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Chapitre XCI
Deuxième journée

à six heures précises du matin, une ligne de feu raya le crépuscule au-dessus de la masse noire du château Saint-Elme, un coup de canon se fit entendre : le signal était donné.

Les trompettes et le tambour français y répondirent, et toutes les hauteurs plongeant sur les rues de Naples, garnies de canon pendant la nuit par le général éblé, s'allumèrent à la fois.

à ce signal, les Français attaquèrent Naples sur trois points différents.

Kellermann, commandant l'extrême droite, se réunit à Dufresse, et attaqua Naples par Capodimonte et Capodichino. La double attaque devait aboutir à la porte de Saint-Janvier, strada Foria.

Le général Championnet devait, comme il l'avait dit la veille, enfoncer la porte Capuana, devant laquelle Thiébaut avait été fait général de brigade, et entrer dans la ville par la strada dei Tribunali et par San-Giovanni à Carbonara.

Enfin, Salvato, Mathieu Maurice et Broussier devaient, comme nous l'avons dit encore, forcer le pont de la Madeleine, s'emparer du château del Carmine ; par la place du Vieux-Marché, remonter jusqu'à la strada dei Tribunali, et, par un autre courant qui suivrait le bord de la mer, pénétrer jusqu'au môle.

Les lazzaroni qui devaient défendre Naples du côté de Capodimonte et de Capodichino, étaient commandés par fra Pacifico ; ceux qui défendaient la porte Capuana étaient commandés par notre ami Michele le Fou ; enfin ceux qui défendaient le pont de la Madeleine et la porte del Carmine étaient commandés par son compère Pagliuccella.

Dans ces espèces de combats qui consistent non pas à prendre une ville d'assaut, mais à prendre d'assaut, et les unes après les autres, toutes les maisons d'une ville, une populace mutinée est bien autrement terrible qu'une troupe régulière. Une troupe régulière se bat mécaniquement, avec sang-froid, et, pour ainsi dire, avec le moins de frais possible , tandis que, dans un combat comme celui que nous allons essayer de décrire, cette populace mutinée substitue aux mouvements stratégiques, faciles à repousser, parce qu'ils sont faciles à prévoir, les élans furieux des passions, l'opiniâtreté du délire, et les ruses de l'imagination individuelle.

Alors, ce n'est plus un combat, c'est une lutte à toute outrance, une boucherie, un carnage, un massacre dans lequel les assaillants sont forcés d'opposer l'entêtement du courage à la frénésie du désespoir ; dans cette circonstance surtout, où dix mille Français attaquaient en face une population de cinq cent mille âmes, menacés sur leurs flancs et sur leurs derrières par la triple insurrection des Abruzzes, de la Capitanate et de la Terre de Labour ; craignant de voir revenir par mer au secours de cette population et de cette insurrection une armée dont les débris pouvaient encore monter à quatre fois leur nombre, il s'agissait tout simplement, non plus de vaincre pour l'honneur, mais de vaincre pour sa propre conservation. César disait : « Dans toutes les batailles que j'ai livrées, j'ai combattu pour la victoire ; à Munda, j'ai combattu pour la vie. » à Naples, Championnet pouvait dire comme César, et il fallait, pour ne pas mourir, vaincre comme César avait vaincu à Munda.

Les soldats le savaient : de la prise de Naples dépendait le salut de l'armée. Le drapeau français devait donc flotter sur Naples, flottât-il sur un monceau de cendres.

Par chaque compagnie, il y avait deux hommes portant des torches incendiaires préparées par l'artillerie. à défaut du canon, de la hache, de la baïonnette, le feu devait, comme dans les inextricables forêts de l'Amérique, – dans cet inextricable labyrinthe de ruelles et de vicoli, – le feu devait ouvrir un chemin.

Presque en même temps, c'est-à-dire vers sept heures du matin, Kellermann entrait, précédé de ses dragons, dans le faubourg de Capodimonte, Dufresse, à la tête de ses grenadiers, dans celui de Capodichino, Championnet enfonçait la porte Capuana, et Salvato, portant à la main le drapeau tricolore de la république italienne, c'est-à-dire bleu, jaune et noir, forçait le pont de la Madeleine, et voyait le canon del Carmine abattre autour de lui les premières files de ses hommes.

Il serait impossible de suivre ces trois attaques dans tous leurs détails. Les détails, d'ailleurs, sont les mêmes. Sur quelque point de la ville que les Français essayassent de s'ouvrir un passage, ils trouvaient la même résistance acharnée, inouïe, mortelle. Il n'y avait pas une fenêtre, pas une terrasse, pas un soupirail de cave qui n'eût ses défenseurs et qui ne vomit le feu et la mort. Les Français, de leur côté, s'avançaient, poussant leur artillerie devant eux, se faisant précéder par des torrents de mitraille, enfonçant les portes, éventrant les maisons, passant de l'une à l'autre, et laissant l'incendie sur leurs flancs et derrière eux. Ainsi, les maisons que l'on ne pouvait prendre étaient brûlées. Alors, du milieu d'un cratère de flammes, dont le vent poussait, comme un dôme funèbre, la fumée au-dessus de la ville, sortaient les imprécations d'agonie, les hurlements de mort des malheureux qui brûlaient vivants. Les rues présentaient l'aspect d'une voûte de feu sous laquelle roulait un fleuve de sang. Maîtres d'une formidable artillerie, les lazzaroni défendaient chaque place, chaque rue, chaque carrefour, avec une intelligence, une vigueur qu'était loin d'avoir soupçonnées l'armée de ligne ; et, tour à tour repoussés ou agressifs, vaincus ou victorieux, se réfugiaient dans les ruelles sans cesser de combattre et reprenaient l'offensive avec l'énergie du désespoir et l'obstination du fanatisme.

Nos soldats, non moins acharnés à l'attaque qu'eux à la défense, les poursuivaient au milieu des flammes, qui semblaient devoir les dévorer, tandis que, pareils à des démons qui combattent dans leur élément naturel, ceux-ci, noircis et fumants, s'élançaient hors des maisons brûlantes pour revenir à la charge avec plus d'audace qu'auparavant. On combat, on marche, on avance, on recule sur un monceau de ruines. Les maisons qui s'écroulent écrasent les combattants ; la baïonnette enfonce les masses, qui se resserrent, et qui offrent l'étrange spectacle d'un combat corps à corps entre trente mille combattants, ou plutôt trente mille combats dans lesquels les armes ordinaires deviennent inutiles. Nos soldats arrachent la baïonnette du canon de leur fusil et s'en servent comme de poignards, tandis que, de leurs fusils éteints et qu'ils n'ont pas le temps de recharger, ils font des massues. Les mains cherchent à étrangler, les dents à mordre, les poitrines à étouffer. Sur les cendres, sur les pierres, sur les charbons enflammés, dans le sang qui coule, rampent les blessés, qui, comme des serpents foulés aux pieds, déchirent en expirant. Le terrain est disputé pas à pas, et le pied, à chaque pas qu'il fait, se pose sur un mort ou un mourant.

Vers midi, un hasard fit qu'un nouveau renfort arriva aux lazzaroni. Dix mille des leurs, excités par les moines et par les prêtres, étaient partis la surveille par la route de Pontana pour reprendre Capoue. Du haut de la chaire, on leur avait promis la victoire. Ils ne doutaient pas que les murailles de Capoue ne tombassent devant eux, comme celles de Jéricho étaient tombées devant les Israélites.

Ces lazzaroni étaient ceux du petit môle et de Santa-Lucia.

Mais, en voyant cette foule soulever la poussière de la plaine qui dépasse Santa-Maria, et qui sépare la vieille Capoue de la nouvelle, Macdonald, resté Français, tout démissionnaire qu'il était, se mit comme volontaire à la tête de la garnison, et, tandis que, du haut des remparts, dix pièces de canon crachaient à mitraille sur cette foule, il fit deux sorties par les deux portes opposées, et, formant un immense cercle dont le centre était Capoue et son artillerie, et les deux ailes, son infanterie et sa fusillade, il fit un carnage horrible de toute cette multitude. Deux mille lazzaroni tués ou blessés restèrent sur le champ de bataille, couchés entre Caserte et Pontana. Tout ce qui était sain et sauf ou légèrement blessé s'enfuit et ne se rallia qu'à Casanuova.

Le lendemain, le canon se fit entendre dans la direction de Naples ; mais, encore harassés de leur déroute de la veille, ils attendirent, en buvant, des nouvelles du combat. Le matin, ils apprirent que la journée avait été aux Français, qui avaient pris à leurs camarades vingt-sept pièces de canon, leur avaient tué mille hommes et leur avaient fait six cents prisonniers.

Alors, ils se réunirent à sept mille et marchèrent à toute course pour venir au secours des lazzaroni qui défendaient la ville, laissant sur la route, comme des jalons de carnage, ceux de leurs blessés qui, ralliés la veille et dans la nuit, n'eurent point la force de les suivre.

Arrivés au largo del Castello, ils se divisèrent en trois bandes. Les uns, par Toledo, portèrent secours au largo delle Pigne ; les autres, par la strada dei Tribunali, au Castel-Capuano ; les autres, par la Marina, au Marché-Vieux.

Couverts de poussière et de sang, ivres du vin qui leur avait été offert tout le long de la route, ils vinrent se jeter, combattants nouveaux, dans les rangs de ceux qui luttaient depuis la veille. Vaincus une première fois, accourant au secours de leurs frères vaincus, ils ne voulurent pas l'être une seconde. Tout républicain qui combattait déjà un contre six, eut un ou deux ennemis de plus à terrasser ; et, pour les terrasser, il fallait non-seulement les blesser, mais encore les tuer ; car, nous l'avons dit déjà, tant qu'il leur restait un souffle de vie, les blessés s'obstinaient à combattre.

La lutte dura ainsi presque sans avantage jusqu'à trois heures de l'après-midi. Salvato, Monnier et Mathieu Maurice avaient pris le château del Carmine et le Marché-Vieux ; Championnet, Thiébaut et Duhesme s'étaient emparés de Castel-Capuano et poussaient leurs avant-postes jusqu'au largo San-Giuseppe et le tiers de la strada dei Tribunali ; Kellermann s'était avancé jusqu'à l'extrémité de la rue dei Cristallini, tandis que Dufresse, après un combat acharné, s'était emparé de l'Albergo dei Poveri.

Il y eut alors une espèce de trêve due à la fatigue ; des deux côtés, on était las de tuer. Championnet espérait que cette terrible journée, dans laquelle les lazzaroni avaient perdu quatre ou cinq mille hommes, serait une leçon pour eux et qu'ils demanderaient quartier. Voyant qu'il n'en était rien, il rédigea, au milieu du feu, sur un tambour, une proclamation adressée au peuple napolitain, et il chargea son aide de camp Villeneuve, qui avait repris ses fonctions près de lui, de la porter aux magistrats de Naples. En conséquence, il lui donna, comme parlementaire, un trompette avec un drapeau blanc. Mais, au milieu de l'effroyable désordre auquel Naples était en proie, les magistrats avaient perdu toute autorité. Les patriotes, sachant qu'ils seraient égorgés chez eux, se tenaient cachés ; Villeneuve, malgré sa trompette et son drapeau blanc, partout où il se présenta pour passer, fut accueilli par des coups de fusil. Une balle brisa l'arçon de sa selle, et il fut obligé de revenir sur ses pas sans avoir pu faire connaître à l'ennemi la proclamation du général.

La voici. Elle était rédigée en italien, langue que Championnet parlait aussi bien que la langue française :

Championnet, général en chef, au peuple napolitain.

« Citoyens,

» J'ai pour un instant suspendu la vengeance militaire provoquée par une horrible licence et par la fureur de quelques individus payés par vos assassins. Je sais combien le peuple napolitain est bon, et je gémis du plus profond de mon cœur sur le mal que je suis forcé de lui faire. Aussi, je profite de ce moment de calme pour m'adresser à vous, comme un père ferait à ses enfants rebelles, mais toujours aimés, pour vous dire : Renoncez à une défense inutile, déposez les armes, et les personnes, la propriété et la religion seront respectées.

» Toute maison de laquelle partira un coup de fusil sera brûlée, et les habitants en seront fusillés. Mais que le calme se rétablisse, j'oublierai le passé, et les bénédictions du ciel pleuvront de nouveau sur cette heureuse contrée.

» Naples, 3 pluviôse, an VII de la République
(22 janvier 1790). »

Après la manière dont Villeneuve avait été accueilli, il n'y avait point d'espoir à garder, pour ce jour-là du moins. à quatre heures, les hostilités furent reprises avec plus d'acharnement que jamais. La nuit même descendit du ciel sans séparer les combattants. Les uns continuèrent à tirer des coups de fusil dans l'obscurité ; les autres se couchèrent au milieu des cadavres, sur les cendres brûlantes et les ruines enflammées.

L'armée française, écrasée de fatigue, après avoir perdu mille hommes, tant tués que blessés, planta l'étendard tricolore sur le fort del Carmine, sur le Castel-Capuano et sur l'Albergo dei Poveri.

Comme nous l'avons dit, un tiers de la ville, à peu près, était en son pouvoir.

L'ordre fut donné de rester toute la nuit sous les armes, de garder les positions et de reprendre le combat au point du jour.

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