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Chapitre CXIX
Le vautour et le chacal

En revenant de Salerne et en rentrant dans le cabinet du général Championnet, auquel il apportait la nouvelle du débarquement du cardinal Ruffo en Calabre, Salvato y trouva deux personnages qui lui étaient complétement inconnus et au milieu desquels il crut reconnaître, à son sourcil froncé et à sa lèvre dédaigneusement abaissée, que le général en chef se trouvait assez mal à l'aise.

L'un portait le costume des grands fonctionnaires civils, c'est-à-dire l'habit bleu sans épaulettes et sans broderies, la ceinture tricolore, la culotte blanche, les bottes à retroussis et le sabre ; l'autre, le costume d'adjudant-major.

Le premier était le citoyen Faypoult, chef d'une commission civile envoyée à Naples pour toucher les contributions et s'emparer de ce que les Romains appelaient les dépouilles opimes.

Le second était le citoyen Victor Mejean, que le Directoire venait de nommer à la place de Thiébaut, fait adjudant général par Championnet devant la porte Capuana, au mépris de la présentation que le général avait faite pour occuper ce poste de son aide de camp Villeneuve, occupé à cette heure à protéger les patriotes de Potenza et particulièrement Niccola et Basilio Addone, les deux principaux auteurs de la dernière catastrophe.

Le citoyen Faypoult était un homme de quarante-cinq ans, grand, mince, courbé en avant, comme sont d'habitude les hommes de bureau et de chiffres ; il avait le nez d'un oiseau de proie, les lèvres minces, la tête étroite au front, renflée à la partie postérieure, le menton saillant, les cheveux courts, les doigts plats à leur extrémité.

Le citoyen Mejean était un homme de trente-deux ans, au front plissé par des rides verticales qui, partant de la naissance du nez, indiquent l'homme soucieux et facile à se laisser aller aux mauvaises pensées ; son œil, qui, dans certains moments, s'éclairait d'une lueur d'envie, de haine ou de colère, s'éteignait habituellement par un effort de sa volonté. Il avait une certaine gaucherie sous son uniforme, et cela s'expliquait quand on savait qu'il avait trouvé, un beau matin, ses épaulettes d'adjudant-major sous l'oreiller d'une des nombreuses maîtresses de Barras, forcé lui-même de le renvoyer de ses bureaux pour certaine irrégularité dans ses comptes et de le faire passer dans l'armée, non point comme un brave et loyal serviteur auquel on donne un noble avancement, mais comme un employé infidèle que l'on punit par l'exil.

En entendant ouvrir la porte de son cabinet par une main connue, pour ainsi dire, Championnet se retourna, et, en apercevant la figure à la fois franche et sévère de Salvato, sa physionomie passa de l'expression du dédain à celle de la raillerie.

– Mon cher Salvato, lui dit-il, j'ai l'honneur de vous présenter M. le colonel Mejean, qui remplace notre brave Thiébaut, passé adjudant général, comme vous le savez, sur le champ de bataille, j'avais demandé ce poste pour notre cher Villeneuve, qui n'en a pas été jugé digne par MM. les directeurs. Ils avaient des services particuliers à récompenser dans monsieur, et l'ont préféré. Nous trouverons pour Villeneuve autre chose de mieux. Voici votre brevet, citoyen Mejean. Je ne puis ni ne veux m'opposer aux décisions du Directoire lorsqu'elles ne compromettent point l'intérêt de l'armée que je commande et celui de la France. Remarquez bien que je ne dis pas : et celui du gouvernement, je dis : et celui de la France, que je sers. Car je sers la France avant tout. Les gouvernements passent, – et, Dieu merci, depuis dix ans, j'en ai vu passer pas mal, sans compter ceux que probablement je verrai passer encore, – mais la France reste. Allez, monsieur, allez prendre votre poste.

Le colonel Mejean fronça le sourcil, selon son habitude, pâlit légèrement, et, sans répondre une seule parole, salua et sortit.

Le général attendit que la porte se refermât derrière celui qui sortait, fit à Salvato un signe perceptible pour lui seul, et, se retournant vers l'autre envoyé du Directoire :

– Maintenant, mon cher Salvato, continua-t-il, je vous présente M. Jean-Baptiste Faypoult, chef de commission civile. Il a eu le dévouement d'accepter une lourde et incommode mission, surtout dans ce pays-ci : il est chargé de lever les contributions, et, en outre, de veiller à ce que je ne me fasse ni César ni Cromwell. Je ne crois point, d'après les aperçus donnés par monsieur, que nous restions longtemps d'accord. Si nous nous brouillons tout à fait, – et nous avons déjà commencé de nous brouiller un peu, – il faudra que l'un de nous deux quitte Naples. (Salvato fit un mouvement.) Et tranquillisez-vous, mon cher Salvato, celui qui quittera Naples, à moins, bien entendu, d'ordres supérieurs, ce ne sera pas moi. En attendant, ajouta Championnet en s'adressant à Faypoult, ayez la bonté de me laisser les instructions de MM. les directeurs. Je les étudierai à tête reposée. Je vous aiderai dans l'exécution de celles que je croirai justes ; mais, je vous en préviens, je m'opposerai de tout mon pouvoir à l'exécution de celles que je croirai injustes. Et, maintenant, citoyen, ajouta Championnet allongeant la main pour recevoir les instructions du chef de la commission civile, croyez-vous que ce soit trop de vous demander quarante-huit heures pour étudier vos instructions ?

– Ce n'est pas à moi, répondit le citoyen Jean-Baptiste Faypoult, à limiter au général Championnet le temps qu'il doit mettre à cette étude ; mais je me permettrai de lui dire que le Directoire est pressé, et que le plus tôt qu'il me permettra de remplir les intentions de mon gouvernement sera le mieux.

– C'est convenu. Il n'y a pas péril en la demeure, et quarante-huit heures de retard ne compromettront pas le salut de l'état ; je l'espère, du moins.

– Ainsi donc, général ?...

– Ainsi donc, après-demain, à la même heure, citoyen commissaire. Je vous attendrai, si vous le voulez bien.

Faypoult salua et sortit, non pas humble et muet comme Mejean, mais bruyant et gros de menaces, comme Tartufe signifiant à Orgon que sa maison lui appartient.

Championnet se contenta de hausser les épaules.

Puis, à son jeune ami :

– Ma foi, Salvato, lui dit-il, vous ne m'avez quitté qu'un moment, et, à votre retour, vous me retrouvez entre deux méchants animaux, entre un vautour et un chacal. Pouah !

– Vous savez, mon cher général, dit en riant Salvato, que vous n'avez qu'un mot à dire pour que je mette la main sur l'un et le pied sur l'autre.

– Vous allez rester avec moi, n'est-ce pas, mon cher Salvato, afin que nous visitions ensemble les écuries d'Augias ? Je crois bien que nous ne les nettoierons pas ; mais enfin nous empêcherons peut-être qu'elles ne débordent chez nous.

– Volontiers, répondit Salvato, et vous savez que je suis tout à vos ordres. Mais j'ai deux nouvelles de la plus haute importance à vous annoncer.

– Ce serait qu'il vous arrive un grand bonheur, mon cher Salvato, que cela me réjouirait, mais ne m'étonnerait pas. Vous avez le visage rayonnant.

Salvato tendit en souriant la main à Championnet.

– Oui, en effet, dit-il, je suis un homme heureux ; mais les nouvelles que j'ai à vous annoncer sont des nouvelles politiques, dans lesquelles mon bonheur ou mon malheur n'est pour rien. Son éminence le cardinal Ruffo a traversé le détroit et est débarqué à Catona. Il paraît, en outre, que le duc de Calabre, de son côté, a contourné la botte, et, tandis que Son éminence débarquait au cou-de-pied, il débarquait, lui, au talon, c'est-à-dire à Brindisi.

– Diable ! fit Championnet, voilà, comme vous le dites, de graves nouvelles, mon cher Salvato. Les croyez-vous fondées ?

– Je suis sûr de la première, la tenant de l'amiral Caracciolo, qui, ce matin, a débarqué à Salerne, venant de Catona, où il a vu le cardinal Ruffo, au milieu de trois ou quatre cents hommes, la bannière royale déployée au balcon de la maison qu'il habitait et prêt à partir pour Palmi et pour Mileto, où il a donné rendez-vous à ses recrues. Quant à la seconde, je la tiens de lui aussi ; seulement, il ne me l'a pas affirmée, il en doute lui-même, ne croyant pas le duc de Calabre capable d'un tel acte de vigueur. Dans tous les cas, ce qu'il y a de certain, c'est que, quelle que soit la bouche qui souffle l'incendie, la Calabre ultérieure et toute la Terre d'Otrante sont en feu.

En ce moment, le planton entra et annonça le ministre de la guerre.

– Faites entrer, dit vivement Championnet.

à l'instant même, Gabriel Manthonnet fut introduit.

L'illustre patriote avait eu, quelques jours auparavant, avec le général en chef, à propos des dix millions stipulés dans la trêve de Sparanisi, et qui n'étaient point encore payés, un démêlé assez grave ; mais, en face des nouvelles importantes que le ministre de la guerre venait de recevoir, de son côté, tout ressentiment avait disparu, et il accourait à Championnet comme à un supérieur militaire, comme à un maître en politique, venant lui demander des avis, au besoin même des ordres.

– Venez vite, lui dit Championnet en lui tendant la main avec sa loyauté et sa franchise ordinaires : vous êtes le bienvenu, j'allais vous envoyer chercher.

– Vous savez ce qui se passe ?

– Oui ; car je pense que vous voulez parler du double débarquement, en Calabre et dans la Terre d'Otrante, du cardinal Ruffo et du duc de Calabre ?

– C'est justement cette nouvelle qui m'amène chez vous, mon cher général. L'amiral Caracciolo, de qui je la tiens, arrive de Salerne et m'a raconté y avoir trouvé le citoyen Salvato et lui avoir tout dit.

Salvato s'inclina.

– Et le citoyen Salvato, dit Championnet, m'a déjà tout répété. Maintenant, voyons, il s'agit d'expédier vivement des hommes, et des hommes sûrs, à la rencontre de l'insurrection, afin de l'enfermer dans la Calabre ultérieure et la Terre d'Otrante. Si nous pouvons la laisser bouillir dans sa propre marmite, peu nous importe le bouillon qu'elle y fera. Mais il faut tâcher que, d'un côté, elle ne dépasse point Catanzaro, et, de l'autre, Altamura. Je vais donner l'ordre à Duhesme et à six mille Français de partir pour la Pouille. Voulez-vous lui adjoindre un de vos généraux et un corps napolitain ?

– Ettore Caraffa, si vous le voulez, général, avec mille hommes. Seulement, je vous préviens qu'Ettore Caraffa voudra marcher à l'avant-garde.

– Tant mieux ! il aimera mieux avoir à soutenir nos Napolitains, répondit Championnet avec un sourire, que d'être soutenu par eux. Voilà pour la Pouille.

– N'avez-vous pas une colonne dans la Basilicate ?

– Oui ; Villeneuve est avec six cents hommes à Potenza. Mais je vous avoue franchement que je me soucie peu de faire battre mes Français contre un cardinal. En supposant une victoire, elle sera sans gloire ; en supposant une défaite, elle sera honteuse. Envoyez là des Napolitains, des Calabrais, si vous pouvez ; outre le courage, ils ont la haine.

– J'ai votre homme, général, ou plutôt notre homme : c'est Schipani.

– J'ai causé avec lui deux fois. Il m'a paru plein de courage et de patriotisme, mais bien inexpérimenté.

– C'est vrai, mais, en temps de révolution, les généraux s'improvisent. Vos Hoche, vos Marceau, vos Kléber sont des généraux improvisés et n'en sont point de plus mauvais généraux pour cela. Nous mettrons sous les ordres de Schipani douze cents Napolitains et nous le chargerons de recueillir et d'organiser tous les patriotes qui fuient ou qui doivent fuir devant le cardinal et ses bandits... Le premier corps, ajouta Manthonnet, c'est-à-dire Duhesme avec ses Français, Caraffa avec ses Napolitains, après avoir soumis la Pouille, pénétrera dans la Calabre, tandis que Schipani, avec ses Calabrais, se bornera à maintenir Ruffo et ses sanfédistes. Le but de Caraffa sera de vaincre ; le but de Schipani, de résister. Seulement, général, vous recommanderez à Duhesme de vaincre bien vite, et nous nous en rapportons à lui pour cela, attendu qu'il nous faut le plus vite possible reconquérir notre mère nourrice, la Pouille, que les bourboniens par terre et les Anglais par mer empêchent de nous envoyer ses blés et sa farine. Quand pourrez-vous nous donner Duhesme et ses six mille hommes, général ?

– Demain, ce soir, aujourd'hui !... Comme vous le dites, le plus tôt sera le mieux. Quant aux Abruzzes, ne vous en inquiétez point ; elles sont contenues par les postes français de la ligne d'opérations entre la Romagne et Naples et par les forts de Civitella et de Pescara.

– Alors, tout va bien. Quant au général Duhesme ?

– Salvato, dit Championnet, vous préviendrez Duhesme, de ma part, qu'il ait à s'entendre immédiatement avec le comte de Ruvo et qu'il se tienne prêt à partir ce soir. Vous ajouterez que j'espère qu'il ne partira point sans me faire voir son plan et prendre non pas mes ordres, mais mes avis.

– Eh bien, de mon côté, dit Manthonnet, je vais lui envoyer Hector.

– à propos, reprit Championnet, un mot !

– Dites, général.

– êtes-vous d'avis que l'on tienne ces nouvelles secrètes, ou que l'on dise tout au peuple ?

– Je suis d'avis que l'on dise tout au peuple. Le gouvernement que nous venons de renverser était celui de la ruse et du mensonge, il faut que le nôtre soit celui de la droiture et de la vérité.

– Faites, mon ami, dit Championnet. Peut-être ce que vous faites est-il d'un mauvais politique, mais c'est d'un bon, brave et honnête citoyen.

Et, tendant une main à Salvato, l'autre à Manthonnet, il les suivit des yeux jusqu'à ce que la porte fût fermée derrière eux, et, laissant sa figure prendre l'expression du dégoût, il s'allongea dans un fauteuil, ouvrit les instructions de Faypoult et, en haussant les épaules, il commença de les lire avec une attention remarquable.

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