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Chapitre CXXX
Le rebelle

Un matin, Naples tressaillit au bruit du canon.

Trois bâtiments, nous l'avons dit, restaient seuls en observation dans la rade de Naples. Au nombre de ces trois bâtiments était la Minerve, autrefois montée par l'amiral Caracciolo, maintenant par un capitaine allemand nommé le comte de Thurn.

La nouvelle de l'apparition d'une flotte française dans la Méditerranée était parvenue au gouvernement républicain, et éléonore Pimentel avait, dans son Moniteur, hautement annoncé que cette flotte venait au secours de Naples.

Caracciolo, qui avait franchement pris le parti de la République, et qui, comme tous les hommes de loyauté et de cœur, ne se donnait pas à moitié ; Caracciolo résolut de profiter du départ de la majeure partie des vaisseaux anglais pour essayer de reprendre les îles, déjà couvertes de gibets par Speciale.

Il choisit un beau jour de mai où la mer était calme, et, sortant de Naples, protégé par les batteries du fort de Baïa et par celles de Miliscola, il fit attaquer par son aile gauche les bâtiments anglais, tandis que de sa personne il attaquait le comte de Thurn, qui commandait, ainsi que nous l'avons dit, la Minerve, c'est-à-dire l'ancienne frégate de Caracciolo.

Ce fut cette attaque contre un bâtiment portant la bannière royale qui, plus tard, fournit la principale accusation contre Caracciolo.

Par malheur, le vent soufflait du sud-ouest et était entièrement contraire aux chaloupes canonnières et aux petits bâtiments de la République. Caracciolo aborda deux fois corps à corps la Minerve, qui, deux fois, par la puissance de ses manœuvres, lui échappa. Son aile gauche, sous le commandement de l'ancien gouverneur de Castellamare, le même qui avait conservé trois vaisseaux à la République, et qui, quoiqu'il s'appelât de Simone, n'avait aucun rapport de parenté avec le sbire de la reine, allait même s'emparer de Procida, lorsque le vent, qui s'était levé pendant le combat, se changea en tempête et força toute la petite flottille à virer de bord et à rentrer à Naples.

Ce combat – qui s'était passé sous les yeux des Napolitains, lesquels, sortis de la ville, couvraient les rivages du Pausilippe, de Pouzzoles et de Misène, tandis que les terrasses des maisons étaient couvertes de femmes qui n'avaient point osé se hasarder hors de la ville, – fît le plus grand honneur à Caracciolo, et fut un triomphe pour ses hommes. Tout en faisant éprouver une perte sérieuse aux Anglais, il n'eut que cinq marins tués, ce qui était un miracle après trois heures de combat. Il est vrai que, comme il était indispensable de faire croire que l'on pouvait lutter avec les Anglais, on fit grand bruit de cette escarmouche, à laquelle l'amour-propre national et surtout le Moniteur parthénopéen donnèrent beaucoup plus d'importance qu'elle n'en avait. Il en résulta, que cette prétendue victoire parvint jusqu'à Palerme, augmenta encore la haine de la reine contre Caracciolo, et lui donna contre lui une arme auprès du roi.

Et, en effet, à partir de ce moment, Carraciolo était véritablement un rebelle, ayant tiré sur le drapeau de son souverain.

Au reste, satisfait de la tentative qu'il avait essayée avec sa marine naissante, le gouvernement républicain vota des remercîments à Caracciolo, fit donner cinquante ducats à chaque veuve des marins tués pendant la bataille, ordonna que leurs fils seraient adoptés par la patrie et toucheraient la même paye que recevaient leurs pères morts.

Ce ne fut point le tout. On donna un banquet sur la place Nationale, l'ancienne place du Château, et à ce banquet furent invités avec toute leur famille ceux qui avaient pris part à l'expédition.

Pendant le banquet, une quête et une souscription furent faites parmi les spectateurs pour subvenir aux frais de construction de nouveaux bâtiments, et, dès le lendemain, avec les premiers fonds versés, on se mit à l'œuvre.

à aucune de ces fêtes patriotiques, à aucun de ces banquets, à aucune de ces assemblées Luisa ne paraissait. Elle avait complétement cessé de fréquenter le salon de la duchesse Fusco : elle restait renfermée chez elle. Son seul désir était de se faire oublier.

Puis un remords lui rongeait le cœur. Cette accusation portée contre les Backer, accusation qui lui était attribuée, cette arrestation qui en avait été la suite, cette épée de Damoclès suspendue sur la tête d'un homme qui s'était perdu pour l'avoir trop aimée, étaient pour elle, du moment qu'elle se trouvait seule avec sa pensée, un éternel sujet de tristesse et de larmes.

Nous avons dit qu'un dernier effort avait été fait, et que l'on avait mis sur pied, pour marcher contre les sanfédistes, tout ce qu'on avait pu réunir de patriotes dévoués.

Mais le départ des Français avait porté un coup terrible à la République.

Réduit à son corps de Napolitains, Hector Caraffa, le héros d'Andria et de Trani, s'était trouvé trop faible pour résister aux nombreux ennemis qui l'entouraient, et s'était renfermé dans Pescara, où il était bloqué par Pronio.

Banetti, ancien officier bourbonien dont on avait fait un chef de brigade, avait été battu par Fra-Diavolo et par Mammone, et était revenu blessé à Naples.

Schipani, avec une nouvelle armée réorganisée tant bien que mal, avait été attaqué et vaincu par les populations de la Cava, de Castellamare et des villages voisins, et ne s'était reformé que derrière le village de Torre-del-Greco.

Enfin, Manthonnet, qui marchait contre Ruffo, ne put arriver jusqu'à lui ; serré de tous côtés par les populations, menacé d'être coupé par les sanfédistes, il avait été contraint de battre en retraite sans avoir été plus loin que la Terre de Bari.

Toutes ces nouvelles arrivaient à Salvato, chargé de garder Naples et d'y maintenir la tranquillité avec sa légion calabraise. Ce poste difficile, mais qui lui permettait de veiller sur Luisa, de la voir tous les jours, de la soutenir, de la consoler, lui avait été donné, non pas sur sa demande, mais à cause de sa fermeté et de son courage bien reconnus, et puis encore du profond dévouement qu'avait pour lui Michele, qui, comme chef du peuple, pouvait rendre de grands services ou faire de grands torts à la République, soit en la servant, soit en la trahissant. Mais, par bonheur, Michele était ferme dans sa foi. Devenu républicain par reconnaissance, il restait républicain par conviction.

Le miracle de saint Janvier a lieu deux fois l'an, sans compter les miracles hors tour. Le jour du miracle officiel approchait, et tout le monde se demandait si saint Janvier resterait fidèle aux sympathies qu'il avait manifestées pour la République au moment où la République, abandonnée par les Français, était si cruellement menacée par les sanfédistes. Il s'agissait pour saint Janvier d'une position importante à perdre ou à gagner. En trahissant les patriotes comme Rocca-Romana, il se raccommodait évidemment avec le roi, et restait, en cas de restauration, le protecteur de Naples ; en demeurant fidèle à la République, il partageait sa fortune, tombait avec elle ou restait debout avec elle.

Toutes les autres préoccupations politiques furent mises à part pour faire place aux préoccupations religieuses.

Salvato, chargé de la tranquillité de la ville et sûr de ses Calabrais, les disposa stratégiquement, de manière à faire face à l'émeute, mais laissa entièrement au saint son libre arbitre. Jeune patriote, ardent, brave jusqu'à la témérité, peut-être n'eût-il point été fâché d'avoir à en finir d'un seul coup avec le parti réactionnaire, qu'il était facile de reconnaître plus agité et plus agissant que jamais.

Un soir, Michele était venu prévenir Salvato qu'il avait su par Assunta, qui le tenait de ses frères et du vieux Basso-Tomeo, que la contre-révolution devait avoir lieu le lendemain et qu'un complot dans le genre de celui des Backer devait éclater.

Il prit à l'instant même toutes ses dispositions, ordonna à Michele de faire mettre ses hommes sous les armes, prit cinq cents hommes de ses lazzaroni pour garder les quartiers aristocratiques avec ses Calabrais, lui donna mille Calabrais pour garder les vieux quartiers avec ses lazzaroni, et attendit tranquillement que la réaction donnât signe de vie.

La réaction resta muette ; mais, au lever du jour, sans que l'on sût comment ni par qui, on trouva plus de mille maisons marquées d'une croix rouge.

C'étaient les maisons désignées au pillage seulement.

Sur les portes de trois ou quatre cents maisons, la croix rouge était surmontée d'un signe noir pareil à un point posé sur un i.

C'étaient les maisons destinées au massacre.

Ces menaces qui indiquaient une guerre implacable, étaient mal venues s'adressant à Salvato, dont la sauvage valeur se roidissait contre les obstacles et les brisait, au risque d'être brisé par eux.

Il alla trouver le Directoire, qui, sur sa proposition, ordonna que tous les citoyens en état de porter les armes, à l'exception des lazzaroni, seraient forcés d'entrer dans la garde nationale ; déclara que tous les employés, excepté les membres du Directoire, forcés de rester à leur poste, et des quatre ministres, seraient également inscrits sur les rôles de la garde nationale, attendu que c'était à eux, attachés par leur emploi au gouvernement, de donner, en combattant au premier rang, l'exemple du courage et du patriotisme.

Puis, comme plein pouvoir lui fut donné pour la compression de la révolte, il fit arrêter plus de trois mille personnes, au nombre desquelles le troisième frère du cardinal Ruffo ; fit conduire les trois cents principaux au Château-Neuf ou au château de l'œuf, fit miner les forteresses pour les faire sauter avec les prisonniers qu'elles renfermaient, quand il n'y aurait plus moyen de les défendre, et laissa entendre qu'il se proposait de faire passer sous la ville des conduits pleins de poudre, afin que les royalistes comprissent qu'il s'agissait non pas d'un combat à armes courtoises, mais d'une guerre d'extermination, et qu'il n'y avait pour eux et les républicains d'autre espérance qu'une même mort, dans le cas où le cardinal Ruffo s'obstinerait à vouloir reprendre Naples.

Enfin, toujours à l'instigation de Salvato, dont l'âme ardente semblait se répandre en langues de feu, toutes les sociétés patriotiques, s'armèrent, se choisirent des officiers et élurent pour leur commandant un brave colonel suisse, autrefois au service des Bourbons, mais à la parole duquel on pouvait se fier, nommé Joseph Writz.

Au milieu de tous ces événements, le jour du miracle arriva. Il était facile de comprendre avec quelle impatience ce jour était attendu par les bourboniens, et avec quelle terreur les patriotes aux âmes faibles le voyaient venir.

Avons-nous besoin de dire à quelle angoisse, au milieu de tous ces événements divers, était en proie le cœur de la pauvre Luisa, qui ne vivait que dans Salvato et par Salvato, lequel lui-même ne vivait que par miracle au milieu des poignards auxquels il avait déjà si miraculeusement échappé une première fois, et qui, à toutes les terreurs de sa maîtresse, répondait :

– Tranquillise-toi, chère Luisa ; ce qu'il y a de plus prudent à Naples, c'est le courage.

Quoique Luisa ne sortît plus depuis longtemps, le jour où devait s'opérer le miracle elle était, au point du jour, dans l'église de Santa-Chiara, priant devant la balustrade. L'instruction n'avait pu, chez elle, tuer le préjugé napolitain : elle croyait à saint Janvier et à son miracle.

Seulement, en priant pour le miracle, elle priait pour Salvato.

Saint Janvier l'exauça. à peine le Directoire, le Corps législatif et les fonctionnaires publics, revêtus de leurs uniformes, furent-ils entrés dans l'église, à peine la cavalerie et l'infanterie de la garde nationale se furent-elles massées à la porte, que le miracle se fit.

Décidément, saint Janvier restait ferme dans son opinion et était toujours jacobin.

Luisa rentra chez elle en bénissant saint Janvier et en croyant plus que jamais à sa puissance.

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