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Chapitre LIII
Achille chez Déidamie

Il n'avait point été difficile à Michele de suivre les instructions que lui avait données Luisa ; car, excepté un signe amical que lui avait fait le jeune officier, il ne lui avait point adressé la parole.

Michele et Giovannina s'étaient alors retirés dans l'embrasure d'une fenêtre et s'y étaient livrés à une conversation animée, mais à voix basse ; le lazzarone achevait d'éclairer Giovannina sur les événements dont il avait eu à peine le temps de lui dire quelques mots et qui, elle le sentait instinctivement, allaient avoir une grande influence sur les destinées de Salvato et de Luisa, et, par conséquent, sur la sienne.

Quant à Salvato, quoiqu'il ne put connaître ces événements dans leurs détails, il se doutait bien, d'après les signes d'allégresse auxquels se livrait Naples, qu'il venait d'arriver quelque chose d'heureux pour les Napolitains, et de malheureux pour les Français ; mais il lui semblait, si Luisa voulait lui cacher cet événement, qu'il y avait quelque chose d'indélicat à questionner des étrangers et surtout des domestiques et des inférieurs sur ce sujet ; s'il y avait secret, il tâcherait de l'apprendre de la bouche de celle qu'il aimait.

Au milieu de la conversation de Nina et de Michele, au milieu de la rêverie du jeune officier, la porte cria ; mais, comme Salvato n'avait pas reconnu le pas de la San-Felice, il ne rouvrit pas même ses yeux qu'il tenait fermés.

Le lazzarone et la camériste, qui n'avaient pas la même raison que Salvato de s'absorber dans leurs propres pensées, tournèrent leurs yeux vers la porte et poussèrent un cri d'étonnement.

C'était Nanno qui venait d'entrer.

Au cri poussé par Nina et Michele, Salvato se retourna à son tour et, quoiqu'il ne l'eût vue qu'à travers les nuages d'un demi-évanouissement, il reconnut aussitôt la sorcière et lui tendit la main.

– Bonjour, mère ! lui dit-il ; je te remercie d'être venue voir ton malade ; j'avais peur d'être forcé de quitter Naples sans avoir pu te remercier.

Nanno secoua la tête.

– Ce n'est point mon malade que je viens voir, dit-elle, car mon malade n'a plus besoin de ma science ; ce ne sont point des remercîments que je viens chercher, car, n'ayant fait que le devoir d'une femme de la montagne qui connaît la vertu des plantes, je n'ai point de remercîments à recevoir ; non, je viens dire au blessé dont la cicatrice est fermée : écoute un récit de nos anciens jours que, depuis trois mille ans, les mères redisent à leurs fils, quand elles craignent de les voir s'endormir dans un lâche repos au moment où la patrie est en danger.

L'œil du jeune homme étincela, car quelque chose lui disait que cette femme était en communication avec sa pensée.

La sorcière appuya sa main gauche au dossier du fauteuil de Salvato, couvrit de sa main droite la moitié de son front et ses yeux, et parut un instant chercher au fond de sa mémoire quelque légende longtemps oubliée.

Michele et Giovannina, ignorant ce qu'ils allaient entendre, regardaient Nanno avec étonnement, presque avec effroi. Salvato la dévorait des yeux ; car, nous l'avons dit, il devinait que la parole qui allait sortir de sa bouche, illuminerait comme un éclair d'orage ce qu'il y avait d'obscur encore dans les pressentiments qu'avaient éveillés en lui les premières volées des cloches et les premières salves d'artillerie.

Nanno releva la mante sur son front et du même mouvement rabattit entre ses épaules le capuchon qui encadrait sa tête et avec une lente et traînante accentuation qui n'était ni la parole, ni le chant, elle commença la légende suivante :

« Voici ce que les aigles de la Troïade ont raconté aux vautours de l'Albanie :

» Du temps que la vie des dieux se mêlait à celle des hommes, il y eut une union entre une déesse de la mer nommée Thétys et un roi de Thessalie nommé Pélée.

*

» Neptune et Jupiter avaient voulu l'épouser ; mais, ayant appris qu'il naîtrait d'elle un fils qui serait plus grand que son père, ils la cédèrent au fils d'éaque.

*

» Thétys eut de son époux plusieurs enfants, qu'elle jeta les uns après les autres au feu, pour éprouver s'ils étaient mortels ; tous périrent les uns après les autres.

*

» Enfin elle en eut un que l'on appela Achille ; sa mère allait le jeter au feu comme les autres, lorsque Pelée le lui arracha des mains et obtint d'elle qu'au lieu de le tuer, elle le trempât dans le Styx ; ce qui le rendrait non point immortel, mais invulnérable.

*

» Thétys obtint de Pluton de descendre une fois, mais une seule fois, aux Enfers, pour tremper son fils dans le Styx ; elle s'agenouilla au bord du fleuve, prit l'enfant par le talon et l'y trempa en effet.

*

» De sorte que l'enfant fut invulnérable sur toutes les parties de son corps, excepté au talon par lequel sa mère l'avait pris ; ce qui fit qu'elle consulta l'oracle.

*

» L'oracle lui répondit que son fils acquerrait une gloire immortelle au siège d'une grande ville, mais qu'au milieu de son triomphe il trouverait la mort.

*

» Alors, sous le nom de Pyrrha, sa mère le conduisit à la cour du roi de Scyros, et, sous des habits de femme, le mêla aux filles du roi. L'enfant atteignit l'âge de quinze ans, ignorant qu'il fût un homme... »

Mais, lorsque l'Albanaise fut arrivée là de son récit :

– Je connais ton histoire, Nanno, lui dit le jeune officier en l'interrompant ; tu me fais l'honneur de me comparer à Achille, et tu compares Luisa à Déidamie ; mais, sois tranquille, tu n'auras pas même besoin, comme Ulysse, de me montrer une épée pour me rappeler que je suis un homme. On se bat, n'est-ce pas ? continua le jeune officier l'œil étincelant ; et ces décharges d'artillerie annoncent quelque victoire des Napolitains sur les Français. Où se bat-on ?

– Ces cloches et ces décharges d'artillerie annoncent, répondit Nanno, que le roi Ferdinand est entré à Rome et que les massacres ont commencé.

– Merci, dit Salvato en lui saisissant la main ; mais quel intérêt as-tu à venir me donner cet avis, toi, Calabraise, toi, sujette du roi Ferdinand ?

Nanno se redressa de toute la hauteur de sa grande taille.

– Je ne suis point Calabraise, dit-elle ; je suis une fille de l'Albanie, et les Albanais ont fui leur patrie pour n'être les sujets de personne ; ils n'obéissent et n'obéiront jamais qu'aux descendants du grand Scanderberg. Tout peuple qui se lève au nom de la liberté est son frère, et Nanno prie la Panagie pour les Français, qui viennent au nom de la liberté.

– C'est bien, dit Salvato, dont la résolution était prise.

Puis, s'adressant à Michele et à Nina, qui, silencieux, regardaient cette scène :

– Luisa connaissait-elle ces nouvelles, lorsque je lui ai demandé quel était le bruit que nous entendions ?

– Non, répondit Giovannina.

– C'est moi qui les lui ai apprises, ajouta Michele.

– Et que fait-elle ? demanda le jeune homme. Pourquoi n'est-elle point ici ?

– Le chevalier, à cause de tous ces événements, est rentré plus tôt que de coutume, dit Michele, et sans doute ma sœur ne peut le quitter.

– Tant mieux, dit Salvato ; nous aurons le temps de tout préparer.

– Mon Dieu ! monsieur Salvato, s'écria Giovannina, pensez-vous donc à nous quitter ?

– Je pars ce soir, Nina.

– Et votre blessure ?

– Nanno ne t'a-t-elle pas dit qu'elle était guérie ?

– Mais le docteur a dit qu'il fallait encore dix jours.

– Le docteur a dit cela hier ; mais il ne le dirait pas aujourd'hui.

Puis, se tournant vers le jeune lazzarone :

– Michele, mon ami, tu es disposé à me rendre service, n'est-ce pas ?

– Ah ! monsieur Salvato, vous savez que j'aime tout ce qu'aime Luisa !

Giovannina tressaillit.

– Tu crois donc qu'elle m'aime, mon brave garçon ? demanda vivement Salvato sortant de sa réserve habituelle.

– Demandez à Giovannina ! dit le lazzarone.

Salvato se tourna vers la jeune fille ; mais celle-ci ne lui donna pas le temps de l'interroger.

– Les secrets de ma maîtresse ne sont point les miens, dit-elle en devenant très-pâle ; et, d'ailleurs, voici madame qui m'appelle.

En effet, le nom de Nina retentissait dans le corridor.

Nina s'élança vers la porte et sortit.

Salvato la suivit des yeux avec un étonnement mêlé d'une certaine inquiétude ; puis, comme si ce n'était pas le moment de s'arrêter aux soupçons qui lui passaient par l'esprit :

– Viens ici, Michele, dit-il ; il y a une centaine de louis dans cette bourse : il me faut pour ce soir, à neuf heures, un cheval, mais, tu entends ? un de ces chevaux du pays, un de ces chevaux de fatigue qui font vingt lieues d'une traite.

– Vous aurez cela, monsieur Salvato.

– Un habit complet de paysan.

– Vous aurez cela.

– Et, ma foi, Michele, ajouta le jeune homme en riant, le plus beau sabre que tu pourras trouver ; choisis-le à ton goût et à ta main, attendu que ce sera ton sabre de colonel.

– Ah ! monsieur Salvato, s'écria Michele radieux, comment ! vous vous rappelez votre promesse ?

– Il est trois heures, dit le jeune homme, tu n'as pas de temps à perdre pour faire tes emplettes ; à neuf heures sonnantes, trouve-toi avec le cheval dans la petite ruelle qui est derrière la maison, de plain-pied avec la fenêtre.

– C'est convenu, fit le lazzarone.

Puis, allant à Nanno :

– Dites donc, Nanno, continua Michele, puisque vous voilà seule avec lui, ne pourriez-vous pas arranger les choses de manière que le danger qui menaçait ma pauvre petite sœur soit conjuré ?

– Je viens pour cela, répondit Nanno.

– Eh bien, alors, vous êtes une brave femme, parole d'honneur ! Quant à moi, continua le lazzarone avec une certaine mélancolie, tu comprends, Nanno, s'il faut absolument, pour que ma sœur soit heureuse, faire la part du diable, eh bien, laisse le bout de ma corde aux mains de maître Donato, et ne t'occupe que d'elle ; il y a, du Pausilippe au pont de la Madeleine, des Michele à n'en savoir que faire et des fous à revendre, sans compter ceux d'Aversa ; mais il n'y a, dans tout l'univers, qu'une seule Luisa San-Felice. – Monsieur Salvato, votre commission sera faite, et bien faite, soyez tranquille.

Et il sortit à son tour.

Le jeune homme resta seul avec Nanno ; il avait entendu ce qu'avait dit Michele.

– Nanno, dit-il, voilà plusieurs fois que j'entends parler de prédictions sombres faites par toi à Luisa ; qu'y a-t-il de vrai dans tout cela ?

– Jeune homme, répondit-elle, tu le sais : les arrêts du ciel ne sont jamais si clairement expliqués que l'on puisse s'y soustraire ; mais la prédiction des astres, confirmée par les lignes de la main, menace celle que tu aimes d'une mort sanglante, et il m'est positivement révélé que c'est son amour pour toi qui causera sa mort.

– Son amour pour moi ou mon amour pour elle ? demanda Salvato.

– Son amour pour toi ; et voilà pourquoi les lois de l'honneur, comme Français, les lois de l'humanité, comme amant, t'ordonnent de la quitter pour ne jamais la revoir. Séparez-vous l'un de l'autre, séparez-vous pour toujours, et peut-être cette séparation conjurera le sort. J'ai dit.

Et Nanno, ramenant son capuchon sur ses yeux, se retira sans vouloir davantage répondre aux questions ou écouter les prières du jeune homme.

à la porte, elle rencontra Luisa.

– Tu pars, Nanno ? lui demanda celle-ci.

– Ma mission est accomplie, répondit la sorcière, pourquoi resterais-je ?

– Et ne puis-je savoir ce que tu étais venue faire ? demanda Luisa.

– Celui-là te le dira, répliqua Nanno en montrant du doigt le jeune homme.

Et elle s'éloigna de ce même pas silencieux et grave dont elle était entrée.

Luisa, comme fascinée par une vision fantastique, la suivit des yeux ; elle la vit traverser le long corridor, franchir la salle à manger, descendre le perron, puis enfin ouvrir la porte du jardin et la tirer derrière elle.

Mais, malgré sa disparition, Luisa demeura immobile ; on eût dit que, comme la nymphe Daphné, ses pieds étaient restés attachés à la terre.

– Luisa ! ... murmura Salvato de sa plus douce voix.

La jeune femme tressaillit ; la fascination était rompue. Elle se retourna vers celui qui l'appelait, et, le voyant les yeux brillant d'une flamme inaccoutumée, qui n'était ni celle de la fièvre ni celle de l'amour, mais celle de l'enthousiasme :

– Oh ! s'écria-t-elle, malheur à moi, vous savez tout !

– Oui, chère Luisa, répondit Salvato.

– C'est pour cela que Nanno était venue alors ?

– C'est pour cela.

– Et... (la jeune femme fit un effort), et quand partez-vous ? demanda-elle.

– J'étais résolu à partir ce soir à neuf heures, Luisa ; mais je ne vous avais pas revue ! ...

– Et maintenant que vous m'avez revue... ?

– Je partirai quand vous voudrez.

– Vous êtes bon et doux comme un enfant, Salvato, vous, le guerrier terrible ! Vous partirez ce soir, mon ami, à l'heure que vous aviez résolu de partir.

Salvato la regarda avec étonnement.

– Avez-vous cru, continua la jeune femme, que je vous aimerais si mal et aurais si peu de gloire de moi-même, que de vous conseiller jamais de faire quelque chose contre votre honneur ? Votre départ me coûtera bien des larmes, Salvato, et je serai bien malheureuse quand vous serez parti, car cette âme inconnue que vous avez apportée avec vous et mise en moi, vous l'emporterez avec vous, et Dieu seul peut savoir ce qu'il y aura de tristesse et de solitude dans le vide qui va se faire autour de mon cœur... ô pauvre chambre déserte ! continua-t-elle en regardant autour d'elle tandis que deux grosses larmes coulaient de ses yeux sans altérer la profonde suavité de sa voix, combien de fois je viendrai, la nuit, chercher le rêve au lieu de la réalité ! comme tous ces vulgaires objets vont me devenir chers et se poétiser par votre absence ! Ce lit où vous avez souffert, ce fauteuil où j'ai veillé près de vous, ce verre où vous avez bu, cette table où vous vous êtes appuyé, ce rideau que j'écartais pour laisser parvenir jusqu'à vous un rayon de soleil, tout me parlera de vous, mon ami, tandis qu'à vous rien ne parlera de moi...

– Excepté mon cœur, Luisa, qui est plein de vous !

– Si cela est, Salvato, vous êtes moins malheureux que moi ; car vous continuerez à me voir : vous savez les heures qui sont à moi ou plutôt qui étaient à vous ; votre absence n'y changera rien, mon ami ; vous me verrez entrer dans cette chambre ou en sortir aux mêmes heures où j'y entrais et en sortais quand vous étiez là. Pas un des jours, pas un des instants que nous avons passés dans cette chambre ne sera oublié, tandis que, moi, où vous chercherai-je ? Sur les champs de bataille, au milieu du feu et de la fumée, parmi les blessés ou les morts ! ... Oh ! écrivez-moi, écrivez-moi, Salvato ! ajouta la jeune femme en poussant un cri de douleur.

– Mais le puis-je ? demanda le jeune homme.

– Et qui vous en empêcherait ?

– Si une de mes lettres s'égarait, si elle était trouvée ! ...

– Ce serait un grand malheur en effet, dit la jeune femme, non pour moi, mais pour lui.

– Pour lui ! ... Qui ?... Je ne vous comprends pas, Luisa.

– Non, vous ne me comprenez pas ; non, vous ne pouvez pas comprendre, car vous ignorez quel ange de bonté j'ai pour mari. Il serait malheureux de ne pas me savoir heureuse. Oh ! soyez tranquille, je veillerai sur son bonheur.

– Mais si j'écrivais à une autre adresse ? à la duchesse Fusco, à Nina ?

– Inutile, mon ami ; et puis ce serait une tromperie, et pourquoi tromper quand il n'y a pas et même quand il y a nécessité absolue ? Non, vous m'écrirez : « à Luisa San-Felice, à Mergellina, maison du Palmier. »

– Mais si une de mes lettres tombe entre les mains de votre mari ?

– Si elle est cachetée, il me la donnera sans la décacheter ; si elle est décachetée, il me la donnera sans la lire.

– Mais enfin s'il la lisait ? dit Salvato étonné de cette opiniâtre confiance.

– Me diriez-vous autre chose, dans ces lettres que ce qu'un tendre frère dirait à une sœur bien-aimée ?

– Je vous dirai que je vous aime.

– Si vous ne me dites que cela, Salvato, il vous plaindra et me plaindra moi-même.

– Alors, si cet homme est tel que vous dites, c'est plus qu'un homme.

– Mais pensez donc, mon ami, que c'est un père bien plus qu'un époux. Depuis l'âge de cinq ans, j'ai grandi sous ses yeux. Réchauffée à son cœur, vous me trouvez compatissante, instruite, intelligente ; c'est lui qui est compatissant, qui est instruit ; c'est lui qui est intelligent, car intelligence, instruction, bienveillance, je tiens tout de lui. Vous êtes bien bon, n'est-ce pas, Salvato ? vous êtes bien grand, vous êtes bien généreux ; je vous vois et je vous juge avec les yeux de la femme qui aime. Eh bien, il est meilleur, il est plus grand, il est plus généreux que vous, et Dieu veuille qu'il n'ait pas l'occasion de vous le prouver un jour !

– Mais vous allez me rendre jaloux de cet homme, Luisa !

– Oh ! soyez-en jaloux, mon ami, si toutefois un amant peut-être jaloux de l'affection d'une fille pour son père. Je vous aime bien, Salvato, bien profondément, puisqu'à l'heure de vous quitter, je vous le dis de moi-même et sans que vous me le demandiez ; eh bien, si je vous voyais tous deux courant un danger égal, réel, suprême, et que mon secours pût sauver un seul de vous deux, c'est lui que je sauverais, Salvato, quitte à revenir mourir avec vous.

– Ah ! Luisa, que le chevalier est heureux d'être aimé ainsi !

– Et cependant, vous ne voudriez point de cet amour, Salvato, car c'est celui que l'on a pour les êtres immatériels et supérieurs, car cet amour n'a pas su empêcher celui que je vous ai donné : je l'aime mieux que vous et je vous aime plus que lui, voilà tout.

Et, en disant ces mots, comme si Luisa eût épuisé toutes ses forces dans la lutte de ces deux affections qui tenaient l'une son âme, l'autre son cœur, elle se laissa tomber sur une chaise, renversa sa tête en arrière, joignit les mains, et, les yeux au ciel, le sourire des bienheureux sur les lèvres, elle murmura des mots inintelligibles.

– Que faites-vous ? demanda Salvato.

– Je prie, répondit Luisa.

– Qui ?

– Mon ange gardien... Agenouillez-vous, Salvato, et priez avec moi.

– étrange ! étrange ! murmura le jeune homme vaincu par une force supérieure.

Et il s'agenouilla.

Au bout de quelques instants, Luisa abaissa la tête, Salvato releva la sienne, tous deux se regardèrent avec une profonde tristesse, mais une suprême sérénité de cœur.

Les heures passèrent.

Les heures tristes s'écoulent avec la même rapidité, quelquefois plus rapidement que les heures heureuses. Les deux jeunes gens ne se promirent rien pour l'avenir, ils ne parlèrent que du passé. Nina entra, Nina sortit ; ils ne firent point attention à elle, ils vivaient dans une espèce de monde inconnu, suspendus entre le ciel et la terre ; seulement, à chaque heure que sonnait la pendule, ils tressaillaient et poussaient un soupir.

à huit heures, Nina entra.

– Voici ce que Michele envoie, dit-elle.

Et elle déposa aux pieds des deux jeunes gens un paquet noué dans une serviette.

Ils ouvrirent le paquet : c'était le costume de paysan acheté par Michele.

Les deux femmes sortirent.

En quelques minutes, Salvato eut revêtu les habits sous lesquels il devait fuir ; il alla rouvrir la porte.

Luisa jeta un cri d'étonnement : il était plus beau et plus élégant encore, s'il était possible, sous l'habit de montagnard que sous celui de citadin.

La dernière heure s'écoula comme si les minutes en eussent été changées en secondes.

Neuf heures sonnèrent.

Luisa et Salvato comptèrent, les uns après les autres, les neuf coups frissonnants du timbre, et cependant ils savaient bien que c'était neuf heures qui sonnaient.

Salvato regarda Luisa, elle se leva la première.

Nina entra.

La jeune fille était pâle comme un linge, ses sourcils étaient contractés, ses lèvres entr'ouvertes laissaient voir ses dents blanches et aiguës, sa voix semblait avoir peine à passer entre ses dents serrées.

– Michele attend ! dit-elle.

– Allons ! dit la jeune femme en tendant la main à Salvato.

– Vous êtes noble et grande, Luisa, dit celui-ci.

Et il se leva ; mais, tout homme qu'il était, il chancela.

– Appuyez-vous sur moi une fois encore, mon ami, dit-elle ; hélas ! ce sera la dernière.

En entrant dans la chambre qui donnait sur la ruelle, ils entendirent hennir un cheval.

Michele était à son poste.

– Ouvre la fenêtre, Giovannina, dit la jeune femme.

Giovannina obéit.

Un peu au-dessous de l'appui de la fenêtre, on distinguait dans l'obscurité un groupe formé par un homme et un cheval ; la fenêtre s'ouvrait de plain-pied avec le parquet sur un petit balcon.

Les deux jeunes gens s'approchèrent ; Nina, qui avait ouvert la fenêtre, s'effaça et se tint derrière eux comme une ombre.

Tous deux pleuraient dans l'obscurité, mais silencieusement, sans sanglots, pour ne point s'affaiblir l'un l'autre.

Nina ne pleurait pas, ses paupières étaient sèches et brûlantes, sa respiration sifflait dans sa poitrine.

– Luisa, disait Salvato d'une voix entre-coupée, j'ai roulé dans un papier une chaîne d'or pour Nina, vous la lui donnerez de ma part.

Luisa répondit oui par un mouvement de tête et un serrement de main, mais sans parler.

Puis, au jeune lazzarone :

– Merci, Michele, dit Salvato. Tant que vivra dans mon cœur le souvenir de cet ange, – et il passa son bras autour du cou de la San-Felice, – c'est-à-dire tant que mon cœur battra, chacun de ses battements me rappellera le souvenir des bons amis entre les mains desquels je la laisse et à qui je la confie.

Par un mouvement convulsif, indépendant de sa volonté peut-être, Giovannina saisit la main du jeune homme, la baisa, la mordit presque.

Salvato, étonné, tourna la tête de son côté ; elle se jeta en arrière.

– Monsieur Salvato, dit Michele, j'ai des comptes à vous rendre.

– Tu les rendras à ta vieille mère, Michele, et tu lui diras de prier Dieu et la Madone pour Luisa et pour moi.

– Ah bon ! dit Michele, voilà que je pleure, à présent...

– Au revoir, mon ami ! dit Luisa. Que le Seigneur et tous les anges du ciel vous gardent !

– Au revoir ? murmura Salvato. Eh ! ne savez-vous donc pas qu'il y a danger de mort pour nous si nous nous revoyons ?

Luisa le laissa à peine achever.

– Silence ! silence ! dit-elle ; remettons aux mains de Dieu les choses inconnues de l'avenir ; mais, quelque chose qui doive arriver, je ne vous quitterai pas sur le mot adieu.

– Eh bien, soit ! dit Salvato enjambant le balcon et se mettant en selle sans desserrer ses deux bras noués autour du cou de Luisa, qui se laissa courber vers lui avec la souplesse d'un roseau ; eh bien, soit ! chère adorée de mon cœur. Au revoir !

Et la dernière syllabe du mot symbole de l'espérance se perdit entre leurs lèvres dans un premier baiser.

Salvato poussa un cri tout à la fois de joie et de douleur, et piqua des deux son cheval, qui, partant au galop, l'arracha des bras de Luisa et se perdit dans l'obscurité.

– Oh ! oui, murmura la jeune femme, te revoir... et mourir !

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