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Chapitre XL
L'homme propose

à peine le roi fut-il parti, emmenant avec lui André Backer, que la reine Caroline, qui, jusque-là, n'avait pu parler au capitaine général Acton, arrivé seulement au moment où l'on allait se mettre à table, se leva, lui fit, en se levant, signe de la suivre, recommanda à Emma et à sir William de faire les honneurs du salon si quelques-unes des personnes invitées arrivaient avant son retour, et passa dans son cabinet.

Acton y entra derrière elle.

Elle s'assit et fit signe à Acton de s'asseoir.

– Eh bien ? lui demanda-t-elle.

– Votre Majesté, répliqua Acton, m'interroge probablement à propos de la lettre ?

– Sans doute ! N'avez-vous pas reçu deux billets de moi qui vous priaient de faire l'expérience ? Je me sens entourée de poignards et de complots, et j'ai hâte de voir clair dans toute cette affaire.

– Comme je l'avais promis à Votre Majesté, je suis arrivé à enlever le sang.

– La question n'était point là ; il s'agissait de savoir si, en enlevant le sang, l'écriture persisterait... L'écriture a-t-elle persisté ?

– D'une façon encore assez distincte pour que je puisse lire avec une loupe.

– Et vous l'avez lue ?

– Oui, madame.

– C'était donc une opération bien difficile, que vous y avez mis un si long temps ?

– Oserai-je faire observer à Votre Majesté que je n'avais point précisément que cela à faire ; puis j'avoue qu'à cause même de l'importance que vous mettiez au succès de l'opération, j'ai beaucoup tâtonné ; j'ai fait cinq ou six essais différents, non point sur la lettre elle-même, mais sur d'autres lettres que j'ai tenté de mettre dans des conditions pareilles. J'ai essayé de l'oxalate de potasse, de l'acide tartrique, de l'acide muriatique, et chacune de ces substances a enlevé l'encre avec le sang. Hier seulement, en songeant que le sang humain contenait, dans les conditions ordinaires, de 65 à 70 parties d'eau et qu'il ne se caillait que par la volatilisation de cette eau, j'ai eu l'idée d'exposer la lettre à la vapeur, afin de rendre au sang caillé une quantité d'eau suffisante à sa liquéfaction, et alors, en tamponnant le sang avec un mouchoir de batiste et en versant de l'eau sur la lettre disposée en pente, je suis arrivé à un résultat que j'eusse mis immédiatement sous les yeux de Votre Majesté, si je n'eusse su qu'au contraire des autres femmes, les moyens, pour elle qui n'est étrangère à aucune science, la préoccupent autant que le résultat.

La reine sourit : un pareil éloge était celui qui pouvait le plus flatter son amour-propre.

– Voyons le résultat, dit la reine.

Acton tendit à Caroline la lettre qu'il avait reçue d'elle pendant la nuit du 22 an 23 septembre, et qu'elle lui avait donnée pour en faire disparaître le sang.

Le sang avait, en effet, disparu, mais partout où il y avait eu du sang, l'encre avait laissé une si faible trace, qu'au premier aspect, la reine s'écria :

– Impossible de lire, monsieur.

– Si fait, madame, répondit Acton ; avec une loupe et un peu d'imagination, Votre Majesté va voir que nous allons arriver à recomposer la lettre tout entière.

– Avez-vous une loupe ?

– La voici.

– Donnez.

Au premier abord, la reine avait raison ; car, à part les trois ou quatre premières lignes, qui avaient toujours été à peu près intactes, voici tout ce qu'à l'œil nu, et à l'aide de deux bougies, on pouvait lire de la lettre :

« Cher Nicolino,

» Excuse ta pauvre amie si elle n'a pu aller au
dez-vous où elle se promettait tant de bonhe
oint de ma faute, je te le jure ; ce n'est
prè j'ai été avertie par la rein e
devais prête avec les autres la
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comptait éblouir du Nil une
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tre, puisqu'il n'a nt jaloux :
j'aimerai toujo phème.

» Après-de un mot t'indiquera le
our où je libre.

» Ta et fidèle

» E.

» 21 septembre 1798. »

La reine, quoiqu'elle eût la loupe entre les mains, essaya d'abord de relier les mots les uns aux autres mais, avec son caractère impatient, elle fut vite fatiguée de ce travail infructueux, et, portant la loupe à son œil, elle parvint bientôt à lire difficilement, mais enfin elle lut les lignes suivantes, qui lui présentèrent la lettre dans tout son ensemble :

« Cher Nicolino,

» Excuse ta pauvre amie si elle n'a pu aller au rendez-vous où elle se promettait tant de bonheur ; il n'y a point de ma faute, je te le jure ; ce n'est qu'après t'avoir vu que j'ai été avertie par la reine que je devais me tenir prête avec les autres dames de la cour à aller au-devant de l'amiral Nelson. On lui fera des fêtes magnifiques, et la reine veut se montrer à lui dans toute sa gloire ; elle m'a fait l'honneur de me dire que j'étais un des rayons avec lesquels elle comptait éblouir le vainqueur du Nil. Ce sera une opération moins méritante sur lui que sur tout autre, puisqu'il n'a qu'un œil ; ne sois point jaloux : j'aimerai toujours mieux Acis que Polyphème.

» Après demain, un mot de moi t'indiquera le jour où je serai libre.

» Ta tendre et fidèle

» E.

» 21 septembre 1798. »

– Hum ! fit la reine après avoir lu, savez-vous, général, que tout cela ne nous apprend pas grand'-chose et que l'on croirait que la personne qui a écrit cette lettre avait deviné qu'elle serait lue par un autre que celui auquel elle était adressée ? Oh ! oh ! la dame est une femme de précaution !

– Votre Majesté sait que, si l'on a un reproche à faire aux dames de la cour, ce n'est point celui d'une trop grande innocence ; mais l'auteur de cette lettre n'a pas encore pris assez de précautions ; car, ce soir même, nous saurons à quoi nous en tenir sur son compte.

– Comment cela ?

– Votre Majesté a-t-elle eu la bonté de faire inviter, pour ce soir à Caserte, toutes les dames de la cour dont les noms de baptême commencent par un E, et qui ont eu l'honneur de lui faire cortège, lorsqu'elle a été au-devant de l'amiral Nelson ?

– Oui, elles sont sept.

– Lesquelles, s'il vous plaît, madame ?

– La princesse de Cariati, qui s'appelle Emilia ; la comtesse de San-Marco, qui s'appelle Eleonora ; la marquise San-Clemente, qui s'appelle Elena ; la duchesse de Termoli, qui s'appelle Elisabetta ; la duchesse de Tursi, qui s'appelle Elisa ; la marquise d'Altavilla, qui s'appelle Eufrasia, et la comtesse de Policastro, qui s'appelle Eugenia. Je ne compte point lady Hamilton, qui s'appelle Emma ; elle ne saurait être pour rien dans une pareille affaire. Donc, vous le voyez, nous avons sept personnes compromises.

– Oui ; mais, sur ces sept personnes, répliqua Acton en riant, il y en a deux qui ne sont plus d'âge à signer des lettres par de simples initiales.

– C'est juste ! Restent cinq. Après ?

– Après, c'est bien simple, madame, et je ne sais pas même comment Votre Majesté se donne la peine d'écouter le reste de mon plan.

– Que voulez-vous, mon cher Acton ! il y a des jours où je suis vraiment stupide, et il parait que je suis dans un de ces jours-là.

– Votre Majesté a bonne envie de me dire à moi la grosse injure qu'elle vient de se dire à elle-même.

– Oui ; car vous m'impatientez avec toutes vos circonlocutions.

– Hélas ! madame, on n'est point diplomate pour rien.

– Achevons.

– Ce sera fait en deux mots.

– Dites-les alors, ces deux mots ! fit la reine impatientée.

– Que Votre Majesté invente un moyen de mettre une plume aux mains de chacune de ces dames, et, en comparant les écritures...

– Vous avez raison, dit la reine en posant sa main sur celle d'Acton ; la maîtresse connue, l'amant le sera bientôt. Rentrons.

Et elle se leva.

– Avec la permission de Votre Majesté, je lui demanderai encore dix minutes d'audience.

– Pour choses importantes ?

– Pour affaires de la plus haute gravité.

– Dites, fit la reine en se rasseyant.

– La nuit où Votre Majesté me remit cette lettre, elle se rappelle avoir vu, à trois heures du matin, la chambre du roi éclairée ?

– Oui, puisque je lui écrivis...

– Votre Majesté sait avec qui le roi s'entretenait si tard ?

– Avec le cardinal Ruffo, mon huissier me l'a dit.

– Eh bien, à la suite de sa conversation avec le cardinal Ruffo, le roi a fait partir un courrier.

– J'ai, en effet, entendu le galop d'un cheval qui passait sous les voûtes. Quel était ce courrier ?

– Son homme de confiance, Ferrari.

– D'où savez-vous cela ?

– Mon palefrenier anglais Tom couche dans les écuries ; il a vu, à trois heures du matin, Ferrari, en costume de voyage, entrer dans l'écurie, seller un cheval lui-même et partir. Le lendemain, en me tenant l'étrier, il m'a dit cela.

– Eh bien ?

– Eh bien, madame, je me suis demandé à qui, après une conversation avec le cardinal, Sa Majesté pouvait envoyer un courrier, et j'ai pensé que ce n'était qu'à son neveu l'empereur d'Autriche.

– Le roi aurait fait cela sans m'en prévenir ?

– Pas le roi ! le cardinal, répondit Acton.

– Oh ! oh ! fit la reine Caroline en fronçant le sourcil, je ne suis pas Anne d'Autriche et M. Ruffo n'est point Richelieu ; qu'il prenne garde !

– J'ai pensé que la chose était sérieuse.

– êtes-vous sûr que Ferrari allait à Vienne ?

– J'avais quelques doutes à ce sujet ; mais ils ont été bientôt dissipés. J'ai envoyé Tom sur la route pour savoir si Ferrari avait pris la poste.

– Eh bien ?

– Il l'a prise à Capoue, où il a laissé son cheval, en disant au maître de poste qu'il en eût bien soin, que c'était un cheval des écuries du roi, et qu'il le reprendrait à son retour, c'est-à-dire dans la nuit du 3 octobre, ou dans la matinée du 4.

– Onze ou douze jours.

– Juste le temps qu'il lui faut pour aller à Vienne et en revenir.

– Et, à la suite de toutes ces découvertes, qu'avez-vous résolu ?

– D'en prévenir Votre Majesté d'abord, et c'est ça que je viens de faire ; ensuite il me semble, pour nos plans de guerre, car Votre Majesté est toujours résolue à la guerre ?...

– Toujours. Une coalition se prépare qui va chasser les Français de l'Italie ; les Français chassés, mon neveu l'empereur d'Autriche va mettre la main non-seulement sur les provinces qu'il possédait avant le traité de Campo-Formio, mais encore sur les Romagnes. Dans ces sortes de guerres, chacun garde ce qu'il a pris, ou n'en rend que des portions, emparons-nous donc seuls, et avant personne, des états romains, et, en rendant au pape Rome, que nous ne pouvons point garder, eh bien, nous ferons nos conditions pour le reste.

– Alors, la reine étant toujours résolue à la guerre, il est important qu'elle sache ce que le roi, moins résolu à la guerre que Votre Majesté, a pu, par le conseil du cardinal Ruffo, écrire à l'empereur d'Autriche et ce que l'empereur d'Autriche lui a répondu.

– Vous savez une chose, général ?

– Laquelle ?

– C'est qu'il ne faut attendre aucune complaisance de Ferrari ; c'est un homme entièrement au roi et que l'on assure incorruptible.

– Bon ! Philippe, père d'Alexandre, disait qu'il n'y avait point de forteresse imprenable, tant qu'y pouvait entrer un mulet chargé d'or ; nous verrons à combien le courrier Ferrari estimera son incorruptibilité.

– Et, si Ferrari refuse, quelle que soit la somme offerte ; s'il dit au roi que la reine et son ministre ont tenté de le séduire, que pensera le roi, qui devient de plus en plus défiant ?

– Votre Majesté sait qu'à mon avis le roi l'a toujours été, défiant ; mais je crois qu'il y a un moyen qui met hors de cause Votre Majesté et moi.

– Lequel ?

– Celui de lui faire faire les propositions par sir William. Si Ferrari est homme à se laisser acheter, il se laissera aussi bien acheter par sir William que par nous, d'autant plus que sir William ambassadeur d'Angleterre, a près de lui le prétexte de vouloir instruire sa cour des véritables dispositions de l'empereur d'Autriche. S'il accepte, – et il ne court aucun risque à accepter, car on ne lui demande rien que de prendre lecture de la lettre, la remettre dans son enveloppe et la recacheter ; – s'il accepte, tout va bien ; s'il est assez l'ennemi de ses intérêts pour refuser, au contraire, sir Hamilton lui donne une centaine de louis pour qu'il garde le secret sur la tentative faite ; enfin, au pis aller de tout, s'il refuse les cent louis et ne garde pas le secret, sir William rejette tout ce que la tentative a de... – comment dirai-je cela ? – de hasardé, sur la grande amitié qu'il porte à son frère de lait le roi George ; si cette excuse ne lui suffit pas, il demandera au roi, sur sa parole d'honneur, si, en pareille circonstance, il n'en ferait pas autant que lui, sir William. Le roi se mettra à rire et ne donnera point sa parole d'honneur. En somme, le roi a trop grand besoin de sir William Hamilton, dans la position où il se trouve, pour lui garder une longue rancune.

– Vous croyez que sir William consentira ?...

– Je lui en parlerai, et, si cela ne suffit pas, Votre Majesté lui en fera parler par sa femme.

– Maintenant, ne craignez-vous pas que Ferrari ne passe sans que nous soyons avertis ?

– Rien de plus simple que d'aller au-devant de cette crainte, et je n'ai attendu pour cela que l'agrément de Votre Majesté, ne voulant rien faire sans son ordre.

– Parlez ?

– Ferrari repassera cette nuit ou demain matin à la poste de Capoue, où il a laissé son cheval ; j'envoie mon secrétaire à la poste de Capoue, afin que l'on prévienne Ferrari que le roi est à Caserte et y attend des dépêches ; nous restons ici, cette nuit et demain toute la journée ; au lieu de passer devant le château, Ferrari y entre, demande Sa Majesté et trouve sir William.

– Tout cela peut réussir, en effet, répondit la reine soucieuse, comme tout cela peut échouer.

– C'est déjà beaucoup, madame, lorsque l'on combat à chances égales, et qu'étant femme et reine, on a pour soi le hasard.

– Vous avez raison, Acton ; d'ailleurs, en toute chose il faut faire la part du feu ; si le feu ne prend pas tout, tant mieux ; s'il prend tout, eh bien, on tâchera de l'éteindre. Envoyez votre secrétaire à Capoue et prévenez sir William Hamilton.

Et la reine, secouant sa tête encore belle, mais chargée de soucis, comme pour en faire tomber les mille préoccupations qui pesaient sur elle, rentra dans le salon d'un pas léger et le sourire sur les lèvres.

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