La San Felice Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CXXVII
Le commencement de la fin

Tandis que ces graves événements s'accomplissaient dans la Terre de Bari, Naples était témoin d'événements non moins graves.

Comme avait dit Ferdinand dans le post-scriptum d'une de ses lettres, l'empereur d'Autriche s'était enfin décidé à se remuer.

Ce mouvement avait été fatal à l'armée française.

L'empereur avait attendu les Russes, et il avait bien fait.

Souvorov, encore tout chaud de ses victoires contre les Turcs, avait traversé l'Allemagne, et, débouchant par les montagnes du Tyrol, était entré à Vérone, avait pris le commandement des armées unies sous le nom d'armée austro-russe, et s'était emparé de Brescia.

Nos armées, en outre, avaient été battues à Rokack en Allemagne et à Magnano, en Italie.

Macdonald, comme nous l'avons dit, avait succédé à Championnet.

Mais celui qui succède ne remplace pas toujours. Avec de grandes vertus militaires, Macdonald manquait de ces formes douces et amicales qui avaient fait la popularité de Championnet à Naples.

On vint, un jour, lui annoncer qu'il y avait une révolte parmi les lazzaroni du Marché-Vieux.

Ces hommes, descendants de ceux qui s'étaient révoltés avec Masaniello, et qui, après s'être révoltés avec lui, après avoir pillé avec lui, après avoir assassiné avec lui, l'avaient fait ou tout au moins laissé assassiner, – qui, Masaniello mort, avaient traîné ses membres dans la fange et jeté sa tête dans un égout ; – les descendants de ces mêmes hommes qui, par une de ces réactions inconcevables et cependant fréquentes chez les Méridionaux, avaient ramassé ses membres épars, les avaient réunis sur une litière dorée et les enterrèrent avec des honneurs presque divins ; – les lazzaroni, toujours les mêmes en 1799 qu'en 1647, se réunirent, désarmèrent la garde nationale, prirent les fusils et s'avancèrent vers le port pour soulever les mariniers.

Macdonald, en cette circonstance, suivit les traditions de Championnet. Il envoya chercher Michele et lui promit le grade et la paye de chef de légion, avec un habit plus brillant encore que celui qu'il portait, s'il calmait la révolte.

Michele monta à cheval, se jeta au milieu des lazzaroni et parvint, grâce à son éloquence ordinaire, à leur faire rendre les armes et à les faire rentrer dans leurs maisons.

Les lazzaroni, abaissés, envoyèrent des députés pour demander pardon à Macdonald.

Macdonald tint sa promesse à l'endroit de Michele, le nomma chef de légion et lui donna un habit magnifique, avec lequel il s'alla montrer immédiatement au peuple.

Ce fut ce jour-là même que l'on apprit à Naples la perte de la bataille de Magnano, la retraite qui s'en était suivie, et la conséquence de cette retraite, c'est-à-dire la perte de la ligne du Mincio.

Macdonald recevait l'ordre de rejoindre en Lombardie l'armée française, en pleine retraite devant l'armée autro-russe. Par malheur, il n'était pas tout à fait libre d'obéir. Nous avons vu qu'avant son départ, Championnet avait expédié un corps français dans la Pouille et un corps napolitain dans la Calabre.

Nous savons le résultat de ces deux expéditions.

Broussier et Ettore Caraffa avaient été vainqueurs ; mais Schipani avait été vaincu.

Macdonald envoya aussitôt, aux corps français épars tout autour de Naples, l'ordre de se concentrer sur Caserte.

Au fur et à mesure que les républicains se retiraient, les sanfédistes avançaient, et Naples commençait à se trouver resserrée dans un cercle bourbonien. Fra-Diavolo était à Itri ; Mammone et ses deux frères étaient à Sora ; Pronio était dans les Abruzzes ; Sciarpa, dans le Cilento ; enfin Ruffo et de Cesare marchaient de front, occupant toute la Calabre, donnant, par la mer Ionienne, la main aux Russes et aux Turcs, et, par la mer Tyrrhénienne, la main aux Anglais.

Sur ces entrefaites, les députés envoyés à Paris pour obtenir la reconnaissance de la république parthénopéenne et faire avec le Directoire une alliance défensive et offensive, revinrent à Naples. Mais la situation de la France n'était point assez brillante pour défendre Naples, et celle de Naples assez forte pour offenser les ennemis de la France.

Le Directoire français faisait donc dire à la république napolitaine ce que se disent les uns aux autres, malgré les traités qui les lient, deux états dans les situations extrêmes : Chacun pour soi. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de lui céder le citoyen Abrial, homme expert en pareille matière, pour donner une organisation meilleure à la République.

Au moment où Macdonald s'apprêtait à obéir secrètement à l'ordre de retraite qu'il avait reçu, et où il réunissait ses soldats à Caserte, sous le prétexte qu'ils s'amollissaient aux délices de Naples, on apprit que cinq cents bourboniens et un corps anglais beaucoup plus considérable débarquaient près de Castellamare, sous la protection de la flotte anglaise. Cette troupe s'empara de la ville et du petit fort qui la protège. Comme on ne s'attendait pas à ce débarquement, une trentaine de Français seulement occupaient le fort. Ils capitulèrent, à la condition de se retirer avec les honneurs de la guerre. Quant à la ville, comme elle avait été enlevée par surprise, elle n'avait pu faire ses conditions et avait été mise à sac.

Lorsqu'ils surent ce qui arrivait à Castellamare, les paysans de Lettere, de Groguana, les montagnards des montagnes voisines, espèce de pâtres dans le genre des anciens Samnites, descendirent dans la ville et se mirent à la piller de leur côté.

Tout ce qui était patriote, ou tout ce qui était dénoncé comme tel, fut mis à sac ; enfin, le sang donnant la soif du sang, la garnison elle-même fut égorgée au mépris de la capitulation.

Ces événements se passaient la veille du jour où Macdonald devait quitter Naples avec l'armée française ; mais ils changèrent ses dispositions. Le hardi capitaine ne voulut point avoir l'air de quitter Naples sous la pression de la peur. Il se mit à la tête de l'armée et marcha droit sur Castellamare. Ce fut inutilement que les Anglais tentèrent d'inquiéter la marche de la colonne française par le feu de leurs vaisseaux ; sous le feu de ces mêmes vaisseaux, Macdonald reprit la ville et le fort, y remit garnison, non plus de Français, mais de patriotes napolitains, et, le soir même, de retour à Naples, il faisait don à la garde nationale de trois étendards, de dix-sept canons et de trois cents prisonniers.

Le lendemain, il annonça son départ pour le camp de Caserte, où il allait, disait-il, commander à ses troupes de grandes manœuvres d'exercice, promettant qu'il serait toujours prêt à revenir sur Naples pour la défendre, et priant qu'on lui fit tenir, tous les soirs, un rapport sur les événements de la journée.

Il laissait entendre qu'il était temps que la République jouît de toute sa liberté, se soutînt par ses propres forces et achevât une révolution commencée sous de si heureux auspices. Et, en effet, il ne restait plus aux Napolitains, guidés par les conseils d'Abrial, qu'à soumettre les insurgés et à organiser le gouvernement.

Le 6 mai au soir, tandis qu'il était occupé à écrire une lettre au commodore Troubridge, lettre dans laquelle il faisait appel à son humanité et l'adjurait de faire tous ses efforts pour éteindre la guerre civile au lieu de l'attiser, on lui annonça le brigadier Salvato.

Salvato, deux jours auparavant, avait fait, à la reprise de Castellamare, des prodiges de valeur sous les yeux du général en chef. Cinq des dix-sept canons avaient été pris par sa brigade ; un des trois drapeaux avait été pris par lui.

On connaît déjà le caractère de Macdonald pour être plus âpre et plus sévère que celui de Championnet ; mais, brave lui-même jusqu'à la témérité, il était un juste et digne appréciateur de la valeur chez les autres.

En voyant entrer Salvato, Macdonald lui tendit la main.

– Monsieur le chef de brigade, lui dit-il, je n'ai pas eu le temps de vous faire, sur le champ de bataille, ni après le combat, tous les compliments qui vous étaient dus ; mais j'ai fait mieux que cela : j'ai demandé pour vous au directoire le grade de général de brigade, et je compte, en attendant, vous confier le commandement de la division du général Mathieu Maurice, qu'une blessure grave met, pour le moment, en non-activité.

Salvato s'inclina.

– Hélas ! mon général, dit-il, je vais peut-être bien mal reconnaître vos bontés ; mais, dans le cas où, comme on le dit, vous seriez rappelé dans l'Italie centrale...

Macdonald regarda fixement le jeune homme.

– Qui dit cela, monsieur ? demanda-t-il.

– Mais le colonel Mejean, par exemple, que j'ai rencontré faisant des provisions pour le château Saint-Elme, et qui m'a dit, sans autrement me recommander le secret, d'ailleurs, que vous le laissiez au fort Saint-Elme avec cinq cents hommes.

– Il faut, répliqua Macdonald, que cet homme se sente singulièrement appuyé pour jouer avec de pareils secrets, surtout quand on lui a recommandé, sur sa tête, de ne les révéler à qui que ce soit.

– Pardon, mon général : j'ignorais cette circonstance ; sans quoi, je vous avoue que je ne vous eusse point nommé M. Mejean.

– C'est bien. Et vous aviez quelque chose à me dire dans le cas où je serais rappelé dans l'Italie centrale ?

– J'avais à vous dire, mon général, que je suis un enfant de ce malheureux pays que vous abandonnez ; que, privé de l'appui des Français, il va avoir besoin de toutes ses forces et surtout de tous ses dévouements. Pouvez-vous, en quittant Naples, mon général, me laisser un commandement quelconque, si infime qu'il soit, le commandement du château de l'œuf, le commandement du château del Carmine, comme vous laissez le commandement du château Saint-Elme au colonel Mejean ?

– Je laisse le commandement du château Saint-Elme au colonel Mejean par ordre exprès du Directoire. L'ordre porte le nombre d'hommes que je dois y laisser et le chef sous les ordres duquel je dois laisser ces hommes. Mais, n'ayant rien reçu de pareil relativement à vous, je ne puis prendre sur moi de priver l'armée d'un de ses meilleurs officiers.

– Mon général, répondit Salvato, de ce même ton ferme dont lui parlait Macdonald et auquel l'avait si peu habitué Championnet, qui le traitait comme son fils, – mon général, ce que vous me dites là me désespère ; car, convaincu que je suis de la nécessité de ma présence dans ce pays, et ne pouvant oublier que je suis Napolitain avant d'être Français, et que, par conséquent, je dois ma vie à Naples avant de la devoir à la France, je serais obligé, sur un refus formel de votre part de me laisser ici, je serais obligé de vous donner ma démission.

– Pardon, monsieur, répondit Macdonald, j'apprécie d'autant mieux votre position, que, de même que vous êtes Napolitain, je suis, moi, Irlandais, et que, quoique né en France de parents qui, depuis longtemps, y étaient fixés, si je me trouvais à Dublin dans les conditions où vous êtes à Naples, peut-être le souvenir de la patrie se réveillerait-il en moi et ferais-je la même demande que vous faites.

– Alors, mon général, dit Salvato, vous acceptez ma démission ?

– Non, monsieur ; mais je vous accorde un congé de trois mois.

– Oh ! mon général ! s'écria Salvato.

– Dans trois mois, tout sera fini pour Naples...

– Comment l'entendez-vous, mon général ?

– C'est bien simple, dit Macdonald avec un triste sourire : je veux dire que, dans trois mois, le roi Ferdinand sera remonté sur son trône, que les patriotes seront tués, pendus ou proscrits. Pendant ces trois mois-là, monsieur, consacrez-vous à la défense de votre pays. La France n'aura rien à voir à ce que vous ferez, ou, si elle y voit quelque chose, elle n'aura probablement qu'à y applaudir ; et, si dans trois mois, vous n'êtes ni tué ni pendu, revenez reprendre parmi nous, près de moi, s'il est possible, le rang que vous occupez dans l'armée.

– Mon général, dit Salvato, vous m'accordez plus que je n'osais espérer.

– Parce que vous êtes de ceux, monsieur, à qui l'on n'accordera jamais assez. Avez-vous un ami à me présenter pour tenir votre commandement en votre absence de la brigade ?

– Mon général, il me ferait grand plaisir, je vous l'avoue, d'être remplacé par mon ami de Villeneuve ; mais...

Salvato hésita.

– Mais ? reprit Macdonald.

– Mais Villeneuve était officier d'ordonnance du général Championnet, et peut-être cet emploi occupé par lui n'est-il pas aujourd'hui un titre de recommandation.

– Près du Directoire, c'est possible, monsieur ; mais près de moi il n'y a de titre de recommandation que le patriotisme et le courage. Et vous en êtes une preuve, monsieur ; car, si M. de Villeneuve était officier d'ordonnance du général Championnet, vous étiez, vous, son aide de camp, et c'est avec ce titre, s'il m'en souvient, que vous avez si vaillamment combattu à Civita-Castellana. écrivez vous-même à votre ami M. de Villeneuve, et dites-lui qu'à votre demande, je me suis empressé de lui confier le commandement intérimaire de votre brigade.

Et, de la main, il désigna au jeune homme le bureau où il écrivait lui-même lorsque Salvato était entré. Salvato s'y assit et écrivit, d'une main tremblante de joie, quelques lignes à Villeneuve.

Il avait signé, cacheté la lettre, mis l'adresse et allait se lever, lorsque Macdonald, lui posant la main sur l'épaule, le maintint à sa place.

– Maintenant, un dernier service, lui dit-il.

– Ordonnez, mon général.

– Vous êtes Napolitain, quoique, à vous entendre parler le français ou l'anglais, on vous prendrait ou pour un Français ou pour un Anglais. Vous devez donc parler au moins aussi correctement votre langue maternelle que vous parlez ces langues étrangères. Eh bien, faites-moi le plaisir de traduire en italien la proclamation que je vais vous dicter.

Salvato fit signe qu'il était prêt à obéir.

Macdonald se redressa de toute la hauteur de sa grande taille, appuya sa main au dossier du fauteuil du jeune officier et dicta :

« Naples, 6 mai 1799.

» Toute ville rebelle sera brûlée, et, sur ses ruines, on passera la charrue. »

Salvato regarda Macdonald.

– Continuez, monsieur, lui dit tranquillement celui-ci.

Salvato fit signe qu'il était prêt. Macdonald continua :

« Les cardinaux, les archevêques, les évêques, les abbés, en somme tous les ministres du culte, seront regardés comme fauteurs de la révolte des pays et villes où ils se trouveront, et punis de mort.

» La perte de la vie entraînera la confiscation des biens. »

– Vos lois sont dures, général, dit en souriant Salvato.

– En apparence, monsieur, répondit Macdonald ; car, en faisant cette proclamation, j'ai un tout autre but, qui vous échappe, jeune homme.

– Lequel ? demanda Salvato.

– La république parthénopéenne, si elle veut se soutenir, va être forcée à de grandes rigueurs, et peut-être même ces rigueurs ne la sauveront-elles pas. Eh bien, en cas de restauration, il est bon, ce me semble, que ceux qui auront appliqué ces rigueurs puissent les rejeter sur moi. Tout éloigné que je serai de Naples, peut-être lui rendrai-je un dernier service et sauverai-je la tête de quelques-uns de ses enfants en prenant sur moi cette responsabilité. Passez-moi la plume, monsieur, dit Macdonald.

Salvato se leva et passa la plume au général.

Celui-ci signa sans s'asseoir, et, se retournant vers Salvato :

– Ainsi, c'est convenu, dit-il, dans trois mois, si vous n'êtes ni tué, ni prisonnier, ni pendu ?

– Dans trois mois, mon général, je serai près de vous.

– En allant vous remercier, aujourd'hui, M. de Villeneuve vous portera votre congé.

Et il tendit à Salvato une main que celui-ci serra avec reconnaissance.

Le lendemain, 7 mai, Macdonald partait de Caserte avec l'armée française.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente