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1ère partie - 2
Branche aînée

En effet, à partir de ce moment, Florence, qui s'était constamment appartenue à elle-même, allait devenir la propriété d'une famille, qui, trois fois chassée, devait trois fois revenir, et lui rapporter d'abord des chaînes d'or, ensuite des chaînes d'argent, et enfin des chaînes de fer.
Côme rentra au milieu des fêtes et des illuminations publiques, et il se remit à son commerce, à ses bâtisses et à ses agiotages, laissant à ses partisans le soin de poursuivre sa vengeance.
Elle fut cruelle. Antoine, fils de ce Bernard Guadagni qui l'avait sauvé pour mille florins, fut décapité avec quatre autres jeunes gens de ses amis ; Côme Barbadori et Zanobi Belfratelli furent arrêtés à Venise, livrés par le gouvernement vénitien, et reparurent à Florence pour monter sur un même échafaud. Chaque jour de nouvelles sentences d'exil allaient frapper les citoyens dans leur famille ; et ces sentences étaient plus ou moins sévères, selon que la fortune ou la position de ceux qu'elles frappaient en pouvaient faire pour Côme des ennemis plus ou moins dangereux. Enfin les proscriptions furent si nombreuses, qu'un des plus grands partisans de Côme crut devoir aller lui dire qu'il finirait par dépeupler la ville. Côme leva la tête d'un calcul de change qu'il faisait, posa la main sur l'épaule de son ami, et, le regardant fixement avec un imperceptible sourire :
– J'aime mieux, lui dit-il, la dépeupler que la perdre.
Et l'inflexible arithméticien se remit à ses chiffres.
Côme mourut dans sa villa de Careggi, le 1er août 1464, à l'âge de soixante et quinze ans, sans avoir vu baisser un seul instant son immense popularité. Sous lui, les arts et les sciences avaient fait un pas immense : Donatello, Brunelleschi, Masaccio, avaient travaillé sous ses yeux et d'après ses ordres ; Constantinople tomba tout exprès pour lui donner l'occasion de recueillir au palais Riccardi les savants grecs qui fuyaient devant Mahomet II, emportant avec eux l'héritage d'Homère, d'Euripide, de Platon ; enfin son propre pays, le couronnant de cette auréole qui trompa la postérité, le salua sur son lit de mort du titre de Père de la patrie.
Des deux fils qu'il avait eus de la comtesse Bardi, sa femme, un seul lui survécut. Mais Pierre n'avait hérité que de l'esprit commercial de sa famille : il se contenta donc d'augmenter ses richesses ; et, placé entre Côme, le Père de la patrie, et Laurent le Magnifique, il obtint pour tout surnom celui de Pierre le Goutteux.
Il laissait de sa femme, Lucrezia Tornabuoni, deux fils, lesquels, malgré les recommandations expresses faites par le défunt de le porter sans pompe à l'église Saint-Laurent, lui élevèrent, ainsi qu'à leur oncle Jean, un tombeau magnifique : ces deux fils n'étaient alors que deux enfants, dont l'un s'appelait Laurent et l'autre Julien.
La mauvaise santé, l'impéritie et l'avarice de Pierre avaient été fatales à la République : pendant les quinze années, selon les uns, ou les six années, selon les autres, que, succédant à son père, il se trouva de fait, sinon de droit, chef de la République, Florence, engourdie dans le repos qui suit les grandes catastrophes, cessa de diriger, comme elle l'avait fait jusqu'alors, les affaires de l'Italie, et du premier rang descendit au second. La seule marque de distinction que Pierre reçu peut-être des autres états de l'Europe fut une lettre de Louis XI, qui l'autorisait à charger des trois fleurs de lis de France une des boules qui formaient ses armes.
Durant cette période, que l'on peut fixer de l'année 1 464 à l'année 1 470, les citoyens qui gouvernèrent Florence furent André des Pazzi, Thomas Soderini, Matteo Palmieri et Louis Guicciardini. Quant à Pierre, retenu par ses souffrances et ses calculs d'agiotage dans l'une ou l'autre de ses villas, il ne venait à Florence que dans les grandes occasions, et pour ne pas se laisser tout à fait oublier du peuple ; alors on l'apportait dans sa litière, à travers les ouvertures de laquelle il saluait comme un roi.
A sa mort, ceux qui avaient gouverné pendant sa vie ne désespérèrent point de conserver le même pouvoir. Laurent, l'aîné des deux fils de Pierre, était né le 1er janvier 1448, et avait à peine vingt et un ans ; il ne pouvait donc de sitôt avoir la prétention de prendre de l'influence sur de vieux magistrats qui avaient blanchi dans le maniement des affaires publiques : aussi, loin d'inspirer de la crainte à Thomas Soderini, que les autres gouvernants semblaient avoir tacitement reconnu pour leur chef, celui-ci renvoya-t-il aussitôt aux deux Médicis les ambassadeurs et les citoyens qui, à la nouvelle de la mort de Pierre, étaient venus droit à lui. Mais les deux jeunes gens les reçurent avec une telle modestie, que nul les voyant si humbles, ne prit l'avenir en défiance.
En effet, six ou sept ans se passèrent dans une tranquillité profonde, et sans que Laurent ni son frère, occupés d'achever leurs études et de réunir des statues antiques, des pierres gravées et des tableaux de l'école florentine naissante, donnassent aucune inquiétude, même à ce qui restait de vieux républicains : ils étaient tout-puissants, il est vrai, mais ils semblaient tellement eux-mêmes ignorer leur puissance, qu'on la leur pardonnait, en voyant le peu d'abus qu'ils en faisaient. De temps en temps, d'ailleurs, les Médicis donnaient au peuple de si belles fêtes, et cela d'une façon qui paraissait si désintéressée, qu'on eût été mal venu à essayer de combattre leur popularité.
A peine maîtres de l'immense fortune que leur avait laissée leur père, une occasion se présenta de faire preuve de leur magnificence : au printemps de 1471, on annonça que le duc Galéas, pour accomplir un vœu, s'apprêtait à faire à Florence un pèlerinage avec sa femme, Bonne de Savoie.
On apprit, en effet, qu'il s'était mis en route avec une pompe et un faste inconnus jusqu'alors : douze chars couverts de drap d'or étaient portés à dos de mulet à travers les Apennins, où nulle route frayée ne permettait encore de passer en voiture ; ils étaient précèdes de cinquante haquenées pour la duchesse et ses femmes, et de cinquante chevaux pour le duc et ses gardes, et étaient suivis de cinq cents fantassins, de cent hommes d'armes, et de cinquante estafiers habillés de drap de soie et d'argent ; cinq cents valets tenaient en laisse cinq cents couples de chiens pour la chasse, et vingt-cinq autres portaient sur leur poing vingt-cinq faucons, dont le duc avait l'habitude de dire qu'il ne donnerait pas le moindre pour deux cents florins d'or. Enfin une somme d'environ huit millions de notre monnaie actuelle formait le trésor destiné à étaler la puissance de celui qui, cinq ans plus tard, devait être misérablement assassiné dans l'église de Saint-Ambroise de Milan.
La République ne voulut pas être en reste de magnificence avec son allié : elle décida que toute la suite du duc serait logée et nourrie aux frais de l'état. Laurent réclama pour lui le droit de recevoir Galéas, et celui-ci vint habiter le palais Riccardi.
Là, le faux luxe du duc milanais s'éclipsa devant la magnificence du bourgeois florentin.
Laurent n'avait pas, comme son hôte illustre, des habits couverts d'or et de diamants mais ses cabinets renfermaient toutes les merveilles de l'art antique et tous les essais de l'art moderne ; il n'avait pas, comme Galéas, un monde de courtisans et de valets, mais il était entouré d'un cercle d'hommes illustres, de savants et d'artistes, comme aucun roi de l'époque n'en aurait pu avoir un. C'étaient les Politien, les Ermaolao, les Chalcondyle, les Lascaris, les André Mantègne, les Pérugin, les Bramante et les Léonard de Vinci. Le duc de Milan fut étonné de pareilles richesses et reconnut que l'on pouvait être plus grand que lui. Aussi son séjour à Florence fut-il de courte durée ; mais si peu qu'il resta dans la cité dont jusqu'alors on avait vanté l'économie commerçante, ce fut assez pour l'éblouir par l'aspect de sa magnificence, de son oisiveté et de sa galanterie.
Laurent sentit la ville tout entière frissonner de désirs ; il comprit que Florence était à vendre comme une courtisane, et qu'elle serait à lui s'il était assez riche pour l'acheter.
Aussi, à partir de ce moment, redoubla-t-il de magnificence : chaque jour c'était quelque nouvelle fête qui avait pour but d'occuper le peuple et de substituer une vie de mollesse et de plaisir à la vie active qu'il était habitué à mener. Il est vrai qu'à mesure que les Florentins, fatigués des affaires, abandonnaient à des mains qui les amusaient le gouvernement de la République, celui-ci devenait de plus en plus étranger à la politique générale de l'Italie.
Aussi, tout tombait-il dans une torpeur universelle et inaccoutumée. Florence, la ville des délibérations bruyantes et des émeutes populaires, n'avait plus ni cris ni menaces, mais seulement des louanges et des encouragements.
Laurent lui donne des fêtes, Laurent lui chante des vers, Laurent fait représenter des spectacles dans ses églises : que faut-il de plus à Florence ? Et qu'a-t-elle besoin de se fatiguer à des journées laborieuses, quand les Médicis veillent et travaillent pour elle ? Cependant il restait quelques hommes qui, il faut le dire encore, plutôt par intérêt privé que par amour du bien public, suivant des yeux ces envahissements successifs de Laurent et de son frère, attendaient le moment de rendre malgré lui la liberté à ce peuple qui en était las. Ces hommes étaient les Pazzi.
Jetons un regard en arrière, et faisons connaître à nos lecteurs la cause de cette haine, afin qu'ils puissent démêler clairement ce qu'il y avait d'égoïsme ou de générosité dans la conspiration que nous allons leur raconter.
En 1291, le peuple, lassé des dissensions obstinées de la noblesse, de son éternel refus de se soumettre aux tribunaux démocratiques, et des violences journalières par lesquelles elle entravait le gouvernement, avait rendu, sous le nom d'ordinamenti della giustizia, une ordonnance qui excluait à perpétuité du priorat trente-sept famille des plus nobles et des plus considérables de Florence, sans qu'il leur fût permis de reconquérir jamais les droits de cité, soit en se faisant enregistrer dans un corps de métier, soit même en exerçant réellement une profession ; de plus, la seigneurie fut autorisée à ajouter de nouveaux noms à ces trente-sept noms, chaque fois qu'elle croirait s'apercevoir que quelque nouvelle famille, disait l'ordonnance, en marchant sur les traces de la noblesse, méritait d'être punie comme elle. Les membres des trente-sept familles proscrites furent désignés sous le nom de magnats, titre honorable qui devint dès lors un titre infamant.
Cette proscription durait depuis cent quarante trois ans ; lorsque, en 1434, Côme de Médicis, ayant chassé de Florence Renaud des Albizzi et la noblesse populaire qui gouvernait avec lui, résolut de renforcer son parti de quelques-unes des familles exclues du gouvernement, en permettant à plusieurs d'entre elles de rentrer dans le droit commun, et de prendre, comme l'avaient autrefois fait leurs aïeux, une part active aux affaires publiques. Plusieurs familles acceptèrent ce rappel politique, et la famille Pazzi fut du nombre. Elle fit plus : oubliant qu'elle était de noblesse d'épée, elle adopta franchement sa position nouvelle, et ouvrit une maison de banque qui devint bientôt l'une des plus considérables et des plus considérées de l'Italie ; si bien que les Pazzi, supérieurs aux Médicis comme gentilshommes, devenaient encore leurs rivaux comme marchands. Cinq ans plus tard, André des Pazzi, chef de la maison, siégeait dans la seigneurie, dont ses ancêtres avaient été exclus pendant un siècle et demi.
André des Pazzi eut trois fils : un d'eux épousa la petite-fille de Côme, et devint le beau-frère de Laurent et de Julien. Tant qu'avait vécu l'ambitieux vieillard, il avait maintenu l'égalité entre ses enfants, en traitant son gendre comme s'il eût été son propre fils ; car, en voyant promptement combien cette famille des Pazzi était devenue riche et puissante, il avait voulu non seulement s'en faire une alliée, mais encore une amie. En effet, la famille s'était accrue en hommes aussi bien qu'en richesses ; car les deux frères, qui s'étaient mariés, avaient eu, l'un cinq fils et l'autre trois. Elle grandissait donc de toutes façons, lorsque, contrairement à la politique de son père, Laurent de Médicis pensa qu'il était de son intérêt de s'opposer à un plus grand accroissement de richesse et de puissance.
Or, une occasion de suivre cette nouvelle politique se présenta bientôt : Jean des Pazzi ayant épousé une des plus riches héritières de Florence, fille de Jean Borromei, Laurent, à la mort de celui-ci, fit rendre une loi par laquelle les neveux mâles étaient préfères même aux filles ; et cette loi, contre toutes les habitudes, ayant été appliquée à la femme de Jean des Pazzi, celle-ci perdit l'héritage de son père, et cet héritage passa ainsi à des cousins éloignés.
Ce ne fut pas la seule exclusion dont les Pazzi furent victimes : leur famille se composait de neuf hommes ayant l'âge et les qualités requises pour exercer la magistrature, et cependant tous avaient été écartés de la seigneurie, à l'exception de Jacob, celui des fils d'André qui ne s'était jamais marié, et qui avait été gonfalonier en 1 469, c'est-à-dire du temps de Pierre le Goutteux et de Jean, mari de sa sœur, et qui une fois avait siégé parmi les prieurs de la seigneurie.
Un tel abus de pouvoir blessa tellement François Pazzi, qu'il s'expatria volontairement, et s'en alla prendre à Rome la direction d'un de ses principaux comptoirs. Là, il devint banquier du pape Sixte IV et de Jérôme Riario, son fils, les deux plus grands ennemis que les Médicis eussent alors dans toute l'Italie. Le résultat de ces trois haines réunies fut une conjuration dans le genre de celle qui, deux ans auparavant, c'est-à-dire en 1476, avait privé de la vie Galéas Sforza dans la cathédrale de Milan.
Une fois décidés à tout trancher par le fer, François Pazzi et Jérôme Riario se mirent à la recherche des complices qu'ils pourraient recruter.
Un des premiers fut François Salviati, archevêque de Pise, auquel, par inimitié pour sa famille, les Médicis n'avaient pas voulu laisser prendre possession de son archevêché. Vinrent ensuite Charles de Montone, fils du fameux condottiere Braccio, qui était sur le point de s'emparer de Sienne lorsque les Médicis l'arrêtèrent ; Jean-Baptiste de Montesecco, chef des sbires au service du pape ; le vieux Jacob des Pazzi, qui autrefois avait été gonfalonier ; deux autres Salviati, l'un cousin et l'autre frère de l' archevêque Napoléon Francezi, Bernard Bandini, amis et compagnons de plaisir des jeunes Pazzi ; enfin étienne Bagnoni, prêtre et maître de langue latine, professeur d'une fille naturelle de Jacob Pazzi, et Antoine Maffei, prêtre de Volterra et scribe apostolique. Un seul Pazzi, René, neveu de Jacob et fils de Pierre, refusa obstinément d'entrer dans le complot, et se retira à la campagne pour qu'on ne pût l'accuser de complicité.
Tout était donc d'accord, et la seule difficulté qui s'opposât désormais à la réussite de la conjuration était de pouvoir réunir Laurent et Julien dans un endroit public, et loin de leurs amis. Le pape espéra faire naître cette occasion en élevant à la dignité de cardinal le neveu du comte Jérôme, RaphaĆ«l Riario, qui, à peine âgé de dix-huit ans, terminait alors ses études à Pise.
En effet, un pareil événement devait être l'occasion de fêtes extraordinaires ; car, bien qu'au fond du cœur les Médicis fussent ennemis du pape, ils gardaient ostensiblement toutes les apparences d'une bonne et respectueuse amitié entre la République et le saint-siège. Jacob des Pazzi invita donc le nouveau cardinal à venir dîner chez lui à Florence, et il porta sur la liste de ses convives Laurent et Julien. L'assassinat devait avoir lieu à la fin du dîner ; mais Laurent vint seul ; retenu par une intrigue d'amour, Julien avait chargé son frère de l'excuser : il fallut remettre à un autre jour l'exécution du complot.
Ce jour, on le crut bientôt arrivé ; car Laurent, ne voulant pas être en reste de magnificence avec les Pazzi, avait à son tour invité le cardinal à Fiesole, et avec lui tous ceux qui avaient assisté au repas donné par Jacob. Mais, cette fois encore, Julien manqua ; il souffrait d'un mal de jambe : force fut donc de remettre encore l'exécution du complot à une nouvelle occasion.
Tout fut enfin fixé pour le 26 avril 1 478, selon Machiavel. Pendant la matinée de ce jour, qui était jour de fête, le cardinal Riario devait entendre la messe dans la cathédrale : et comme il avait fait prévenir de son intention Laurent et Julien, il était probable que ceux-ci ne pourraient pas se dispenser d'assister à la cérémonie.
On prévint tous les conjurés de cette nouvelle disposition, et l'on distribua à chacun le rôle qu'il devait jouer dans cette sanglante tragédie.
François Pazzi et Bernard Bandini étaient les plus acharnés contre les Médicis ; et comme en même temps ils étaient les plus forts et les plus adroits, ils réclamèrent pour eux Julien, car le bruit courait que, timide de cœur et faible de corps, Julien portait habituellement une cuirasse sous ses vêtements, ce qui rendait l'assassinat plus difficile et plus dangereux. Le chef des sbires pontificaux, Jean-Baptiste Montesecco, qui avait déjà reçu et accepté la mission de tuer Laurent dans les deux repas auxquels il avait assisté, et où l'absence de son frère l'avait sauvé ; et l'on ne doutait pas que cette fois il ne fût d'aussi bonne volonté que les autres : mais, au grand étonnement de tous, lorsqu'il eut appris que l'assassinat devait s'accomplir dans une église, il refusa, en disant qu'il était prêt à un meurtre, mais non à un sacrilège, et que pour rien au monde il ne le commettrait, si on ne lui montrait un bref d'absolution du pape.
Malheureusement on avait négligé de se munir de cette pièce importante, de sorte que, malgré les plus grandes instances, Montesecco continua de refuser. On s'en remit donc, pour frapper Laurent, à Antoine de Volterra et à étienne Bagnoni, qui, en leur qualité de prêtres, dit naïvement Antoine Galli, avaient un respect moins grand pour les lieux sacrés : le moment choisi pour agir était celui où l'officiant élèverait l'hostie.
Mais tout n'était pas accompli avec la mort des deux frères : il fallait encore s'emparer de la seigneurie, et forcer les magistrats à sanctionner le meurtre aussitôt que le meurtre serait exécuté. Ce soin fut confié à l'archevêque Salviati, qui se rendit au palais avec Jacques Bracciolini et une trentaine de conjures : à l'entrée principale il en laissa vingt, lesquels, mêlés au peuple qui allait et venait, devaient rester là inaperçus jusqu'au moment où, à un signal donné, ils s'empareraient de la porte. Puis, habitué aux détours du palais, il en conduisit dix autres à la chancellerie, en leur recommandant de tirer la porte derrière eux, et de ne sortir que lorsqu'ils entendraient du bruit ; après quoi, il revint trouver la première troupe, se réservant d'arrêter lui-même le gonfalonier César Pétrucci.
Cependant l'office divin avait commencé, et cette fois encore la vengeance paraissait sur le point d'échapper aux conjurés ; car Laurent seul était venu. François Pazzi et Bernard Bandini se décidèrent à aller chercher Julien.
En conséquence, ils se rendirent chez lui, et le trouvèrent avec sa maîtresse. En vain prétexta-t-il la douleur que lui causait sa jambe ; les deux envoyés lui dirent qu'il ne pouvait se dispenser d'assister à la messe, et lui assurèrent que son absence offenserait le cardinal. Julien, malgré les regards suppliants de la femme qui était chez lui, se décida donc à suivre les deux jeunes gens, et ceignit un couteau de chasse qu'il portait constamment ; mais au bout de quelques pas, comme l'extrémité du couteau battait sur sa jambe malade, il le remit à un de ses domestiques, qui le porta à la maison. Alors François des Pazzi lui passa en riant le bras autour du corps, comme on fait parfois entre amis, et s'assura que Julien, contre son habitude, n'avait pas sa cuirasse : ainsi le pauvre jeune homme se livrait à ses assassins sans armes offensives ni défensives.
Les trois jeunes gens rentrèrent dans l'église au moment de l'évangile : Julien alla s'agenouiller auprès de son frère. Les deux prêtres étaient déjà à leur poste ; François et Bernard se mirent au leur : un seul coup d'œil échangé entre les assassins leur indiqua qu'ils étaient prêts.
La messe continua ; la foule qui remplissait l'église donnait aux assassins un prétexte pour serrer de près les deux frères : d'ailleurs, ceux-ci étaient sans défiance, et se croyaient aussi en sûreté au pied de l'autel que dans leur villa de Careggi.
Le prêtre éleva l'hostie : en même temps on entendit un cri terrible. Julien, frappé par Bernard Bandini d'un coup de poignard à la poitrine, se relevait tout sanglant, et allait tomber à quelques pas au milieu de la foule épouvantée, poursuivi par ses deux assassins, dont l'un, François Pazzi, se jeta sur lui avec tant de fureur et le frappa de coups si redoublés, qu'il se blessa lui-même et s'enfonça son propre poignard dans la cuisse. Mais cet accident ne fit que redoubler sa colère ; et il frappait encore, que déjà depuis longtemps Julien n'était plus qu'un cadavre.
Laurent avait été plus heureux que son frère : lorsqu'au moment de l'élévation il avait senti une main s'appuyer sur son épaule, il s'était retourné, et avait vu briller la lame d'un poignard dans la main d'Antoine de Volterra. Par un mouvement instinctif, il s'était alors jeté de côté, de sorte que le fer qui devait lui traverser la gorge ne fit que lui effleurer le cou ; il se leva aussitôt, et, d'un seul mouvement, tirant son épée de la main droite et enveloppant son bras gauche de son manteau, il se mit en défense, en appelant à son aide ses deux écuyers. A la voix de leur maître, André et Laurent Cavalcanti s'élancèrent l'épée à la main, et les deux prêtres, voyant le danger auquel ils étaient exposés, jetèrent leurs armes et se mirent à fuir.
Au bruit que faisait Laurent en se défendant, Bernard Bandini, qui était occupé avec Julien, leva la tête et vit que la principale victime allait lui échapper : il quitta donc le mort pour le vivant, et s'élança vers l'autel ; mais il rencontra sur sa route François Novi, qui lui barrait le chemin. Une courte lutte s'engagea : François Novi tomba blessé à mort ; mais si courte qu'eût été cette lutte, elle avait suffi à Laurent pour se débarrasser de ses deux ennemis. Bernard se trouva donc seul contre trois ; François voulut accourir à son secours, mais alors seulement il s'aperçut à sa faiblesse qu'il était blessé, et se sentit près de tomber en arrivant au chœur.
Politien, qui accompagnait Laurent, profita de ce moment pour le faire entrer dans la sacristie avec les quelques amis qui s'étaient réunis autour de lui, et, malgré les efforts de Bernard et de deux ou trois autres conjurés, il en repoussa les portes de bronze et les ferma en dedans. En même temps, Antoine Ridolfi, un des jeunes gens les plus attachés à Laurent, suçait la blessure qu'il avait reçue au cou, craignant qu'elle ne fût empoisonnée, et y mettait le premier appareil, tandis que Bernard Bandini, voyant que tout était perdu, prenait par le bras François Pazzi, et l'emmenait aussi rapidement que le blessé pouvait le suivre.
Il y avait eu dans l'église un moment de tumulte facile à comprendre. L'officiant s'était enfui en voilant de son étole le Dieu que l'on rendait témoin et presque complice de pareils crimes : tous les assistants s'étaient précipités sur la place par les différentes issues de l'église, à l'exception de huit ou dix partisans des Médicis, qui s'étaient réunis dans un coin, et qui, l'épée à la main, accourant bientôt à la porte de la sacristie, appelèrent à grands cris Laurent, lui disant qu'ils répondaient de tout, et que, s'il voulait se confier à eux, ils le reconduiraient sain et sauf à son palais.
Mais Laurent n'avait point hâte de se rendre à cette invitation ; il craignait que ce ne fût une ruse de ses ennemis pour le faire retomber dans le piège auquel il venait d'échapper. Alors Sismondi della Stufa monta, par l'escalier de l'orgue, jusqu'à une fenêtre de laquelle l'œil plongeait dans l'église, et il la vit entièrement déserte ; à l'exception de la troupe d'amis qui attendait Laurent à la porte de la sacristie, et du corps de Julien, sur lequel était étendue une femme si pâle et tellement immobile, que, sans les sanglots qui s'échappaient de sa poitrine, on eût pu la prendre pour un second cadavre.
Sismondi della Stufa descendit, et informa Laurent de ce qu'il avait vu : alors celui-ci reprit courage ; il se hasarda à sortir, et ses amis, comme ils s'y étaient engagés, le reconduisirent sain et sauf à son palais de Via Larga.
Cependant, au moment de l'élévation, les cloches avaient sonné comme d'habitude ; c'était le signal attendu par ceux qui s'étaient chargés du palais. En conséquence, au premier tintement du bronze, l' archevêque Salviati entra dans la salle où était le gonfalonier, alléguant pour prétexte de sa visite qu'il avait quelque chose de secret à lui communiquer de la part du pape.
Ce gonfalonier était, comme nous l'avons dit, César Petrucci, le même qui, huit ans auparavant, étant podestat de Prato, avait été surpris dans une semblable conjuration par André Nardi. Cette première catastrophe, dont il avait failli être victime, avait laissé dans sa mémoire des traces si profondes, que depuis ce temps il était constamment sur ses gardes : aussi, quoique rien n'eût encore transpiré des événements qui se préparaient, à peine eût-il remarqué l'émotion peinte sur le visage de l'archevêque qui venait à lui, qu'au lieu de l'attendre, il s'élança vers la porte, derrière laquelle il trouva Jacques Bracciolini qui voulait lui barrer le passage ; mais Petrucci, qui réunissait à la présence d'esprit le courage et la force, le saisit aux cheveux, le renversa, et, lui mettant un genou sur la poitrine, il appela ses gardes, qui accoururent les conjurés qui accompagnaient Bracciolini voulurent le secourir, mais les gardes les repoussèrent, en tuèrent trois, et en jetèrent deux par les fenêtres : un seul se sauva en appelant du secours.
Alors ceux qui étaient dans la chancellerie comprirent que le moment était arrivé, et voulurent courir à l'aide de leur camarade ; mais la porte qu'ils avaient fermée sur eux avait un secret qui l'empêchait de se rouvrir.
Ils se trouvèrent donc prisonniers, et par conséquent dans l'impossibilité de soutenir l'archevêque. Pendant ce temps, César Petrucci avait couru à la salle où les prieurs tenaient leur audience, et, sans savoir précisément encore de quoi il s'agissait, il avait donné l'alarme : les prieurs s'étaient aussitôt réunis à lui, chacun armé de ce qu' il put trouver.
César Petrucci, en traversant la cuisine, y prit une broche, et, ayant fait entrer toute la seigneurie dans la tour, il se plaça devant la porte qu'il défendit si bien, que personne n'y pénétra.
Cependant, grâce à son costume sacré, l'archevêque avait traversé la salle où, près des cadavres de ses camarades, Bracciolini était prisonnier, et, d'un geste, il avait fait comprendre au captif qu'il allait venir à son secours. En effet, à peine eut-il paru à la porte du palais, que le reste des conjurés se joignit à lui ; mais, au moment où ils se préparaient à remonter, ils virent déboucher par la rue qui conduit au dôme une troupe de partisans des Médicis qui s'approchaient en poussant le cri ordinaire de la maison, lequel était : Palle ! Palle ! Salviati comprit qu'il s'agissait non plus d'aller secourir Bracciolini, mais de se défendre lui-même.

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