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Chapitre CXXI
L'accusé

Le général et son aide de camp suivirent la rue de Toledo jusqu'au musée Bourbonien, descendirent la strada dei Studi, traversèrent le largo delle Pigne, suivirent la strada Foria, et gagnèrent Poggiareale.

Là, une voiture attendait Championnet, ayant pour toute escorte son valet de chambre Scipion, assis sur le siège.

– Allons, mon cher Salvato, dit le général, l'heure est venue de se quitter. Ma consolation est, en prenant la mauvaise route, de vous laisser au moins dans la bonne. Nous reverrons-nous jamais ? J'en doute. Dans tous les cas, vous qui avez été plus que mon ami, presque mon enfant, gardez ma mémoire.

– Oh ! toujours ! toujours ! murmura Salvato. Mais pourquoi ces pressentiments. Vous êtes rappelé, voilà tout.

Championnet tira un journal de sa poche et le donna à Salvato.

Salvato le déplia : c'était le Moniteur, il y lut les lignes suivantes :

« Attendu que le général Championnet a employé l'autorité et la force pour empêcher l'action du pouvoir conféré par nous au commissaire Faypoult et que, par conséquent, il s'est mis en rébellion ouverte contre le gouvernement, le citoyen Championnet, général de division, commandant l'armée de Naples, sera mis en arrestation, traduit devant un conseil de guerre et jugé pour son infraction aux lois. »

– Vous voyez, cher ami, reprit Championnet, que c'est plus sérieux que vous ne croyiez.

Salvato poussa un soupir, et, haussant les épaules :

– Général, je puis affirmer une chose, dit-il, c'est que, si vous êtes condamné, il y aura au monde une ville qui effacera Athènes, en ingratitude : cette ville sera Paris.

– Hélas ! dit Championnet, je m'en consolerais si j'étais Thémistocle.

Et, serrant à son tour Salvato contre son cœur, il s'élança dans la voiture.

– Et vous partez ainsi seul, sans escorte ? lui dit Salvato.

– Les accusés sont sous la garde de Dieu, répondit Championnet.

Les deux amis échangèrent un dernier signe d'adieu, et la voiture partit.

* * *

Le général Championnet a pris une trop large part aux événements que nous venons de raconter et a laissé une trop grande mémoire de lui à Naples pour que, l'accompagnant en France, nous ne le suivions pas jusqu'à la fin de sa glorieuse vie, qui, au reste, ne devait pas être longue.

En passant par Rome, une dernière ovation attendait le général Championnet ; le peuple romain, qu'il avait rendu libre, lui offrit un équipement complet, armes, uniforme, cheval, avec cette inscription :

Au général Championnet
les consuls de la république romaine.

Avant de quitter la ville éternelle, il reçut, en outre, du gouvernement napolitain la lettre suivante :

« Général,

» Rien ne vous peindra la douleur du gouvernement provisoire, lorsqu'il a appris la funeste nouvelle de votre départ. C'est vous qui avez fondé notre république ; c'est sur vous que reposaient nos plus douces espérances. Brave général, vous emportez nos regrets, notre amour, notre reconnaissance.

» Nous ignorons quelles seront les intentions de votre successeur à notre égard : nous espérons qu'il sera assez ami de la gloire et de son devoir pour affermir votre ouvrage ; mais, quelle que soit sa conduite, nous ne pourrons jamais oublier la vôtre, cette modération, cette douceur, ce caractère franc et loyal, cette âme grande et généreuse qui vous attiraient tous les cœurs. Ce langage n'est point celui de la flatterie : vous êtes parti, et nous n'avons plus à attendre de vous qu'un doux souvenir. »

Nous avons dit que la mémoire laissée par Championnet à Naples était grande. Son départ y fut considéré, en effet, comme une calamité publique, et, deux ans après son départ, l'historien Cuoco écrivait dans l'exil :

« ô Championnet ! maintenant, tu as cessé de vivre ; mais ton souvenir recevra dans ce livre l'hommage dû à ta fermeté et à ta justice. Que t'importe que le Directoire ait voulu t'opprimer ! Il n'était point en son pouvoir de t'avilir. Du jour de ta disgrâce, tu devins l'idole de notre nation. »

à Bologne, le général Lemoine remit à ce nouveau Scipion, qui semblait monter au Capitole pour rendre grâce aux dieux, plutôt que descendre au Forum pour y être accusé, une lettre de Barras, qui, s'isolant complétement de la décision prise par ses collègues contre Championnet, l'appelait son ami et prédisait à sa disgrâce une glorieuse fin et une éclatante réparation.

Aussi, la surprise de Championnet fut-elle grande lorsque, à Milan, il fut éveillé, à minuit, et que, de la part de Scherer, général en chef de l'armée d'Italie, on lui signifia un nouveau décret du Directoire lequel l'accusait de révolte contre le gouvernement, fait qui le rendait passible de six années de détention.

Le rédacteur du décret signifié à Championnet était le directeur Merlin, le même qui, après la chute du pouvoir auquel il appartenait, devait recommencer sa carrière dans les emplois subalternes de la magistrature, sous Bonaparte, et devenir procureur général sous Napoléon.

Inutile de dire que le général Scherer, qui signifiait à Championnet le décret de Merlin, était le même Scherer qui, sur le théâtre même des victoires du proscrit, devait être si cruellement battu par le général autrichien Kray et par le général russe Souvorov.

Mais, en même temps que Championnet était victime de cette triste et odieuse mesure, il éprouvait une grande consolation. Joubert, un des cœurs les plus dévoués à la Révolution, Joubert, une des gloires les plus pures de la République, Joubert donnait sa démission en apprenant la mise en accusation de son collègue.

Aussi, plein de confiance dans le tribunal devant lequel il allait paraître, Championnet écrivait-il, cette même nuit, à Scherer pour lui demander dans quelle forteresse il devait se constituer prisonnier, et à Barras pour que l'on hâtât son jugement.

Mais, si l'on avait été pressé d'éloigner Championnet de Naples, pour que les commissaires du Directoire pussent y exercer leurs déprédations, on n'était aucunement pressé de le juger, attendu que l'on savait parfaitement d'avance quelle serait la fin du procès.

Aussi Scherer se tira-t-il d'embarras en le faisant voyager, au lieu de le juger. Il l'envoya de Milan à Modène, de Modène le renvoya à Milan, et, de Milan, enfin, il le constitua prisonnier à Turin.

Il habitait la citadelle de cette dernière ville, lorsqu'un matin, aussi loin que pouvait s'étendre son regard, il vit toute la route qui conduisait d'Italie en France couverte de piétons, de chariots, de fourgons : c'était notre armée en déroute, notre armée battue bien plus par l'impéritie de Scherer que par le génie de Kray et le courage de Souvorov.

L'arrière-garde de notre armée victorieuse, qui devenait l'avant-garde de notre armée battue, était principalement formée de fournisseurs, de commissaires civils et d'autres agents financiers qui, chassés par les Autrichiens et les Russes, regagnaient, pareils à des oiseaux de rapine, la France à tire-d'aile, pour mettre leur butin à l'abri derrière ses frontières.

C'était la vengeance de Championnet. Par malheur, cette vengeance, c'était la honte de la France. Tous ces malheureux fuyaient parce que la France était vaincue. Puis, à ce sentiment moral, si douloureux déjà, se joignait le spectacle matériel, plus douloureux encore, de malheureux soldats qui, les pieds nus, les vêtements déchirés, escortaient leurs propres dépouilles.

Championnet revoyait fugitifs ces malheureux soldats qu'il avait conduits à la victoire ; il revoyait nus ceux qu'il avait habillés, mourants de faim ceux qu'il avait nourris, orphelins ceux dont il avait été le père...

C'étaient les vétérans de son armée de Sambre-et-Meuse !

Aussi, lorsqu'ils surent que celui qui avait été leur chef était là prisonnier, ils voulurent enfoncer les portes de sa prison et le remettre à leur tête pour marcher de nouveau contre l'ennemi. C'est que cette armée, armée toute révolutionnaire, était douée d'une intelligence que n'ont point les armées du despotisme, et que cette intelligence lui disait que, si l'ennemi était vainqueur, il devait cette victoire bien plus à l'impéritie de nos généraux qu'au courage et au mérite des siens.

Championnet refusa de commander comme chef, mais prit un fusil pour combattre comme volontaire.

Par bonheur, son défenseur l'en empêcha.

– Que pensera votre ami Joubert, lorsqu'il saura ce que vous aurez fait, lui dit-il, lui qui a donné sa démission, parce que l'on vous avait enlevé votre épée ! Si vous vous faites tuer sans jugement, on dira que vous vous êtes fait tuer, parce que vous étiez coupable.

Championnet se rendit à ce raisonnement.

Quelques jours après la retraite de l'armée française, sur le point d'abandonner Turin, on força le général Moreau, qui avait succédé à Scherer dans le commandement de l'armée d'Italie, d'envoyer Championnet à Grenoble.

C'était presque sa patrie.

Par un singulier jeu du hasard, il eut pour compagnons de voyage ce même général Mack, qui avait, à Caserte, voulu lui rendre une épée qu'il n'avait point voulu recevoir, et ce même Pie VI que la Révolution envoyait mourir à Valence.

C'était à Grenoble que Championnet devait être jugé.

« Vous traduisez Championnet à la barre d'un tribunal français, s'écria Marie-Joseph Chénier à la tribune des Cinq-Cents : c'est sans doute pour lui faire faire amende honorable d'avoir renversé le dernier trône de l'Italie ! »

Le premier qui fut appelé comme témoin devant le conseil de guerre fut son aide de camp Villeneuve.

Il s'avança d'un pas ferme en face du président, et, après avoir respectueusement salué l'accusé :

– Que n'appelez-vous aussi, dit-il, en même temps que moi tous les compagnons de ses victoires ? Leur témoignage serait unanime comme leur indignation. Entendez cet arrêt d'un historien célèbre : « Une puissance injuste peut maltraiter un honnête homme, mais ne peut le déshonorer. »

Pendant que le procès se jugeait, arriva la journée du 30 prairial, qui chassa du Directoire Treilhard, Revellière-Lepaux et Merlin, pour y introduire Gohier, Roger-Ducos et le général Moulin.

Cambacérès eut le portefeuille de la justice, François de Neufchâteau celui de l'intérieur, et Bernadotte celui de la guerre.

Aussitôt arrivé au pouvoir, Bernadotte donna l'ordre d'interrompre, comme honteux et antinational, le procès intenté à Championnet, son compagnon d'armes à l'armée de Sambre-et-Meuse, et lui écrivit la lettre suivante :

« Mon cher camarade,

» Le Directoire exécutif, par décret du 17 courant, vous nomme commandant en chef de l'armée des Alpes. Trente mille hommes attendent impatiemment l'occasion de reprendre l'offensive sous vos ordres.

» Il y a quinze jours, vous étiez dans les fers ; le 30 prairial vous a délivré. L'opinion publique accuse aujourd'hui vos oppresseurs ; ainsi, votre cause est devenue, pour ainsi dire, nationale : pouviez-vous désirer un sort plus heureux ?

» Assez d'autres trouvent dans la Révolution le prétexte de calomnier la République ; pour des hommes tels que vous, l'injustice est une raison d'aimer davantage la patrie. On a voulu vous punir d'avoir renversé des trônes ; vous vous vengerez sur les trônes qui menaceront la forme de notre gouvernement.

» Allez, monsieur, couvrez de nouveaux lauriers la trace de vos chaînes ; effacez, ou plutôt conservez cette honorable empreinte : il n'est point inutile à la liberté de remettre incessamment sous nos yeux les attentats du despotisme.

» Je vous embrasse comme je vous aime.

» BERNADOTTE. »

Championnet partit pour l'armée des Alpes ; mais la mauvaise fortune de la France avait eu le temps de prendre le dessus sur le bonheur du bâtard. Joubert, consacrant à sa jeune femme quinze jours précieux qu'il eût dû donner à son armée, perdit la bataille de Novi et se fit tuer.

Moins heureux que son ami, Championnet perdit celle de Fossano, et, ne pouvant se faire tuer comme Joubert, tomba malade et mourut, en disant :

– Heureux Joubert !

Ce fut à Antibes qu'il rendit le dernier soupir. Son corps fut déposé dans le fort Carré.

On trouva un peu moins de cent francs dans les tiroirs de son secrétaire, et ce fut son état-major qui fit les frais de ses funérailles.

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