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Chapitre CLXXVII
Tonino Monti

A l'instant même où le roi s'élançait, furieux, hors de la chambre de la princesse royale, et où San Felice le suivait en déchirant la supplique, le capitaine Skinner discutait dans sa cabine le prix de son engagement avec un grand et beau garçon de vingt-cinq ans, qui était venu s'offrir à lui pour faire partie de l'équipage de la goëlette.

Quand nous disons s'offrir à lui, la chose pourrait être dite d'une façon plus exacte. La veille, un de ses meilleurs matelots, qui exerçait à bord le poste de contre-maître et qui était né à Palerme, chargé par le capitaine Skinner de recruter quelques hommes pour renforcer son équipage, avait vu, à la porte de la maison n° 7 de la rue della Salute, un beau jeune homme coiffé d'un bonnet de pêcheur et portant un caleçon relevé jusqu'au-dessus du genou, lequel laissait voir une jambe vigoureuse et fine tout à la fois.

Il s'était arrêté un instant devant lui et l'avait regardé avec une attention et une persistance qui lui avaient valu, en patois sicilien, cette question :

– Que me veux-tu ?

– Rien, avait répondu le contre-maître dans le même patois. Je te regarde et je me dis, à part moi, que c'est une honte.

– Qu'est-ce qui est une honte ?

– Qu'un grand et fort gaillard comme toi, qui ferait un si beau matelot, soit destiné à faire un si mauvais geôlier.

– Qui t'a dit cela ? demanda le jeune homme.

– Que t'importe, du moment que je le sais !

Le jeune homme haussa les épaules.

– Que veux-tu ! dit-il, l'état de pêcheur ne nourrit pas son homme, et l'état de geôlier rapporte deux carlins par jour.

– Bon ! deux carlins par jour ! dit le contre-maître en faisant claquer ses doigts : belle rétribution pour un si triste métier ! Moi, je suis à bord d'un bâtiment où les mousses ont deux carlins, les novices quatre, et les matelots huit.

– Tu gagnes huit carlins par jour, toi ? demanda le jeune pêcheur.

– Moi ? J'en gagne douze : je suis contre-maître.

– Peste ! dit le pêcheur, quel commerce fait donc ton capitaine, pour payer ses hommes ce prix-là ?

– Il ne fait aucun commerce, il se promène.

– Il est donc riche ?

– Il est millionnaire.

– Bon état, et qui vaut encore mieux que celui de matelot à huit carlins.

– Lequel, cependant, vaut mieux que celui de geôlier à deux.

– Je ne dis pas ; mais c'est mon père qui s'est coiffé de cette idée-là. Il veut absolument que je lui succède comme geôlier en chef.

– Ce qui lui vaut ?

– Six carlins par jour.

Le contre-maître se mit à rire.

– Au fait, dit-il, voilà un riche avenir ! Et tu es décidé ?

– Ah ! je n'ai pas la vocation. Mais, ajouta-t-il avec l'insouciance des hommes du Midi, il faut bien faire quelque chose.

– Ce n'est pas amusant de se lever la nuit, de faire des rondes dans les corridors, d'entrer dans les cachots, de voir de malheureux prisonniers qui pleurent !

– Bah ! on s'y habitue. Est-ce qu'il n'y a pas partout des gens qui pleurent !

– Ah ! je vois ce que c'est, dit le contre-maître : tu es amoureux, et tu ne veux pas quitter Palerme.

– Amoureux ! j'ai eu deux maîtresses dans ma vie, et l'une m'a quitté pour un officier anglais, l'autre pour un chanoine de Sainte-Rosalie.

– Alors, libre comme l'air ?

– Libre comme l'air. Et, si tu as un bon poste à m'offrir, comme je ne suis pas encore nommé geôlier, que j'attends depuis trois ans ma nomination, fais tes offres.

– Un bon poste ?... Je n'en ai pas d'autre que celui de matelot à bord de mon bâtiment.

– Et quel est ton bâtiment ?

– Le Runner.

– Ah ! ah ! vous êtes de l'équipage américain ?

– Eh bien, as-tu quelque chose contre les Américains ?

– Ils sont hérétiques.

– Celui-là est catholique comme toi et moi.

– Et tu t'engages à me faire recevoir à bord ?

– J'en parlerai au capitaine.

– Et j'aurai huit carlins par jour comme les autres ?

– Oui.

– Fait-on la pagnote, ou est-on nourri ?

– On est nourri.

– Convenablement ?

– On a le café et le petit verre de rhum le matin ; à midi, la soupe, un morceau de bœuf ou de mouton rôti, du poisson, si l'on en a pincé, et, le soir, du macaroni.

– Je voudrais voir cela.

– Il ne tient qu'à toi. Il est onze heures et demie, on dîne à midi ; je t'invite à dîner avec nous.

– Et le capitaine ?

– Le capitaine ? Est-ce qu'il fera attention à toi !

– Ah ! ma foi, dit le jeune homme, j'accepte ; j'allais dîner avec un morceau de baccala.

– Pouah ! fit le contre-maître : il y a un chien à bord, il n'en veut pas.

– Madonna ! dit le jeune homme, il y a beaucoup de chrétiens alors qui ne demanderaient pas mieux que d'être chiens à bord de ton bâtiment.

Et, passant son bras sous celui du contre-maître, il suivit le quai jusqu'à la Marina.

à la Marina, il y avait un canot amarré, près du débarcadère. Il était gardé par un seul matelot ; mais le contre-maître fît entendre un roulement de son sifflet, et trois autres matelots accoururent et sautèrent dans la barque, où le contre-maître et le jeune pêcheur descendirent à leur tour.

– Au Runner ! et vivement ! leur dit en mauvais anglais le contre-maître en prenant place au gouvernail.

Les matelots se roidirent sur leurs rames, et la légère embarcation glissa sur l'eau.

Dix minutes après, elle abordait l'escalier de bâbord du Runner.

Le contre-maître avait dit la vérité : ni le capitaine ni son second ne parurent remarquer l'arrivée d'un étranger à bord. On se mit à table, et, comme la pêche avait été bonne et qu'un des matelots, Provençal de naissance, avait fait une bouillabaisse, le repas fut encore plus soigné que le contre-maître ne l'avait annoncé.

Nous devons avouer que les trois plats qui se succédèrent, arrosés d'une demi-bouteille de vin de Calabre, parurent produire une sensation favorable sur l'esprit de l'invité.

Au dessert, le capitaine parut sur le pont, accompagné de son second, et, en se promenant, se dirigea vers l'avant du petit bâtiment.

à l'approche du capitaine, les matelots se levèrent, et, comme le capitaine leur faisait signe de la main de se rasseoir :

– Pardon, mon capitaine, dit le contre-maître, mais j'ai une prière à vous faire.

– Et que veux-tu ? demanda le capitaine Skinner en riant. Voyons, parle, mon brave Giovanni.

– Ce n'est pas moi, capitaine, c'est un de mes compatriotes que j'ai racolé par les rues de Palerme, et que j'ai invité à dîner avec nous.

– Ah ! ah ! Et où est-il, ton compatriote ?

– Le voilà, capitaine.

– Que demande-t-il ?

– Une grande faveur, capitaine.

– Laquelle ?

– Celle de boire à votre santé.

– C'est chose accordée, dit le capitaine, et tout le bénéfice en sera pour moi.

– Hourra pour le capitaine ! crièrent les matelots d'une seule voix.

Skinner salua de la tête.

– Et comment s'appelle ton compatriote ? demanda-t-il.

– Ma foi, dit Giovanni, je n'en sais rien.

– Je m'appelle votre serviteur, Excellence, répondit le jeune homme, et voudrais bien que vous me répondissiez que vous vous appelez mon maître.

– Ah ! ah ! tu as de l'esprit, garçon !

– Vous croyez, Excellence ?

– J'en suis sûr.

– Depuis que ma mère me le disait quand j'étais tout petit, personne cependant ne s'en est aperçu.

– Mais enfin tu as encore un autre nom que celui de mon serviteur ?

– J'en ai deux autres, Excellence.

– Lesquels ?

– Tonino Monti.

– Attends donc, attends donc, dit le capitaine comme s'il cherchait à rappeler ses souvenirs, il me semble que je te connais.

Le jeune homme secoua dubitativement la tête.

– Cela m'étonnerait bien, dit-il.

– Je me rappelle... Oui, c'est cela. N'es-tu pas le fils du geôlier en chef du fort de Castellamare ?

– Ma foi, oui. Eh bien, il faut que vous soyez sorcier pour avoir deviné cela...

– Je ne suis pas sorcier, mais je suis l'ami de quelqu'un qui sollicite pour toi le poste de geôlier, je suis l'ami du chevalier San Felice.

– Et qui ne l'obtiendra pas, naturellement.

– Bon ! et pourquoi ne l'obtiendrait-il pas ? Le chevalier est non-seulement le bibliothécaire, mais encore l'ami du duc de Calabre.

– Oui ; mais il est le mari de la prisonnière si chaudement recommandée par Sa Majesté, et qui ne vit que par grâce. Si le chevalier avait eu quelqu'un d'influent, il aurait commencé par obtenir la vie de sa femme.

– C'est justement parce qu'on lui a refusé ou qu'on lui refusera probablement une grande faveur que l'on sera charmé de lui en accorder une petite.

– Que Dieu me fasse la grâce de ne pas vous entendre !

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu'il m'arrangerait mieux de vous servir que de servir le roi Ferdinand.

– Je ne veux cependant pas, je te le déclare, répliqua en riant le capitaine Skinner, lui faire concurrence.

– Oh ! vous ne lui ferez pas concurrence, capitaine : je donne ma démission avant d'être nommé.

– Ah ! capitaine, dit Giovanni, acceptez-la. Tonino est un bon garçon. Pêcheur d'enfance, ça fera un excellent marin. Je réponds de lui. Nous serons tous contents de le voir porter sur le rôle de l'équipage.

– Oh ! oui, oui ! s'écrièrent tous les matelots.

– Capitaine, dit Tonino, la main sur sa poitrine, foi de Sicilien, si Votre Excellence m'accorde ma demande, vous serez content de moi.

– écoute, mon ami, répondit le capitaine, je ne demande pas mieux, car tu me parais un bon garçon. Mais je ne veux pas qu'on dise que je suis un racoleur, et qu'on m'accuse de t'avoir engagé pendant que tu étais ivre. Amuse-toi avec tes compagnons tant qu'il te plaira ; mais rentre ce soir chez toi. Réfléchis cette nuit, demain toute la journée, et, demain au soir, si tu es toujours dans les mêmes intentions, reviens, et nous terminerons.

– Vive le capitaine ! cria Tonino.

– Vive le capitaine ! répéta tout l'équipage.

– Voilà quatre piastres, dit Skinner : allez à terre, mangez-les, buvez-les, cela ne me regarde pas ; mais que tout le monde, ce soir, soit ici, et qu'il n'y ait pas trace du vin que l'on aura bu. Allez.

– Mais la goëlette, capitaine ? demanda Giovanni.

– Laisse deux hommes à bord.

– Bon, capitaine ! c'est à qui ne voudra pas rester.

– Vous tirerez au sort, et chacune des victimes recevra une piastre pour consolation.

On tira au sort, et les deux matelots qui tombèrent reçurent chacun une piastre.

Le soir, à neuf heures, tout le monde était rentré, et, comme l'avait recommandé le capitaine, on était gai, mais voilà tout.

Le capitaine passa la revue de son équipage, comme il avait l'habitude de le faire tous les soirs, et fit à Giovanni, mais pour lui seul, le signe de le suivre dans son cabinet.

Dix minutes après, excepté les matelots du premier quart de nuit, tout le monde était couché à bord.

Giovanni se glissa dans la cabine du capitaine, qui attendait avec son second. Tous deux paraissaient impatients.

– Eh bien ? lui demanda Skinner.

– Eh bien, capitaine, il est à nous.

– Tu en es sûr ?

– Comme si je le voyais déjà couché sur le rôle.

– Et tu crois que demain... ?

– Demain, à six heures du soir, aussi vrai que je m'appelle Giovanni Capriolo, il aura signé.

– Dieu le veuille ! murmura le second : ce sera déjà la moitié de notre affaire faite.

Et, en effet, le lendemain, comme l'avait promis Giovanni, et comme nous l'avons dit dans les premières lignes de ce chapitre, après avoir débattu pour la forme le chiffre des appointements, sur sa demande expresse consignée dans l'engagement, Tonino Monti, libre et majeur, s'engageait pour trois ans comme matelot à bord du Runner, et recevait d'avance trois mois d'appointements, se soumettant à toute la ligueur de la loi, s'il manquait à sa parole.

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