de vos crimes est assez longue sans cela.

– Vous parlez de mes crimes, Jean Oullier, et vous oubliez que mon jeune maître, qui bientôt va devenir le vôtre, me doit la vie ; que, si j'avais été un traître, comme vous le dites, je l'eusse livré aux soldats, qui, chaque jour, passaient et repassaient devant le seuil de ma maison ; vous oubliez tout cela, tandis qu'au contraire, vous vous faites arme des circonstances les plus insignifiantes pour m'accabler.

– Si tu as sauvé ton maître, reprit Jean Oullier du même ton inexorable, c'est que cette feinte générosité était utile à tes desseins ; et mieux eût valu pour lui, mieux eût valu pour les deux pauvres jeunes filles les laisser finir honorablement, glorieusement leur vie, plutôt que de les mêler à ces honteuses intrigues ; et c'est ce que je te reproche, Courtin ; c'est cette pensée qui redouble ma haine contre toi.

– La preuve que je ne vous en veux pas, Jean Oullier, répliqua Courtin, c'est que, si j'eusse voulu, il y a longtemps que vous ne seriez plus de ce monde.

– Que veux-tu dire ?

– Lorsque le père de M. Michel fut tué, fut assassiné, monsieur Jean, disons le mot, il y avait un traqueur qui n'était plus qu'à dix pas de lui, et ce traqueur, on l'appelait Courtin.

Jean Oullier se dressa de toute sa hauteur.

– Oui, poursuivit le métayer, et ce traqueur a vu que c'était la balle de Jean Oullier qui avait couché le traître sur l'herbe.

– Et, si le traqueur le raconte, il dira vrai ; car cela, ce n'était point un crime : c'était une expiation, répondit Jean Oullier, et je suis fier d'avoir été celui que la Providence avait choisi pour frapper l'infâme !

– Dieu seul peut frapper, Dieu seul peut maudire, monsieur Oullier.

– Non ! Oh ! je ne m'y trompe pas, c'est lui qui m'avait mis au cœur cette haine profonde du forfait, le souvenir ineffaçable de la trahison ; c'était Son doigt qui touchait mon cœur lorsque ce cœur frissonnait, chaque fois que j'entendais prononcer le nom du Judas. Quand je l'ai frappé, j'ai senti le souffle de la justice divine qui passait sur mon visage et qui le rafraîchissait, et, à partir de ce moment, j'ai trouvé le calme et le repos qui me fuyaient depuis que je voyais le crime impuni prospérer sous mes yeux. Tu vois bien que Dieu était avec moi.

– Dieu ne peut être avec le meurtrier.

– Dieu est toujours avec le bourreau qui a levé l'épée de sa justice. Les hommes ont le leur ; mais Lui a le sien ; ce jour-là, j'étais l'épée de Dieu comme je le suis aujourd'hui.

– Mais vous allez donc m'assassiner comme vous avez assassiné le baron Michel ?

– Je vais punir celui qui a vendu Petit-Pierre, comme j'ai puni celui qui avait vendu Charette ; je vais le punir sans crainte, sans souci, sans remords.

– Prenez garde ! ces remords pourront venir lorsque votre futur maître vous demandera compte de la mort de son père.

– Le jeune homme est juste et loyal, et, s'il est appelé à me juger, je lui raconterai ce que j'ai vu dans le bois de la Chabotière, et il se prononcera.

– Qui témoignera que vous dites la vérité ? Un seul homme, et cet homme, c'est moi. Laissez-moi vivre, Jean, et, comme cette femme tout à l'heure, quand il le faudra, je me lèverai pour dire : « J'atteste ! »

– La peur te fait déraisonner, Courtin ! M. Michel n'invoquera aucun témoignage quand Jean Oullier lui dira : « Voilà la vérité » ; lorsque Jean Oullier, découvrant sa poitrine, lui dira : « Si vous voulez venger votre père, frappez ! » lorsqu'il s'agenouillera en face de lui et qu'il demandera à Dieu de lui envoyer l'expiation, si Dieu juge que cet acte doive être expié ; non, non ; et dans la terreur qui te glace, tu as eu tort d'évoquer à mes yeux ce sanglant souvenir. Toi, maître Courtin, tu as fait pis encore que n'avait fait Michel ; car le sang que tu as vendu est plus noble encore que celui qu'il avait livré ! Je n'ai point épargné Michel, et je t'épargnerais, toi ? Non, jamais ! jamais !

– Pitié, Jean Oullier ! ne me tuez pas ! dit le misérable en sanglotant.

– Implore ces pierres, demande-leur de la compassion ; peut-être te répandront-elles ; mais rien n'ébranlera ma résolution et ma volonté, Courtin. Tu mourras !

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, s'écria Courtin, personne ne viendra-t-il donc à mon aide ? Veuve Picaut, veuve Picaut, à mon secours ! me laisserez-vous égorger ainsi ? Défendez-moi, je vous en conjure ! Si vous voulez de l'or, je vous en donnerai ; j'en ai, de l'or... Mais, non, non, je délire ; je n'en ai pas, je n'en ai pas ! dit le misérable, qui craignait d'aiguillonner la fièvre de meurtre qu'il voyait luire dans les yeux de son ennemis non, je n'en ai pas ; mais j'ai des terres, je vous les donnerai, je vous ferai riche tous les deux. Grâce, Jean Oullier ! Veuve Picaut, défendez-moi ! La veuve ne bougea point ; sans le mouvement de ses lèvres, à la voir pâle comme un marbre, immobile et muette en face de ce cadavre, on aurait pu la prendre, sous ses vêtements de deuil, pour une de ces statues que l'on voit agenouillées au pied des anciens tombeaux.

– Quoi ! vous allez me tuer ? continua Courtin ; me tuer sans combat, sans danger, sans que je puisse lever un pied pour fuir, une main pour me défendre ? M'égorger dans mes liens comme l'animal que l'on traîne à l'abattoir ! oh ! Jean Oullier, ce n'est plus d'un soldat, ceci, c'est d'un boucher !

– Et qui te dit que cela va se passer ainsi ? Non, non, non, maître Courtin. Regarde la blessure que tu as faite à ma poitrine, elle saigne encore ; je suis encore faible, chancelant, débile ; je suis proscrit ; ma tête est à prix ; eh bien, malgré tout cela, je suis si certain de la justice de ma cause, que je n'hésite pas à en appeler au jugement de Dieu. Courtin je te rends libre.

– Vous me rendez libre ?

– Oui, je te rends libre... Oh ! ne me remercie pas : ce que je fais, c'est pour moi et non pour toi ; c'est afin qu'il ne soit pas dit que Jean Oullier a frappé un homme à terre et désarmé ; mais, sois tranquille, va ! cette vie que je te laisse, je compte bien te la reprendre.

– Mon Dieu !

– Maître Courtin, tu vas sortir d'ici sans liens et sans entraves ; mais, je t'en préviens, garde-toi ! aussitôt que tu auras passé le seuil de ces ruines, je serai sur ta trace, et cette trace, je ne l'abandonnerai plus que lorsque je t'aurai frappé à mon tour, que lorsque, de ton corps, j'aurai fait un cadavre. Garde-toi, maître Courtin ! garde-toi ! Et, en achevant ces mots, Jean Oullier prit son couteau et coupa les cordes qui attachaient les pieds et les mains du métayer.

Courtin eut un mouvement de joie frénétique ; mais ce mouvement de joie, il le réprima aussitôt. En se relevant, il avait senti sa ceinture ; elle s'était en quelque sorte rappelée à lui. Avec l'espérance, Jean Oullier venait de lui rendre la vie ; mais qu'était la vie sans son or ?

Il se recoucha aussi vite qu'il s'était levé.

Jean Oullier, pendant le mouvement de Courtin, si rapide qu'il eût été, avait entrevu le cuir gonflé de la ceinture et deviné ce qui se passait dans le cœur du métayer.

– Qu'attends-tu donc pour partir ? lui dit-il. Oui, je comprends, tu crains qu'en te voyant libre comme moi, plus fort que moi, ma colère ne se réveille ; tu crains que je ne te jette un second couteau et qu'armé de celui-ci, je ne te dise : « Défends-toi, maître Courtin ! » Non, Jean Oullier n'a qu'une parole. Hâte-toi, fuis ! si Dieu est pour toi, Il te dérobera à mes coups ; s'Il t'a condamné, que m'importe l'avance que je te donne ! Prends ton or maudit, et va-t'en.

Maître Courtin ne répondit pas, il se leva chancelant comme un homme ivre ; il essaya d'attacher sa ceinture autour de sa taille, mais il ne put y parvenir, ses doigts tremblaient comme s'ils eussent été agités par la fièvre.

Avant de partir, il se retourna avec terreur du côté de Jean Oullier.

Le traître craignait une trahison. Il ne pouvait croire que la générosité de son ennemi ne cachât point un piège.

Jean Oullier, du doigt, lui montra la porte. Courtin se précipita dans la cour ; mais, avant qu'il eût franchi le seuil de la poterne, il entendit la voix du Vendéen qui, sonore comme un clairon de bataille, lui criait :

– Garde-toi, Courtin ! Garde-toi.

Maître Courtin, tout libre qu'il était, frémit, et, en ce moment de trouble, son pied heurtant une pierre, il trébucha et tomba à la renverse.

Il poussa un cri d'angoisse ; il lui semblait que le Vendéen allait se précipiter sur lui. Il croyait sentir le froid de la lame de son poignard pénétrer dans son dos. Ce n'était qu'un mauvais présage ; Courtin se releva, et, une minute après, il avait dépassé la poterne et s'élançait dans la campagne, qu'il avait si bien cru ne jamais revoir.

Lorsqu'il eut disparu, la veuve vint à Jean Oullier et lui tendit la main.

– Jean, lui dit-elle, en vous écoutant, je songeais combien mon pauvre Pascal avait raison lorsqu'il me disait qu'il y avait de braves gens sous tous les drapeaux.

Jean Oullier serra cette main que lui tendait la digne femme qui lui avait sauvé la vie.

– Comment vous trouvez-vous, maintenant ? lui demanda-t-elle.

– Mieux ! on trouve toujours de la force dans la lutte.

– Et où allez-vous aller ?

– à Nantes. D'après ce que m'a raconté votre mère, Bertha n'y est point allée, elle, et je crains bien qu'un malheur ne soit arrivé là-bas.

– Bon ! mais, au moins, prenez un bateau ; cela épargnera à vos jambes la fatigue de la moitié du chemin.

– Soit, répondit Jean Oullier.

Et il suivit la veuve, jusqu'à l'endroit du lac où les barques de pêcheurs étaient tirées sur le sable.

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