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Chapitre CII
Où le roi recouvre enfin l'appétit

Les scènes qui s'étaient passées sur le pont et que nous avons essayé de décrire, avaient eu, comme on le comprend bien, leur contre-partie dans la grande salle. Le mouvement extraordinaire du vaisseau, le sifflement de la tempête, les éclats du tonnerre, les manœuvres précipitées, les demandes de Nelson, les réponses de Henry, rien n'avait été perdu pour les illustres fugitifs. Mais c'était surtout au moment où, sortant des récifs, le vaisseau avait reçu, par le travers, le terrible coup de vent qui l'avait courbé sous lui, que le roi, la reine et Emma Lyonna elle-même avaient cru leur dernière heure arrivée. L'inclinaison du Van-Guard avait été telle, en effet, que les boulets s'étaient échappés de leurs cases, installées dans les intervalles des canons, et, roulant sur la pente du vaisseau avec un bruit terrible, avaient imprimé, par ce tonnerre intérieur dont on ne pouvait pas se rendre compte, une suprême terreur aux passagers.

Quant au pauvre petit prince, nous avons vu ce qu'il avait souffert pendant la traversée. Le mal de mer était arrivé chez lui à son paroxysme. à chaque mouvement violent du vaisseau, il était saisi d'effroyables convulsions, d'autant plus douloureuses, que, depuis le matin, il refusait de rien prendre, même de la main d'Emma, quoique ce fût sur ses genoux qu'il se tint constamment, ne mangeant rien depuis deux jours, passant successivement des vomissements aux convulsions et des convulsions aux vomissements. Il avait, lors de l'inclinaison du Van-Guard, éprouvé une si forte secousse et ressenti une si grande terreur, qu'un vaisseau s'était brisé dans sa poitrine, que le sang s'était échappé de sa bouche et qu'après une courte agonie, il avait rendu le dernier soupir sur le sein d'Emma.

L'enfant était si faible, et le passage de la vie à la mort avait été si facile chez lui, qu'Emma, tout en s'effrayant de cette émission de sang et des mouvements convulsifs qui l'avaient suivie, avait pris son immobilité pour le repos qui suit une crise et que ce n'était qu'au bout de quelques instants que, reconnaissant la véritable cause de cette immobilité, elle s'était, dans un mouvement de suprême effroi, écriée sans ménagement aucun, soit qu'elle connût la philosophie de la reine, soit que sa terreur dédaignât les ménagements :

– Grand Dieu, madame, le prince est mort !

Ce cri, parti du fond des entrailles d'Emma, avait produit un effet bien opposé chez Caroline et chez Ferdinand.

La reine avait répondu :

– Pauvre enfant ! tu nous précèdes de si peu dans la tombe, que ce n'est pas la peine de te pleurer. Mais, si jamais je reprends ma couronne, malheur, à ceux qui ont été cause de ta mort !

Un sinistre sourire avait suivi sa menace.

Puis, tendant les bras vers Emma :

– Donne-moi l'enfant, avait-elle dit.

Emma avait obéi, ne croyant pas que l'on pût refuser à une mère, si peu tendre qu'elle fût, le cadavre de son enfant.

Quant à Ferdinand, l'imminence du danger avait fait disparaître chez lui jusqu'aux traces du malaise dont il avait d'abord été atteint. N'osant point monter sur la dunette, après ce que lui avait fait dire Nelson de son désir qu'il restât dans la chambre haute afin de ne point gêner la manœuvre par sa royale présence, il avait passé par toutes les angoisses du danger, angoisses d'autant plus grandes que, le danger lui étant inconnu, il ne pouvait l'apprécier, et que, si imminent qu'il fût, son imagination le lui faisait plus imminent encore. Aussi, lorsque les boulets, sortant de leurs cases au moment de l'inclinaison du vaisseau, envahirent la batterie haute avec un bruit semblable à celui du tonnerre, devint-il, comme l'avait dit Emma, presque fou de terreur, et, lorsque celle-ci eut crié : « Grand Dieu, madame, le prince est mort ! » répéta-t-il ce cri à genoux, en exprimant son mépris pour saint Janvier, qui l'abandonnait dans une pareille extrémité, et à haute voix vota-t-il à saint François de Paule, bienheureux, de mille ans plus récent que saint Janvier, une église sur le modèle de Saint-Pierre de Rome.

Ce fut dans ce moment qu'Emma, ayant déposé le cadavre du jeune prince sur les genoux de sa mère et se trouvant libre, sortit de la chambre, courut jusqu'au pied de l'escalier de la dunette et appela Nelson.

Nelson jeta un coup d'œil rapide autour de lui, vit, comme nous l'avons dit, la reine renversée sur un sofa, étreignant dans ses bras le cadavre de son fils, et le roi, en face de son propre péril, oubliant tout sentiment de paternité, à genoux et faisant son vœu de salut, sans même songer à faire entrer dans ce vœu et à recommander au saint les personnes de sa famille qui devaient lui être les plus chères. Il s'empressa donc de rassurer ses illustres passagers.

– Madame, dit-il à la reine, je ne puis rien contre le malheur qui vient de vous arriver, c'est une affaire entre Dieu, qui console, et vous ; mais je puis vous affirmer, au moins, que, quant aux survivants, ils sont à peu près hors de tout danger.

– Vous entendez, chère reine ! dit Emma en soulevant la tête de Caroline entre ses bras ; vous entendez, sire !

– Hélas ! non, dit le roi. Vous savez bien, milady, que je n'entends pas un mot de votre baragouin.

– Milord dit que le danger est passé.

Le roi se releva.

– Ah ! ah ! fit-il, milord dit cela ?

– Oui, sire.

– Et pas par complaisance, pas pour nous rassurer ?

– Milord dit cela, parce que c'est la vérité.

Le roi se releva, épousseta ses genoux avec sa main.

– Est-ce que nous sommes à Palerme ? demanda-t-il.

– Non, pas encore tout à fait, répondit Nelson, à qui la demande fut transmise par Emma Lyonna ; mais, comme il est probable que nous aurons, au point du jour, une saute de vent au nord ou au sud, nous pourrions y être ce soir. Nous n'avions même dévié de notre chemin que sur l'ordre de la reine.

– Vous voulez dire sur ma prière, milord. Mais, à l'heure qu'il est, vous pouvez suivre la route que vous voudrez. Je n'ai plus de prière à faire qu'à Dieu et pour l'enfant que je tiens mort sur mes genoux.

– C'est donc au roi, dit Nelson, que je demanderai mes instructions.

– Mes instructions, dit le roi, du moment que vous me dites qu'il n'y a plus de danger, mes instructions sont que j'aimerais mieux aller à Palerme que partout ailleurs. Mais, continua le roi en chancelant sous le roulis, il me semble qu'il y a encore bien du mouvement sur votre diable de château branlant, et que, si nous sommes disposés à dire bon voyage à la tempête, elle n'est point disposée à nous en dire autant.

– Le fait est que nous n'en avons pas encore fini avec elle, dit Nelson. Mais, ou je me trompe fort, ou sa plus grande colère est épuisée.

– Alors, votre avis à vous, milord ?

– Mon avis serait, sire, que le roi et la reine feraient bien de prendre un repos dont ils me paraissent avoir grand besoin, et de s'en rapporter à moi du soin de la route.

– Que dites-vous de cela, ma chère maîtresse ? demanda le roi.

– Je dis que les avis de milord sont toujours bons à suivre, surtout lorsqu'il s'agit des choses de la mer.

– Vous entendez, milord. Agissez à votre guise ; ce que vous ferez sera bien fait.

Nelson s'inclina, et, comme c'était, sous sa rude écorce, un cœur religieux toujours, poétique quelquefois, avant de sortir de la chambre, il s'agenouilla devant le jeune prince.

– Que Votre Altesse dorme en paix, lui dit-il ; elle n'a aucun compte à rendre à Dieu, qui, dans sa mystérieuse bonté, a envoyé l'ange de la mort l'attendre au seuil de la vie. Puissions-nous jouir de la même pureté lorsque nous nous présenterons à notre tour devant le trône du Seigneur pour y rendre compte de nos actions ! Amen !

Et, se relevant, il s'inclina de nouveau et sortit.

Lorsque Nelson reprit sa place au poste du commandement, le jour commençait à paraître, et la tempête, fatiguée, exhalait ses derniers soupirs, soupirs terribles et pareils à ceux du Titan qui remue la Sicile à chaque mouvement qu'il fait dans son tombeau.

Tout autre que Nelson, à qui ce spectacle eût été moins familier, aurait été surpris par sa majestueuse grandeur. Sous le vent, qui mollissait de plus en plus, se dressait, pareil à un brouillard bleuâtre, l'extrême chaîne des Apennins ; à bâbord, s'étendait l'immensité, champ de bataille où le vent et la mer se livraient un dernier combat ; à tribord, on distinguait dans un ciel assez pur les côtes de la Sicile, au-dessus desquelles s'élevait, comme un caprice de la création, le colossal Etna, dont la tête se perdait dans les nuages ; à l'arrière, on laissait, blanchissant sous les vagues, ces rochers, débris de volcans éteints ou émiettés auxquels on venait d'échapper par miracle ; enfin, sous le bâtiment, la mer, émue jusque dans ses profondeurs, creusait de profondes vallées où le Van-Guard descendait en gémissant, et, à chaque descente, semblait près de s'engloutir comme dans un tombeau.

Nelson jeta un regard sur cette splendide page de la nature qui se déroulait sous ses yeux ; mais il avait vu trop souvent le même spectacle pour que, si splendide qu'il fût, il absorbât longtemps son attention.

Il appela Henry.

– Que pensez-vous du temps ? lui demanda-t-il.

Il était évident que l'habile capitaine auquel s'adressait Nelson, n'avait point attendu à ce moment pour se faire une opinion à ce sujet. Mais, ne voulant rien dire à la légère, il interrogea de nouveau les quatre points de l'horizon, essayant de sonder, à travers les vapeurs et les nuées, les mystérieuses profondeurs de l'espace.

– Milord, dit-il, cet examen fait, mon avis est que nous en avons fini avec la tempête, et que, dans une heure, son dernier souffle sera éteint. Mais, alors, je crois à une saute de vent, qui viendra soit du sud, soit du nord. Dans l'un ou l'autre cas, nous aurons le vent bon pour aller à Palerme puisque nous aurons du largue.

– Voilà justement ce que j'ai dit à Leurs Majestés, et j'ai cru pouvoir leur promettre qu'elles coucheraient ce soir dans le palais du roi Roger.

– Alors, dit Henry, il ne s'agit plus que d'acquitter la parole de milord, et cela, je m'en charge.

– Vous êtes aussi fatigué que moi, Henry, attendu que, pas plus que moi, vous n'avez dormi.

– Eh bien, en ce cas, voici comment, avec la permission de Votre Seigneurie, nous allons nous partager la besogne de la journée : Milord va prendre cinq ou six heures de repos ; pendant ce temps, le vent fera telle évolution qu'il lui plaira. Milord sait, que, quand j'ai de l'eau à bâbord et à tribord, devant et derrière moi, je ne suis pas plus embarrassé qu'un autre ; par conséquent, que le vent vienne du nord ou du sud, je mettrai le cap sur Palerme, et, quand milord se réveillera, nous serons en route. Alors, je lui rendrai son commandement, que milord conservera tant qu'il lui fera plaisir.

Nelson était brisé ; puis, comme toujours, il avait, quoique naviguant dès sa jeunesse, le mal de mer. Il céda donc aux instances de Henry, et, le laissant maître du bâtiment, il rentra chez lui pour y prendre quelques heures de repos.

Lorsque Nelson remonta sur la dunette, il était onze heures du matin. Le vent avait passé au sud et soufflait grand frais, le Van-Guard avait doublé le cap d'Orlando et filait huit nœuds à l'heure.

Nelson jeta un coup d'œil sur le bâtiment. Il fallait le regard expérimenté d'un marin pour reconnaître qu'il y avait eu une tempête et qu'elle avait laissé les traces de son passage dans les agrès du vaisseau. Il tendit la main à Henry avec un sourire de remercîment et l'envoya se reposer à son tour.

Seulement, au moment où il descendait de la dunette, il le rappela pour lui demander ce que l'on avait fait du corps du jeune prince ; il avait été, par les soins du médecin, M. Beaty, et du chapelain, M. Scott, porté dans la chambre du lieutenant Parkenson.

L'amiral s'assura si le vaisseau était bien orienté, commanda au timonier de faire même route, et descendit dans l'entre-pont du vaisseau.

L'enfant royal, en effet, était couché sur le lit du jeune lieutenant ; un drap était jeté sur lui, et le chapelain, assis sur une chaise, oubliant que, protestant, il priait pour un catholique, lui disait l'office des morts.

Nelson s'agenouilla, fit sa prière, et, soulevant le drap qui lui couvrait le visage, jeta un dernier regard sur l'enfant.

Quoique déjà il fût atteint de la rigidité cadavérique, la mort lui avait rendu la sérénité des traits, que lui avaient momentanément enlevée les douleurs de son agonie. Ses longs cheveux blonds, de la nuance de ceux de sa mère, descendaient en anneaux le long de ses joues décolorées et de son cou, marbré de grosses veines bleuâtres ; une chemise à col rabattu et garnie d'une riche dentelle encadrait sa poitrine. On eût dit qu'il dormait.

Seulement, au lieu de sa mère ou d'Emma, c'était un prêtre qui veillait sur son sommeil.

Nelson, quoique de cœur peu tendre, ne put s'empêcher de penser que le jeune prince, qui dormait seul avec un prêtre protestant priant sur lui, – et lui, Nelson, le regardant dormir, – avait à quelques pas de lui son père, sa mère, quatre sœurs et un frère, dont pas un n'avait eu l'idée de lui faire la pieuse visite qu'il lui faisait. Une larme mouilla son œil et tomba sur la main roidie du mort, à moitié couverte par une manchette de magnifique dentelle.

En ce moment, il sentit une main légère qui se posait doucement sur son épaule. Il se retourna et effleura deux lèvres parfumées : c'était la main, c'étaient les lèvres d'Emma.

C'était dans ses bras, et non dans ceux de sa mère, on se le rappelle, que l'enfant était mort, et, tandis que sa mère dormait, ou, les yeux fermés, roulait sous son front assombri par la haine ses projets de vengeance, c'était encore Emma qui venait accomplir, ne voulant pas que les mains brutales d'un matelot touchassent ce corps délicat, le pieux devoir de l'ensevelissement.

Nelson lui baisa respectueusement la main. Le cœur le plus vaste et le plus ardent, s'il n'est point dénué de toute poésie, a, devant la mort, de suprêmes pudeurs.

En remontant sur la dunette, il y trouva le roi.

Encore plein du spectacle funèbre dont il emportait le souvenir avec lui, Nelson s'attendait à avoir le cœur d'un père à consoler : Nelson se trompait. Le roi se trouvait mieux, le roi avait faim : le roi venait recommander à Nelson le plat de macaroni sans lequel il n'y avait point pour lui de dîner possible.

Puis, comme on avait en vue tout l'archipel lipariote, il s'informa du nom de chacune des îles, qu'il montrait du doigt à Nelson, lui racontant qu'il avait eu dans sa jeunesse un régiment de jeunes hommes tirés tous de ces îles, et qu'il appelait ses Lipariotes.

Alors vint le récit d'une fête qu'il avait, quelques années auparavant, donnée aux officiers de ce régiment, fête dans laquelle lui, Ferdinand, habillé en cuisinier, jouait le rôle de maître d'hôtel, tandis que la reine, vêtue d'un costume de paysanne et entourée des plus jolies femmes de sa cour, remplissait celui d'hôtelière.

Ce jour-là, Ferdinand avait lui-même une immense chaudronnée de macaroni, et jamais il n'en avait mangé de pareil. En outre, comme, la veille, il avait pêché lui-même son poisson dans le golfe de Mergellina, et la surveille tué, lui-même toujours, ses chevreuils, ses sangliers, ses lièvres et ses faisans dans la forêt de Persano, ce dîner lui avait laissé des souvenirs ineffaçables, qui se traduisirent par un profond soupir et ces mots invocateurs :

– Pourvu que je trouve autant de gibier dans mes forêts de Sicile que j'en ai ou plutôt que j'en avais dans mes forêts de terre ferme !

Ainsi, ce roi, que les Français dépouillaient de son royaume ; ainsi, ce père, auquel la mort enlevait son fils, ne demandait, pour se consoler de ce double malheur, qu'une chose à Dieu : c'était qu'il lui restât au moins des forêts giboyeuses.

On doubla vers deux heures de l'après-midi, le cap Cefallu.

Deux choses préoccupaient Nelson et lui faisaient interroger tour à tour la mer et la côte : Où pouvaient être Caracciolo et sa frégate ? Comment ferait-il, avec le vent du sud, pour entrer dans la baie de Palerme ?

Nelson, qui avait passé sa vie sur l'Atlantique, était peu pratique des mers dans lesquelles il se trouvait et où il avait rarement navigué. Il est vrai qu'il avait à bord, comme nous l'avons vu, deux autres matelots siciliens. Mais comment, lui, Nelson, le premier homme de mer de son époque, recourrait – il à un simple matelot pour diriger un vaisseau de soixante et douze dans la passe de Palerme ?

Si l'on arrivait de jour, on ferait des signaux pour demander un pilote ; si l'on arrivait de nuit, on courrait des bordées jusqu'au lendemain matin.

Mais, alors, le roi, dans son ignorance des difficultés, demanderait :

– Puisque voilà Palerme, pourquoi n'y entrons nous pas ?

Et il faudrait répondre :

– Parce que je ne connais pas assez l'entrée du port pour m'y engager.

Jamais Nelson ne consentirait à faire un pareil aveu.

D'ailleurs, dans ce pays si mal organisé, où la vie de l'homme est la moins chère des marchandises, y avait-il même un office de pilotage ?

On le saurait bientôt, au reste ; car on commençait à découvrir le mont Pellegrino, qui s'élève et s'allonge à l'occident de Palerme, et, vers les cinq heures du soir, c'est-à-dire au jour tombant, on serait en vue de la capitale de la Sicile.

Le roi était descendu vers deux heures, et, comme son macaroni avait été fait d'après ses instructions, il avait parfaitement dîné. La reine était restée sur son lit, sous prétexte de malaise ; les jeunes princesses et le prince Léopold s'étaient mis à table avec leur père.

Vers trois heures et demie, au moment où l'on allait doubler le cap, le roi, suivi de Jupiter, qui avait assez bien supporté la traversée, et du jeune prince Léopold, vinrent rejoindre Nelson sur la dunette. L'amiral était soucieux, car il interrogeait vainement la mer, et nulle part on n'apercevait la Minerve.

C'eût été un grand triomphe pour lui d'arriver avant l'amiral napolitain ; mais, au contraire, selon toute probabilité, c'était l'amiral napolitain qui était arrivé avant lui.

Vers quatre heures, on doubla le cap. Le vent soufflait avec force du sud-sud-est. On ne pouvait entrer dans le port qu'en courant des bordées, et, en courant des bordées, on pouvait s'échouer sur quelques bas-fonds ou toucher sur quelque rocher.

Aussitôt que le port fut en vue, Nelson fit donc des signaux pour qu'on lui envoyât un pilote.

à l'aide d'une excellente longue-vue, Nelson pouvait distinguer tous les bâtiments en rade, et n'eut point de peine à reconnaître, en avant de tous et comme un soldat au port d'arme attendant son chef, la Minerve avec tous ses agrès intacts et se balançant sur ses ancres.

Il se mordit les lèvres avec dépit : ce qu'il craignait était arrivé.

La nuit venait rapidement. Nelson multipliait ses signaux, et, impatient de ne voir venir aucune barque, tira un coup de canon, après avoir eu la précaution de faire prévenir la reine que ce coup de canon avait pour but de faire venir un pilote.

L'obscurité était déjà assez épaisse pour que le fond du golfe disparût, et que l'on ne vît plus que les nombreuses lumières de Palerme qui trouaient, pour ainsi dire, les ténèbres. Nelson allait ordonner de tirer un second coup de canon, lorsque Henry, qui explorait la mer avec une excellente lunette de nuit, annonça qu'une barque se dirigeait sur le Van-Guard.

Nelson prit la lunette des mains de Henry et vit effectivement venir, avec sa toile triangulaire, une barque montée par quatre matelots et par un homme couvert du grossier caban des matelots siciliens.

– Holà ! de la barque ! cria le matelot en vigie, que voulez-vous ?

– Pilote, répondit simplement l'homme au caban.

– Jetez un cordage à cet homme et amarrez sa barque au bâtiment, dit Nelson.

Le vaisseau se présentait par bâbord. Il amena sa voile. Les quatre matelots prirent leurs rames et accostèrent le Van-Guard.

On jeta une corde au pilote, qui la saisit, et, s'aidant, en marin exercé, des anfractuosités du bâtiment, entra par un des sabords dans la batterie haute et apparut bientôt sur le pont.

Il se dirigea droit au poste du commandement, où l'attendaient Nelson, le capitaine Henry, le roi et le prince royal.

– Vous vous êtes bien fait attendre, lui dit Henry en italien.

– Je suis venu au premier coup de canon, capitaine.

– Vous n'aviez donc pas vu les signaux ?

Le pilote ne répondit point.

– Voyons, dit Nelson, ne perdons pas de temps ; demandez-lui en italien, Henry, s'il est pratique du port et s'il répond de conduire sans accident un vaisseau de haut bord à son ancrage.

– Je parle votre langue, milord, répondit le pilote en excellent anglais. Je suis pratique du port et je réponds de tout.

– C'est bien, dit Nelson. Commandez la manœuvre : vous êtes le maître ici. Seulement, n'oubliez pas que vous manœuvrez un bâtiment monté par vos souverains.

– Je sais que j'ai cet honneur, milord.

Puis, sans prendre le porte-voix que lui tendait Henry, d'une voix sonore qui retentit d'un bout à l'autre du vaisseau, il commanda la manœuvre en aussi bon anglais et avec des termes aussi techniques que s'il eût servi dans la marine du roi George.

Comme un cheval qui se sent monté par un écuyer habile et qui comprend que toute l'opposition qu'il pourrait faire à sa volonté serait inutile, le Van-Guard s'inclina sous le commandement du pilote, et obéit non-seulement sans résistance, mais avec une espèce d'empressement qui n'échappa point au roi.

Ferdinand s'approcha du pilote, dont Nelson et Henry, mus du même sentiment d'orgueil national, s'étaient éloignés.

– Mon ami, lui demanda le roi, est-ce que tu crois que je pourrai descendre ce soir ?

– Rien n'empêchera Votre Majesté : avant une heure, nous serons au mouillage.

– Quel est le meilleur hôtel de Palerme ?

– Le roi, je suppose, ne descendra point dans un hôtel lorsqu'il a le palais du roi Roger.

– Où personne ne m'attend, où je ne trouverai pas à manger, où les intendants, qui ne se doutent pas de mon arrivée, auront volé jusqu'aux draps de mon lit !

– Votre Majesté, au contraire, trouvera toutes choses en ordre... L'amiral Caracciolo, arrivé à Palerme ce matin, à huit heures, a, je le sais, veillé à tout.

– Et comment le sais-tu ?

– C'est moi qui suis le pilote de l'amiral, et je puis répondre à Votre Majesté que, mouillé à huit heures, il était à neuf heures au palais.

– Alors, je n'aurai à m'occuper que d'une voiture ?

– Comme l'amiral avait prévu que Votre Majesté arriverait dans la soirée, depuis cinq heures du soir trois carrosses stationnent à la Marine.

– En vérité, dit le roi, l'amiral Caracciolo est un homme précieux, et, si jamais je fais un voyage par terre, je le prendrai pour mon maréchal des logis.

– Ce serait un grand honneur pour lui, sire, moins pour le poste en lui-même que pour la confiance qu'il indiquerait.

– Et avait-il subi de grandes avaries pendant la tempête, l'amiral ?

– Aucune.

– Décidément, murmura le roi en se grattant l'oreille, j'eusse bien fait de tenir la parole que je lui avais donnée.

Le pilote tressaillit.

– Quoi ? demanda le roi.

– Rien, sire, si ce n'est que l'amiral serait bien heureux, je crois, s'il entendait sortir de la bouche de Votre Majesté les paroles que je viens d'entendre.

– Ah ! je ne m'en cache pas.

Puis, se tournant vers Nelson :

– Savez-vous, milord, lui dit-il, que l'amiral est arrivé ce matin, à huit heures, sans la plus petite avarie. Il faut qu'il soit sorcier, puisque le Van-Guard, quoique commandé par vous, c'est-à-dire par le premier marin du monde, a perdu ses perroquets, sa voile de grand foc et – comment dites-vous cela ? – sa cira... sa civadière.

– Dois-je traduire à milord ce que Sa Majesté vient de dire ? demanda Henry.

– Pourquoi pas ? répliqua le roi.

– Littéralement.

– Littéralement, si cela vous fait plaisir.

Henry traduisit les paroles du roi à Nelson.

– Sire, répondit froidement Nelson, Votre Majesté était libre de choisir entre le Van-Guard et la Minerve ; elle a choisi le Van-Guard, et tout ce que peuvent faire le bois, le fer et la toile réunis, le Van-Guard l'a fait.

– C'est égal, dit le roi, qui prenait plaisir à se venger de Nelson à l'endroit de la pression que, par son intermédiaire, l'Angleterre opérait sur lui, et qui avait sur le cœur sa flotte brûlée, si j'étais venu par la Minerve, je serais arrivé depuis le matin, et j'aurais passé une bonne journée à terre. Mais cela ne fait rien ; je ne vous en suis pas moins reconnaissant, milord : vous avez fait de votre mieux.

Et il ajouta avec sa feinte bonhomie :

– Qui fait ce qu'il peut, fait ce qu'il doit.

Nelson se mordit les lèvres, frappa du pied, et, laissant le capitaine Henry sur le pont, rentra dans sa cabine.

En ce moment, le pilote criait :

– Chacun à son poste, pour le mouillage !

Le mouillage, comme l'appareillage, est un des moments solennels d'un grand bâtiment de guerre. Aussi, dès que l'ordre de se rendre à son poste, pour le mouillage, fut donné, le silence le plus profond régna-t-il à bord.

En général, ce silence observé par les passagers eux-mêmes a quelque chose de prestigieux : huit cents hommes, attentifs et muets, attendent un mot.

L'officier de manœuvre, le porte-voix à la main, répéta et le maître d'équipage traduisit au sifflet l'ordre donné par le pilote.

Aussitôt, les matelots, rangés sur les cordages, commencèrent à hâler d'ensemble. Les vergues pivotèrent comme par magie, et le Van-Guard, frémissant, passa entre les navires déjà ancrés sans en heurter aucun, et, malgré le peu d'espace qu'il avait pour évoluer, il arriva fièrement au lieu destiné pour son mouillage.

Pendant cette manœuvre, la plupart des voiles avaient été carguées et pendaient en festons sous les vergues. Celles qui étaient encore ouvertes ne servaient qu'à amortir la trop grande vitesse du bâtiment. Le pilote avait placé au gouvernail le matelot sicilien qui avait déjà donné à lord Nelson des renseignements sur les courants et les contre-courants du détroit.

– Mouillez ! cria le pilote.

Le porte-voix de l'officier de manœuvre et le sifflet du contre-maître répétèrent le commandement.

Aussitôt, l'ancre se détacha des flancs du vaisseau et tomba avec fracas à la mer : la chaîne massive la suivit en serpentant et faisant jaillir des étincelles des écubiers.

Le vaisseau gronda et frémit, ébranlé jusqu'au plus profond de ses entrailles ; il craqua dans toute sa membrure, et, au milieu de la mer bouillonnant à son avant, une dernière secousse se fît sentir, et l'ancre mordit le fond.

L'œuvre du pilote était accomplie : il n'avait plus rien à faire. Il s'approcha respectueusement de Henry et le salua.

Henry lui présenta vingt guinées qu'il était chargé, par lord Nelson, de lui remettre.

Mais le pilote secoua la tête en souriant, et, repoussant la main de Henry :

– Je suis payé par mon gouvernement, dit-il, et, d'ailleurs, je ne reçois d'argent qu'à l'effigie du roi Ferdinand ou du roi Charles.

Le roi ne l'avait point un instant perdu des yeux, et, au moment où il passait près de lui en s'inclinant, il le saisit par la main.

– Dis donc, l'ami, lui demanda-t-il, peux-tu me rendre un petit service ?

– Que le roi ordonne, et, s'il est au pouvoir d'un homme d'exécuter son ordre, son ordre sera exécuté.

– Peux-tu me conduire à terre ?

– Rien de plus facile, sire... Mais cette pauvre barque, bonne pour un pilote, est-elle digne d'un roi ?

– Je te demande si tu peux me conduire à terre ?

– Oui, sire.

– Eh bien, conduis-moi.

Le pilote s'inclina, et, revenant à Henry :

– Capitaine, dit-il, le roi veut aller à terre ; ayez la bonté de faire descendre l'escalier d'honneur.

Le capitaine Henry demeura un instant stupéfait de ce désir du roi.

– Eh bien ? demanda le roi.

– Sire, répondit Henry, je dois transmettre le désir de Votre Majesté à lord Nelson : nul ne peut quitter le vaisseau de Sa Majesté Britannique sans l'ordre de l'amiral.

– Pas même moi ? dit le roi. Ainsi, je suis prisonnier sur le Van-Guard ?

– Le roi n'est prisonnier nulle part ; mais plus le voyageur est illustre, plus son hôte se croirait en disgrâce si le voyageur partait sans prendre congé de lui.

Et, saluant le roi, Henry se dirigea vers le cabinet.

– Anglais maudits ! murmura le roi entre ses dents, je ne sais à quoi tient que je ne me fasse jacobin pour n'avoir désormais plus d'ordres à recevoir de vous !

Ce désir du roi n'avait pas moins étonné Nelson que Henry. Aussi l'amiral monta-t-il rapidement sur la dunette.

– Est-il vrai, demanda-t-il s'adressant au roi, au mépris de l'étiquette qui ne veut pas que l'on interroge les souverains, est-il vrai que le roi veuille quitter le Van-Guard à l'instant ?

– Rien de plus vrai, mon cher lord, dit le roi. Je suis à merveille sur le Van-Guard ; mais je serai encore mieux à terre. Décidément, je n'étais pas né pour être marin.

– Votre Majesté ne reviendra point sur cette résolution ?

– Non, je vous le proteste, mon cher amiral.

– Le grand canot à la mer ! cria Nelson.

– Inutile, dit le roi. Que Votre Seigneurie ne dérange pas ces braves gens, qui sont fatigués.

– Mais je ne puis croire à ce que m'a dit le capitaine Henry.

– Que vous a dit le capitaine Henry, milord ?

– Que le roi voulait descendre à terre dans la barque de ce marin.

– C'est la vérité. Il me parait à la fois un habile homme et un fidèle sujet. Je crois donc pouvoir me fier à lui.

– Mais, sire, je ne puis permettre qu'un autre patron que moi, qu'un autre canot que celui du Van-Guard, et que d'autres matelots que ceux de Sa Majesté Britannique vous déposent à terre.

– Alors, fit le roi, comme je le disais au capitaine Henry tout à l'heure, je suis prisonnier.

– Plutôt que de laisser le roi un instant dans cette croyance, je m'inclinerai à l'instant même devant son désir.

– à la bonne heure ; c'est le moyen de nous quitter bons amis, milord.

– Mais la reine ? insista Nelson.

– Oh ! la reine est fatiguée ; la reine est souffrante : ce serait un grand embarras pour elle et les jeunes princesses de quitter ce soir le Van-Guard. La reine débarquera demain. Je vous la recommande, milord, avec tout le reste de ma cour.

– Irai-je avec vous, mon père ? demanda le jeune prince Léopold.

– Non ; non, répondit le roi. Que dirait la reine si je lui prenais son favori !

Nelson s'inclina.

– Descendez l'escalier de tribord, dit-il.

L'escalier fut descendu : le pilote s'affala à un cordage, et fut, en quelques secondes, dans la barque, qu'il amena au pied de l'échelle.

– Milord Nelson, dit le roi, au moment de quitter votre bâtiment, laissez-moi vous dire que je n'oublierai jamais les attentions dont nous avons été comblés à bord du Van-Guard, et, demain, vos matelots recevront une preuve de ma satisfaction.

Nelson s'inclina une seconde fois, mais cette fois sans répondre. Le roi descendit l'escalier et s'assit dans la barque avec un soupir d'allégement qui fut entendu de l'amiral resté sur la première marche.

– Pousse ! dit le pilote au matelot qui tenait la gaffe.

La barque se détacha de l'escalier et s'en éloigna.

– Nagez, mes garçons, et vivement ! dit le pilote.

Les quatre avirons tombèrent en cadence dans la mer, et, sous leur vigoureuse impulsion, la barque s'avança vers la Marine, c'est-à-dire vers l'endroit du port où attendaient les voitures du roi, en face de la rue de Tolède.

Le pilote sauta le premier à terre, tira la barque et l'assujettit contre la jetée.

Mais, avant qu'il eût tendu la main au roi, le roi avait pris son élan et avait sauté sur le quai.

– Ah ! dit-il avec une joyeuse exclamation, me voilà donc sur la terre ferme. Que le diable emporte maintenant le roi George, l'amirauté, lord Nelson, le Van-Guard et toute la flotte de Sa Majesté Britannique ! Tiens, mon ami, voilà pour toi.

Et il tendit sa bourse au pilote.

– Merci, sire, répondit celui-ci en faisant un pas en arrière, mais Votre Majesté a entendu ce que j'ai répondu au capitaine Henry. Je suis payé par mon gouvernement.

– Et tu as même ajouté que tu ne recevais d'argent qu'à l'effigie du roi Ferdinand et du roi Charles : prends donc.

– Sire, êtes-vous sûr que celui que vous me donnez ne soit pas à l'effigie du roi George ?

– Tu es un hardi coquin de vouloir donner une leçon à ton roi. En tout cas, apprends une chose, c'est que, si j'ai reçu de l'argent de l'Angleterre, elle m'en fait payer cher les intérêts. L'argent est pour tes hommes, et cette montre sera pour toi. Si jamais je redeviens roi et que tu aies quelque grâce à me demander, tu viendras à moi, tu me présenteras cette montre, et la grâce te sera accordée.

– Demain, sire, dit le pilote en prenant la montre et en jetant la bourse à ses matelots, je serai au palais, et j'espère que Votre Majesté ne me refusera pas la grâce que j'aurai l'honneur de lui demander.

– Eh bien, dit le roi, celui-là n'aura point perdu de temps.

Et, sautant dans celle des trois voitures qui était la plus rapprochée de lui :

– Au palais royal ! dit-il.

La voiture partit au galop.

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