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Chapitre CXXXIII
La monnaie russe

Nous l'avons dit, Luisa tâchait d'être heureuse.

Hélas ! la chose lui était bien difficile.

Son amour pour Salvato était toujours aussi grand, plus grand même : chez la femme, et surtout chez une femme du caractère de Luisa, l'abandon d'elle-même double l'amour au lieu de le diminuer.

Quant à Salvato, toute son âme était à Luisa. C'était plus que de l'amour qu'il avait pour elle, c'était de la religion.

Mais il s'était fait deux taches sombres dans la vie de la pauvre Luisa.

L'une, qui ne se présentait que de temps en temps à son esprit, qu'écartait la présence de Salvato, que lui faisaient oublier ses caresses : c'était cet homme moitié père, moitié époux, dont, à des intervalles égaux, elle recevait des lettres toujours affectueuses, mais dans lesquelles il lui semblait distinguer les traces d'une tristesse visible à elle seule, et qui était plutôt devinée par son cœur qu'analysée par son esprit.

à ces lettres, elle répondait par des lettres toutes filiales. Elle n'avait point un seul mot à changer aux sentiments qu'elle exprimait au chevalier : c'étaient toujours ceux d'une fille soumise, aimante et respectueuse.

Mais l'autre tache, tache sombre, tache de deuil, qui s'était faite dans la vie de la pauvre Luisa et que rien ne pouvait écarter de son regard, c'était cette implacable idée qu'elle était cause de l'arrestation des deux Backer, et, s'ils étaient exécutés, qu'elle serait cause de leur mort.

Au reste, peu à peu la vie des deux jeunes gens s'était rapprochée et était devenue plus commune. Tout le temps que Salvato ne donnait point à ses devoirs militaires, il le donnait à Luisa.

Selon le conseil de Michele, la San Felice avait pardonné à Giovannina son étrange sortie, que rendait, d'ailleurs, moins coupable qu'elle ne l'eut été chez nous la familiarité des domestiques italiens avec leurs maîtres.

Au milieu des événements si graves qui s'accomplissaient, au milieu des événements plus graves encore qui se préparaient, les esprits, moins occupés de la chronique privée que de la chose publique, avaient vu, sans autrement s'en préoccuper, cette intimité s'établir entre Salvato et Luisa. Cette intimité, au reste, si complète qu'elle fût, n'avait rien de scandaleux dans un pays qui, n'ayant pas d'équivalent pour le mot maîtresse, traduit le mot maîtresse par le mot amie.

En supposant donc que, par son indiscrétion, Giovannina eût eu l'intention de faire du tort à sa maîtresse, elle avait eu beau être indiscrète, elle ne lui avait point fait le tort qu'elle espérait.

La jeune fille était devenue sombre et taciturne, mais avait cessé d'être irrespectueuse.

Michele seul avait conservé dans la maison, où, de temps en temps, il venait secouer les grelots de son esprit, sa joyeuse insouciance. Se voyant arrivé à ce fameux grade de colonel qu'il n'eût jamais osé rêver dans ses ambitions les plus insensées, il pensait bien de temps en temps à certain bout de corde voltigeant dans l'espace et vu de lui seul ; mais cette vision n'avait d'autre influence sur son moral que de lui faire dire, avec un surcroît de gaieté et en frappant ses mains bruyamment l'une contre l'autre : « Bon ! l'on ne meurt qu'une fois ! » Exclamation à laquelle le diable seul, qui tenait l'autre bout de cette corde, pouvait comprendre quelque chose.

Un matin qu'en allant de chez Assunta chez sa sœur de lait, c'est-à-dire de Marinella à Mergellina, trajet qu'il faisait à peu près tous les jours, il passait devant la porte du beccaïo, et qu'avec cette flânerie naturelle aux Méridionaux, il s'arrêtait sans aucun motif de s'arrêter, il lui parut qu'à son arrivée, la conversation changeait d'objet et que l'on se faisait certains signes qui voulaient dire visiblement : « Défions-nous : voilà Michele ! »

Michele était trop fin pour avoir l'air de voir ce qu'il avait vu ; mais, en même temps, il était trop curieux pour ne pas chercher à savoir ce qu'on lui cachait. Il causa un instant avec le beccaïo, qui faisait le républicain enragé et dont il ne put rien tirer ; mais, en sortant de chez lui, il entra chez un boucher nommé Cristoforo, ennemi naturel du beccaïo par la seule raison qu'il exerçait, à peu près, le même état que lui.

Cristoforo, qui, lui, était véritablement patriote, avait remarqué, depuis le matin, une assez grande agitation au Marché-Vieux. Cette agitation, à ce qu'il avait cru reconnaître, était causée par deux hommes qui avaient distribué, à quelques individus bien connus pour leur attachement à la cause des Bourbons, des monnaies étrangères d'or et d'argent. Dans un de ces deux hommes, Cristoforo avait reconnu un ancien cuisinier du cardinal Ruffo nommé Coscia et qui, comme tel, était en relation avec les marchands du Marché-Vieux.

– Bon ! dit Michele, as-tu vu cette monnaie, compère ?

– Oui ; mais je ne l'ai pas reconnue.

– Pourrais-tu nous en procurer une, de ces monnaies ?

– Rien de plus facile.

– Alors, je sais quelqu'un qui nous dira bien de quel pays elle vient.

Et Michele tira de sa poche une poignée de pièces de toute espèce pour que Cristoforo pût rendre en monnaie napolitaine l'équivalent des monnaies étrangères qu'il allait quérir.

Dix minutes après, il revint avec une pièce d'argent de la valeur d'une piastre, mais plus mince. Elle représentait, d'un coté, une femme à la tête altière, à la gorge presque nue, portant une petite couronne sur le front ; – de l'autre, un aigle à deux têtes, tenant dans une de ses serres le globe, dans l'autre le sceptre.

Tout autour de la pièce, à l'endroit et au revers étaient gravées des légendes en lettres inconnues.

Michele épuisa inutilement sa science à essayer de lire ces légendes. Il fut obligé d'avouer, à sa honte, qu'il ne connaissait pas les lettres dont elles se composaient.

Cristoforo reçut de Michele mission de s'informer. S'il apprenait quelque chose, il viendrait lui dire ce qu'il aurait appris.

Le boucher, dont la curiosité n'était pas moins excitée que celle de Michele, se mit immédiatement en quête, tandis que Michele, par la rue de Tolède et le pont de Chiaïa, gagnait Mergellina.

En passant devant le palais d'Angri, Michele s'était informé de Salvato : Salvato était sorti depuis une heure.

Salvato, comme s'en était douté Michele, était à la maison du Palmier, où la duchesse Fusco, confidente de Luisa, avait mis à sa disposition la chambre où il avait été conduit après sa blessure et où il avait passé de si douces et de si cruelles heures.

De cette façon, il entrait chez la duchesse Fusco, qui recevait hautement et publiquement toutes les sommités patriotiques de l'époque, saluait ou ne saluait pas la duchesse, selon qu'elle était visible ou non, et passait dans sa chambre, devenue un cabinet de travail.

Luisa, de chez elle, l'y venait trouver par la porte de communication ouverte entre les deux hôtels.

Michele, qui n'avait pas les mêmes raisons de se cacher, vint tout simplement sonner à la porte du jardin, que Giovannina lui ouvrit.

Michele parlait peu à la jeune fille depuis les soupçons qu'il avait conçus sur elle à l'endroit de sa sœur de lait. Il se contenta donc de la saluer assez cavalièrement. Michele, qu'on ne l'oublie pas, était devenu colonel, et, comme chez Luisa, il était à peu près chez lui, il entra sans rien demander, ouvrit les portes, et, voyant les chambres vides, alla droit à celle qu'il était à peu près sûr de trouver occupée.

Le jeune lazarone avait une manière de frapper qui révélait sa présence ; les deux jeunes gens la reconnurent, et la douce voix de Luisa prononça le mot :

– Entrez !

Michele poussa la porte. Salvato et Luisa étaient assis l'un près de l'autre. Luisa avait la tête appuyée à l'épaule de Salvato, qui l'enveloppait de son bras.

Luisa avait les yeux pleins de larmes ; Salvato, le front resplendissant d'orgueil et de joie.

Michele sourit ; il lui semblait voir un jeune époux triomphant, à l'annonce d'une future paternité.

Quel que fût, au reste, le sentiment qui mettait la joie au front de l'un et les larmes aux yeux de l'autre, il devait, sans doute, rester un secret entre les deux amants ; car, à la vue de Michele, Luisa posa un doigt sur ses lèvres.

Salvato se pencha en avant et tendit la main au jeune homme.

– Quelles nouvelles ? lui demanda-t-il.

– Aucune précise, mon général, mais beaucoup de bruit en l'air.

– Et qui fait ce bruit ?

– Une pluie d'argent qui vient on ne sait d'où.

– Une pluie d'argent ! Tu t'es mis sous la gouttière, au moins ?

– Non. J'ai tendu mon chapeau, et voici une des gouttes qui y est tombée.

Et il présenta la pièce d'argent à Salvato.

Le jeune homme la prit, et, au premier regard :

– Ah ! dit-il, un rouble de Catherine II.

Cela n'apprenait rien à Michele.

– Un rouble ? demanda-t-il ; qu'est-ce que cela ?

– Une piastre russe. Quant à Catherine II, c'est la mère de Paul Ier, l'empereur actuellement régnant.

– Où cela ?

– En Russie.

– Allons, bon ! voilà les Russes qui s'en mêlent. On nous les promettait, en effet, depuis longtemps. Est-ce qu'ils sont arrivés ?

– Il paraît, répondit Salvato.

Puis, se levant :

– Cela est grave, ma bien chère Luisa, dit le jeune officier, et je suis forcé de vous quitter ; car il n'y a pas de temps à perdre pour savoir d'où viennent ces roubles répandus dans le peuple.

– Allez, dit la jeune femme avec cette douce résignation qui était devenue le caractère principal de sa physionomie depuis la malheureuse affaire des Backer.

En effet, elle sentait qu'elle ne s'appartenait plus à elle-même ; que, comme l'Iphigénie antique, elle était une victime aux mains du Destin, et, ne pouvant lutter contre lui, on eût dit qu'elle tentait de le fléchir par sa résignation.

Salvato boucla son sabre et revint à elle avec ce sourire plein de force et de sérénité qui ne s'effaçait de son visage que pour lui rendre la rigidité du marbre, et, l'enveloppant de son bras, sous l'étreinte duquel son corps plia comme une branche de saule :

– Au revoir, mon amour ! dit-il.

– Au revoir ! répéta la jeune femme. Quand cela ?

– Oh ! le plus tôt possible ! Je ne vis que près de toi, surtout depuis la bienheureuse nouvelle !

Luisa se serra contre Salvato, en cachant sa tête dans sa poitrine ; mais Michele put voir la rougeur de son visage s'étendre jusqu'à ses tempes.

Hélas ! cette nouvelle que, dans son orgueil égoïste, Salvato appelait une bonne nouvelle, c'est que Luisa était mère !

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